Amérique latine : résistances aux stratagèmes américains. 2/3 le Chili Le second tour sera très serré

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Les cinq élections qui viennent de se dérouler sur le sous-continent ont déjoué les calculs, et démenti les scenarii écrits à Washington, soutenus par Bruxelles et relayés depuis des mois par des médias aveuglés par leur idéologie. L’Amérique latine, qui fait preuve tant de courage que de ferveur militante, parvient à s’inscrire à contrecourant des histoires racontées et diffusées par le rouleau compresseur médiatique international. Et à écrire sa propre histoire.

Voir la partie 1/3 : Nicaragua et Argentine
A suivre : Salvador, Venezuela

Le 21 novembre 2021 ont eu lieu les élections présidentielles, législatives et sénatoriales.
Participation : 47,40 %
155 postes de députés à pourvoir
27 postes de sénateurs à pourvoir
Élus pour le second tour des présidentielles :  Jose Antonio Kast (extrême droite) avec 27,90 % des voix et Gabriel Boric (centre gauche) avec 25,80 %
Second tour : 19 décembre 2021

RAPPEL

Nous avions laissé le Chili en avril dernier, alors qu’il venait d’élire ses représentants à une nouvelle assemblée constituante. C’était un an et demi après la révolte des jeunes Chiliens contre l’augmentation du ticket de métro, véritable détonateur d’une explosion dont le feu couvait depuis des années. Car les quelques milliers de manifestants s’étaient rapidement transformés en centaines de milliers ; aux jeunes s’étaient ajoutés les moins jeunes et aux étudiants d’autres secteurs de la vie active, auxquels s’étaient joints même des retraités. Chacun voulait sa part d’égalité sociale. Les plus jeunes avaient sonné le réveil de l’ensemble de la population contre un modèle néolibéral profondément injuste.

Cette révolte avait débouché sur un référendum et l’élection d’une assemblée constituante paritaire présidée par une femme, Elisa London. Une assemblée dont la majorité est constituée de nouvelles têtes et de représentants de la société civile, les partis traditionnels de gauche comme de droite se retrouvant minoritaires. L’assemblée s’est mise au travail et a déposé juste avant l’élection présidentielle de novembre sa première copie : la liste des commissions de travail qui se dérouleront jusqu’en juillet 2022.

Les partis traditionnels, complétement dépassés depuis la révolte de 2019 et mis à l’écart lors des élections de la constituante, se sont engouffrés dans la bataille électorale présidentielle pour tenter de reprendre la main.

On pouvait donc s’attendre à un premier tour « un coup de balai ». Le candidat du néolibéralisme ne revendiquait-il pas l’héritage de Pinochet ? Eh bien non, c’est justement ce candidat (Kast) qui arrive en tête avec 27,90 %  des voix contre 25,70 %  à celui qui le talonne, Gabriel Boric candidat de la gauche modéré mais soutenu par le parti communiste.

LES RESULTATS DES PRESIDENTIELLES

Six principaux candidats en lice pour ce premier tour de l’élection présidentielle :

  • José Antonio Kast, Partido Republicano (extrême droite): 27,90 %
  • Gabriel Boric, Aprueba Dignidad (gauche) : 25,80 %
  • Franco Parisi, El Partido de la gente (Centre droit) : 12,80 %  
  • Sebastián Sichel, Chile Podemos Mas (droite): 12,79 %
  • Yasna Provoste Campillay, Nuevo pacto social (centre gauche) : 11,60 %
  • Marco Enriquez Ominami, Partido Progresista (centre gauche) : 7,60 %
  • Eduardo Artes, Union patriotique (extrême gauche) : 1,60 %

José Antonio Kast, n’est pas un inconnu : il est député depuis vingt ans, d’abord pour l’UDI, un parti conservateur fondé par des catholiques. Puis il crée en 2018 le parti républicain. Adepte de Pinochet, du Brésilien Bolsonaro et de Donald Trump, il représente une extrême droite sans complexe, à l’image des personnalités qu’il admire.

Gabriel Boric est le candidat issu d’une primaire à gauche qu’il a emporté contre le favori de sondages d’alors, Daniel Jadue , membre du parti communiste chilien et maire très apprécié. Boric est le représentant d’une gauche plus consensuelle qui ne devrait pas effrayer les pourfendeurs européens (de gauche comme de droite) de la Bolivie d’Arce, du Nicaragua de Ortega, du Cuba de Diaz Canel ou du Venezuela de Nicolas Maduro.

Franco Parisi, arrivé à la surprise générale en troisième position (et donc devant le candidat de la droite institutionnelle, n’a pas mis les pieds au Chili pendant sa campagne, qu’il a faite en vidéo conférence ou par les réseaux sociaux depuis les Etats-Unis. Il ne s’est même pas déplacé pour voter et recueille tout de même 12,80 % des voix.

Sebastian Sichel, représentant de la droite institutionnelle du président sortant Sebastian Pinera, ne figure même pas dans le tiercé gagnant et arrive en quatrième position.

LES RESULTATS DES ELECTIONS PARLEMENTAIRES ET SENATORIALES

Pas moins de treize partis avaient présenté des listes. Quatre d’entre eux n’ont obtenu aucun poste ; neuf se partagent les 155 postes en lice. Le parti de José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite arrivé en tête de la présidentielle, n’obtient que 15 députés et 1 sénateur, tandis que Aprueba Dignidad, le parti de Gabriel Boric arrivé en seconde position, obtient 37 députés et 8 sénateurs.

Quel que soit le candidat qui devient président, de Boric ou de Kast, il devra trouver des consensus au sein des assemblées qui ne sont acquises à aucun des deux candidats.

Trois autres partis obtiennent 15 députés ou plus : la coalition de centre droit Chile Podemos mas avec 53 députés et 12 sénateurs ; puis Nuevo Pacto social (centre gauche) avec 37 députés et 8 sénateurs ; enfin Frente social cristiano avec 15 députés et 1 sénateur. Les autres partis rassemblent à eux quatre 13 députés et 2 sénateurs.

ANALYSE PAR LUIS

Luis , qui nous avait déjà présenté l’évolution politique de son pays (Chili : la revanche de Salvador Allende) a répondu à quelques questions.

Que veulent dire ces résultats ? Ceux de l’élection constituante indiquaient une vraie rupture avec les partis traditionnels et les adeptes du néolibéralisme. Est-il surprenant que le candidat de l’extrême droite adepte de Pinochet arrive en tête ?

Il faut effectivement remonter à octobre 2019, date de la rébellion de la jeunesse chilienne contre l’augmentation du ticket de métro. C’est l’étincelle qui a tout déclenché et qui a ensuite permis à tous les secteurs d’activités du pays et à toutes les tranches d’âge, jusqu’aux retraités, de se mobiliser. Le libéralisme économique qui berce notre pays depuis l’ère Pinochet était enfin remis en cause. Les manifestants dénonçaient l’injustice sociale et réclamaient des services publics gratuits, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la sécurité et des transports, sans oublier les revendications sur les retraites.

Que voulait dire cette rébellion ?  Nous en avons assez de ce système par trop inégalitaire, nous voulons repartir sur d’autres bases. Cette explosion de colère et de rage accumulées depuis des années a surpris par sa force tous les secteurs de la vie politique, de gauche comme de droite, mais aussi les analystes, les politologues… Personne n’avait rien vu venir. Pire encore : durant cette période, les responsables politiques semblaient complétement déconnectés de ce qui se passait sur le terrain. Ce mouvement a tout de même conduit à ce que 80 % des Chiliens se déplacent pour aller voter pour l’assemblée constituante.

Mais comment est-il possible que le candidat d’extrême droite arrive en tête ?

Les Chiliens partageaient en majorité les revendications exprimées, qui leur semblaient légitimes, mais beaucoup n’ont pas du tout apprécié les désordres qui s’en sont ensuivis, les voitures brulées, les magasins saccagés, les pillages… Pour eux, ce n’était pas possible que le Chili donne cette image, contraire à l’ordre auxquels ils sont habitués. De plus un autre grave problème est venu se greffer à ces désordres, celui des bandes. Les délinquants et autres trafiquants de drogues qui opèrent dans les quartiers en ont profité pour étendre leur pression sur les zones qu’ils voulaient contrôler, et on les voyait œuvrer sans problème alors que les forces de l’ordre étaient occupés ailleurs.

Les Chiliens, oui, ont appuyé très largement les revendications de justice sociale des manifestants, mais ils ont tout autant condamné les violences, les dégradations et la montée en puissance des trafiquants de drogue dans les quartiers.

D’autant que ces violences étaient amplifiées par les médias qui en passaient les images en boucle.

En fait, tout ceci a servi de terreau avant la campagne présidentielle pour mieux enraciner le candidat positionné sur le terrain de l’ordre, de la sécurité et contre l’immigration. D’autant que sur les six candidats, Antonio Kast était un seul qui se présentait sur ce registre. Il n’était pourtant pas, au début de la campagne, le mieux placé dans les sondages. Mais les autres concurrents, et notamment Gabriel Boric qui a longtemps fait la course en tête, n’abordaient pas le sujet. Restés en retrait au moment de la rébellion de fin 2019, ils se focalisaient sur les mesures économiques et sociales qui avaient été revendiquées, pendant que Kast refaisait peu à peu son retard dans les sondages et remontait les places une à une.

Antonio Kast doit il sa première place au premier tour à son seul programme ou à sa personnalité ?

Il ne faut pas croire qu’après les manifestations d’octobre 2019, les forces de droite, qui règnent sur le pays depuis des décennies, se soient évaporées. Elles sont très fortes ici, politiquement, idéologiquement, mais aussi au niveau de l’organisation : le patronat est avec elles, elles ont le pouvoir de l’argent, l’église catholique et les évangélistes les ont toujours soutenues, et bien sur les médias.

Elles ont donc eu les moyens, grâce à ce contrôle sur les médias, de transformer une rébellion sociale contre le modèle néolibéral (imposé par la force avec l’arrivée de la dictature de Pinochet) en une expression de désordre, d’anarchie, de violence gratuite et de criminalité. Les médias ont par exemple oublié volontairement de revenir sur les exactions de la police à ce moment-là, par exemple les nombreux cas de viols commis par les forces de l’ordre, dans et en dehors des commissariats…

En revanche les médias n’ont pas manqué de dénoncer le soutien du parti communiste chilien à Daniel Ortega au Nicaragua ou à Nicolas Maduro du Venezuela, dans l’espoir de nuire à la candidature de Gabriel Boric que le parti communiste chilien soutenait. C’était une sorte de mise en garde implicite : « attention, peuple chilien, si vous votez Boric, c’est l’enfer du socialisme qui vous attend, celui qui liquide l’économie et met en prison les opposants ».

Ce discours, vous le savez, trouve toujours un certain écho, et pas seulement en Amérique latine. Je lis régulièrement la presse espagnole et je vois que le parti populaire et le parti socialiste espagnols jouent de cela et se servent de l’actualité politique venue d’Amérique latine à des fins de politique intérieure. Le Nicaragua, Cuba, le Venezuela, la Bolivie donnent lieu à d’importantes passe d’armes entre les partis politiques espagnols au nom des libertés ou des droits de l’homme.

En fait ils ne connaissent pas vraiment la situation et ne font que relayer des caricatures lancées par la machine médiatique internationale. C’est ainsi que Boric a remporté une primaire qui, justement, a écarté le candidat du parti communiste jugé trop radical et choisi un candidat plus lisse.

Le poids de l’argent, l’importante d’une organisation militante, la certitude d’être très proche des forces de l’ordre, et enfin le contrôle des médias : voilà ce qui constitue le noyau dur de la droite au Chili, et a contribué à ce qu’un Kast arrive en tête.

Peut-il l’emporter au second tour le 19 décembre ?

En fait, la question qui se pose pour nous, les Chiliens, c’est de savoir quel sera celui des deux candidats le plus en harmonie avec la nouvelle constitution qui est en train d’être rédigée et qui rendra sa copie en mai 2022.

Tous les observateurs indiquent que le second tour sera serré. Si l’on regarde la carte électorale, on s’aperçoit que l’histoire se répète car les zones traditionnellement à gauche ou à droite sont les mêmes que lors des précédentes élections.

Pour rappel les sept commissions de travail aujourd’hui définies pour travailler à cette constitution sont les suivantes :

  • Système politique – gouvernement, pouvoir législatif et système électoral
  • Principes constitutionnels – Démocratie – Égalité
  • Quel Etat ? Décentralisation – Egalité
  • Droits fondamentaux
  • Environnement – Droits de la nature-et modèle économique
  • Quelle justice ? Organe autonome de contrôle et réforme constitutionnelle
  • Système de connaissance, sciences et technologies, Culture, Art et patrimoine

Si l’on s’en tient au vote qui a eu lieu pour la constituante, avec une participation de 80 % , n’oublions pas que la majorité écrasante des élus refuse le néolibéralisme et les partis institutionnels… c’est à dire tout ce que représente Kast.

Je pense donc que Boric devrait pouvoir être élu, s’il parvient à mobiliser les quartiers défavorisés et les jeunes qui s’étaient sentis concernés pour le vote de la constituante mais ne se sont pas déplacés pour la présidentielle.

Mais la machine néolibérale nationale (et internationale) dispose d’une puissance médiatique extraordinaire. Elle va jouer la carte Kast à fond, et on le sait, tous les coups seront permis.

Rendez-vous le 19 décembre !