Depuis 9 mois déjà, des centaines de milliers d’Israéliens se mobilisent chaque samedi soir, et parfois exceptionnellement d’autres jours de la semaine lorsque la situation l’exige. Ils s’opposent à la réforme de la Cour suprême que tente d’imposer le gouvernement de droite et d’extrême-droite de Netanyahu. Rien ne semble entamer ce mouvement populaire, ni les attentats terroristes comme en août à Tel-Aviv ou ailleurs, ni les missiles venant de Gaza comme en mai dernier, ni même la simple lassitude du temps qui passe.
Pourtant le sujet de mobilisation, à savoir la remise en cause par le gouvernement de la juridiction suprême, ne touche pas directement la vie matérielle du simple citoyen, ni son existence quotidienne, ni son portefeuille ou encore sa retraite par exemple. C’est une mobilisation politique au vrai sens du terme. Pour comparer avec notre pays, le dernier mouvement strictement politique pour défendre une institution a eu lieu en France contre l’avènement de la constitution de la Ve République… en 1958, il y a 65 ans.
Le résultat catastrophique d’une énième élection législative
Suite aux élections législatives du 1er novembre 2022, la cinquième en moins de 4 ans, Netanyahu a réussi à constituer à l’Assemblée nationale (en hébreu Knesset) un bloc majoritaire de 64 députés sur 120. En fait, le déplacement de voix fut infime, quelque 13 000 citoyens seulement ayant changé leur vote par rapport à la dernière élection un an auparavant. Cette courte victoire électorale fut le résultat, en grande partie, de l’échec de deux partis de gauche à franchir le seuil de représentativité parlementaire fixé à 3,25 %. Le parti d’extrême-gauche Meretz n’a obtenu que 3,19 % et le parti arabe Balad 2,91 %. Cet échec tactique, car il y aurait pu avoir une union de gauche et une union des listes arabes, s’est révélé catastrophique. En effet, ces voix furent définitivement perdues : ainsi Netanyahu put constituer sa courte majorité avec les partis religieux traditionalistes et antisionistes, mais surtout avec l’extrême-droite du parti sioniste religieux qui, avec ses 10,81 %, a pu disposer de 14 députés à la Knesset. Cette alliance de la droite classique avec l’extrême-droite fut ressentie comme un choc inédit : jamais en Israël, une alliance politique de cet ordre n’avait existé.
Même pendant les 12 ans du règne de Bibi (diminutif de Benyamin Netanyahu) il n’exista qu’une seule forme d’alliance, celle de la droite classique avec des formations politiques du centre. Le fait de s’acoquiner avec les suprémacistes juifs du parti sioniste religieux, qui détenaient la clé de la majorité, ne fut pas sans conséquence. Les deux leaders d’extrême-droite Smotrich et Ben Gvir exercèrent un véritable chantage pour imposer un « vrai programme de droite pour un vrai gouvernement de droite »… En fait, un programme qui rompait avec les principes fondamentaux de la démocratie. Mais pour parvenir à cette fin, il faut d’abord détruire le rempart protecteur que constitue la Cour suprême. Pour différentes raisons, celle-ci peut invalider des lois votées à la Knesset et empêcher la nomination de ministres et de directeurs centraux aux motifs de non-compatibilité avec les fondements de la démocratie, ou encore de « raisonnabilité », c’est-à-dire non conforme avec l’éthique tout court. Une destitution peut être prononcée à l’encontre d’un ministre tout juste nommé qui a été condamné en justice pour corruption, comme ce fut le cas pour le chef du parti religieux Shas, Aryé Deri, au début de cette année.
Alors que pendant 12 ans, Bibi n’avait jamais remis en cause les prérogatives de la Cour suprême, il accepta cette fois-ci de briser la plus haute juridiction du pays sous la poussée de la droite de son parti, le Likoud, et de l’extrême-droite. Il est possible que ses trois inculpations pour corruption aient aussi joué un rôle dans cette décision de passer à l’attaque. Il faut dire qu’un ancien Premier ministre et un ancien Président de la République israéliens sont dernièrement passés par la case prison durant plusieurs années, habillés d’une seyante combinaison orange, l’un pour corruption et l’autre pour viol ! Bibi voulait certainement éviter cette triste fin de carrière politique. Ainsi début 2023, un vaste projet de refonte de la justice fut mis en place par le pouvoir exécutif.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Dès janvier, une mobilisation se mit en place : d’abord ils furent quelques milliers, puis dès fin janvier des dizaines de milliers. En février, le cap des 100 000 manifestants se rendant chaque samedi soir avenue Kaplan devant le siège de l’état-major de l’armée (en hébreu acronyme Tsahal pour « armée de défense d’Israël ») fut atteint à Tel-Aviv. Le mouvement a remporté une victoire momentanée en mars à la suite de la tentative d’éviction du ministre de la Défense Gallant, qui appartient à l’aile modérée du Likoud, prête à des compromis avec l’opposition. Face à la mobilisation qui s’est répandue comme une traînée de poudre, provoquant le blocage du pays et une grève générale décrétée par le syndicat unique, la Histadrout, Bibi a reculé, réintégrant son ministre et décrétant une trêve de trois mois sur le sujet judiciaire. ReSPUBLICA en avait rendu compte à l’époque(1)Voir notre précédent article.. En fait, Netanyahu tablait sur le fait que l’intensité du mouvement allait diminuer, mais il n’en fut rien, car le Premier ministre est connu pour être le « super menteur » d’Israël. Tous les samedis, les manifestations continuèrent de plus belle. Profitant tactiquement de l’été et des séjours à l’étranger de bon nombre de Tel-Aviviens, Bibi repassa à l’offensive fin juillet. Malgré une mobilisation inédite pour la saison, les centaines de milliers de manifestants ne purent empêcher que la Knesset, par 64 voix, supprime la clause de « raisonnabilité » dans les jugements de la Cour suprême. Cette fois-ci, le syndicat Histadrout resta passif et l’aile modérée du Likoud autour du ministre Gallant vota la proposition de loi du gouvernement. Incontestablement, il s’agit d’une défaite partielle pour l’opposition. Mais les jeux ne sont pas faits, loin de là.
Car la Cour suprême a décidé de se réunir au grand complet le 12 septembre prochain pour juger si cette remise en cause de ses prérogatives est compatible avec les principes démocratiques fondateurs de l’État d’Israël. Il n’est donc pas impossible que le 12 septembre prochain, nous assistions à une situation stupéfiante se traduisant par un blocage politique complet. Le ministre Gallant et ses soutiens de la droite modérée ont déjà annoncé qu’ils respecteront le jugement de la Cour suprême. Donc aujourd’hui, rien n’est perdu. Car un autre sujet reste sur la table, celui de la désignation des membres de cette dite Cour suprême. En effet, Netanyahu a réaffirmé sa volonté de changer le mode de désignation des juges. Il a également déclaré aux médias américains qu’il en resterait là et que les autres pans de la réforme de la justice seront suspendus définitivement. Supermenteur ? Au mois de septembre, période durant laquelle la Knesset est en vacances pour cause de fêtes juives, le rapport de force n’est pas si défavorable que cela au mouvement civique. Car le gouvernement composite de Bibi semble aller à hue et à dia. Les rapports entre l’aile modérée et l’extrême-droite se sont tendus cet été… pratiquement jusqu’au point de rupture : Gallant accusant l’extrémisme Ben Gvir de vouloir constituer une milice privée avec la création hypothétique d’une « garde nationale ». Visiblement, Tsahal ne veut pas de cette milice prétorienne aux ordres des suprémacistes.
Rien n’est donc joué pour l’instant, et la mobilisation doit encore se renforcer pour vaincre, en s’élargissant, et en trouvant de nouveaux alliés en Israël, mais aussi à l’étranger et particulièrement aux États-Unis.
Les raisons d’une conscience politique de masse
Outre ses conséquences locales et régionales, ce mouvement est important à prendre en compte pour tous les progressistes, en particulier en Europe ou en Amérique du Nord. En effet, c’est à ce jour la première mobilisation massive à déferler contre un gouvernement d’alliance droite-extrême droite. Ni en Hongrie, ni en Pologne ou tout dernièrement en Italie, l’avènement d’une « extrême-droitisation » du pouvoir gouvernemental n’a donné lieu à une riposte populaire d’ampleur et pérenne dans le temps. Même si les conditions concrètes israéliennes sont spécifiques, certaines leçons peuvent être tirées pour le mouvement social au niveau international.
Abordons tout d’abord les aspects spécifiques de la situation israélienne. Depuis 75 ans, les habitants de ce pays ne peuvent « ignorer » la chose politique. L’état de guerre permanent, le service militaire de 3 ans pour les hommes et de 2 ans pour les femmes, l’acte volontaire d’immigration en Israël (alyah en hébreu) pour beaucoup de nouveaux citoyens depuis trois quarts de siècle, tous ces éléments limitent en partie une « passivité civique », qui s’est progressivement installée dans tous les pays occidentaux et que hélas nous connaissons bien en France. Pour le meilleur ou pour le pire, la politique s’impose à tous et oriente la vie des Israéliens.
Deuxième élément spécifique, Israël n’appartient à aucun ensemble politique supranational ou à une quelconque alliance politico-militaire contraignante (du type OTAN). Sa monnaie est nationale et l’ensemble de sa politique économique, financière et monétaire est décidé par un parlement qui a théoriquement « tous les pouvoirs ». Ainsi, les Israéliens peuvent avoir l’impression, d’ailleurs parfois trompeuse, d’être maîtres de leur sort.
Troisième élément d’originalité, le système institutionnel est très simple, peut-être trop simpliste diront certains commentateurs, et par là même compréhensible par tous. Pas de constitution, un parlement unique (la Knesset en hébreu) avec des députés élus à la proportionnelle sur liste bloquée avec une seule circonscription. Pas de Conseil d’État, de Conseil constitutionnel. La seule institution qui limite le pouvoir de l’Assemblée législative est justement la Cour Suprême. Tous ces éléments relient sans fusibles ou régulateurs le simple citoyen au pouvoir politique législatif et exécutif. D’ailleurs, le taux de participation électorale est très élevé, sachant que seuls les électeurs présents en Israël le jour du vote peuvent voter et qu’il n’y a pas de citoyens « absents » des listes électorales comme c’est le cas en France pour 5 à 6 millions de Français majeurs.
Enfin, le mouvement qui rassemble chaque samedi soir à Tel-Aviv entre 100 à 200 000 personnes pour un pays de 9 millions d’habitants, est aussi l’expression d’une sorte de révolte urbaine d’une mégalopole en surchauffe permanente, Tel-Aviv et sa région, dopés par l’industrie high-tech. Certes, des manifestations mobilisent du monde également dans d’autres villes d’Israël, comme à Haïfa ou à Beer Sheva par exemple. Mais c’est Tel-Aviv qui mène la danse incontestablement.
Une mobilisation patriotique, démocratique, large, unitaire et festive
La première impression donnée par le mouvement et les manifestations, c’est son incroyable dynamisme. Cortèges festifs, fanfares en tête, groupes chorégraphiques, déguisements, tout incite à « venir à la manif », certes par devoir civique, mais aussi pour le plaisir. Il faut dire que la violence est quasi absente. Certes, quelques échauffourées ont eu lieu, en particulier lors de blocages d’autoroutes, mais les blessés graves se comptent en 9 mois d’action sur les doigts d’une seule main. Cette situation globalement pacifique incite les familles parfois avec bébés à participer, ainsi que des seniors ou des vétérans de la guerre des Six Jours en 1967 ou de celle de Kippour en 1973, présents quasiment à tous les rassemblements. Les cortèges bigarrés sont intergénérationnels et regroupent tous les genres, avec une forte présence en particulier dans l’animation des groupes LGBT. Depuis janvier, la contestation civique est aussi une fête. Ce point explique aussi en partie la résilience du mouvement depuis presque 40 semaines.
Pour en arriver là, c’est-à-dire à être extrêmement massive, la mobilisation a surtout su éviter les pièges et ne s’est pas laissée enfermer dans des postures minoritaires. Dès les prémisses du mouvement début janvier, Netanyahu et son gouvernement droite-extrême droite se sont répandus dans tous les médias pour dénoncer une soi-disant agitation contestataire menée par des bobos gauchistes athées et des LGBT Tel-Aviviens, sans l’ombre d’une conscience nationale. Cette chausse-trape propagandiste était d’un danger extrême, car le mouvement n’aurait pris aucune ampleur s’il avait accepté tacitement cette caractérisation minoritaire. La décision d’inonder les cortèges de drapeaux israéliens fut prise dès le troisième rassemblement à la fin janvier. Bien sûr, des drapeaux rouges, arc-en-ciel des LGBT ou même palestiniens étaient présents en nombre, mais tout de même un peu « noyés » par l’étendard national répliqué à des dizaines de milliers d’exemplaires. Le drapeau qui rassemble les foules est un point important quel que soit le pays, et nous avons vu en France la gêne d’une partie de la gauche devant les drapeaux tricolores agités par des Gilets jaunes. Cette incompréhension a limité certainement la dynamique de mobilisation des ronds-points il y a cinq ans dans l’Hexagone.
Deuxième piège qui fut évité : l’attitude adoptée par le mouvement civique par rapport à Tsahal. L’armée israélienne est une armée de conscrits et de réservistes, les hommes étant requis pour des périodes de plusieurs semaines par an jusqu’à la cinquantaine. Or, cette armée est peut-être l’institution la moins « religieuse » d’un pays qui, rappelons-le, n’est pas laïque. C’est la conséquence d’une disjonction entre l’appartenance à la religion juive qui, d’après la loi rabbinique, se transmet par la mère, et le fait d’être éligible à « l’alyah » où un seul grand-parent suffit pour demander la nationalité israélienne. Aussi se retrouve dans l’armée l’ensemble des citoyens, juifs et non-juifs. Par ailleurs, certaines communautés sont incorporées comme par exemple les Druzes ou certaines tribus bédouines ou encore des Arabes chrétiens ou musulmans volontaires, bien que ces deux communautés arabes ne soient pas astreintes au service militaire. Bref, depuis 75 ans, Tsahal apparaît comme un creuset national.
Le mouvement civique a très rapidement compris qu’il fallait s’appuyer sur cette institution pour modifier le rapport de force. D’autant que le gouvernement droite-extrême droite comporte une fraction religieuse non sioniste : les jeunes étudiants des écoles religieuses sont exemptés du service militaire, comme la communauté arabe. Ainsi, sur les 64 députés de la majorité de Netanyahu, 43 d’entre eux avaient échappé au service !… Ce qui relativise leurs grandiloquentes déclarations nationalistes. Donc, l’armée est devenue un élément moteur de la contestation, en particulier par le refus d’effectuer les « périodes de réserve ». Cela pose un problème réel de sécurité, en particulier pour l’armée de l’air où les « réservistes » ont une importance cruciale. Ainsi, des milliers de réservistes ont signé des lettres ouvertes déclarant qu’ils étaient prêts à défendre au risque de leur vie une démocratie, mais pas une dictature ou même comme on dit aujourd’hui une « démocrature ».
Les points faibles que le mouvement doit surmonter
Mais restons réalistes, il y a bien sûr des ombres au tableau. Le mouvement civique peine à intégrer en son sein trois communautés représentant la majorité du pays : par ordre croissant d’importance numérique, les immigrés légaux, la communauté arabe israélienne et enfin les couches populaires juives souvent d’origine du Maghreb ou orientale (en hébreu séfarades et mizrahi).
La plus petite communauté est celle des immigrés non juifs, originaires pour la plupart de la corne de l’Afrique et du Soudan. Vers 2015, une vague humaine est entrée en Israël par la frontière entre le Néguev et le Sinaï. Peut-être 150 000 personnes, en majorité des jeunes hommes, ont réussi à entrer après un voyage « de tous les dangers ». C’est comme si en un trimestre entraient brusquement dans l’Hexagone plus d’un million d’immigrés illégaux. À l’époque, Netanyahu voulut les expulser… et c’est justement la Cour suprême qui a refusé cette expulsion arguant du fait que ces immigrés n’étaient pas responsables du manque d’étanchéité de la frontière, mais que c’était une faute de Tsahal… donc de l’État d’Israël. En conséquence, les immigrés ont pu rester et travailler légalement, et cela à titre définitif. Ces immigrés africains doivent tout à la Cour suprême et leur sort futur dépend de son maintien. Or, ils ne participent pas aux cortèges. Le manque d’organisation de cette communauté d’immigrés y est certainement pour beaucoup. C’est au mouvement civique de jeter des ponts, en particulier dans les quartiers populaires de Tel-Aviv comme Shapira ou Hatikva où ces Africains résident.
Deuxième communauté sous représentée, les Arabes israéliens. Ceux-ci également doivent beaucoup à la Cour suprême qui statue souvent en leur faveur, en particulier dans des affaires de discrimination, dans les traitements qui leur sont réservés dans les administrations, dans les embauches ou encore pour le respect des droits religieux. Les partis arabes ne s’y sont pas trompés, en particulier le Parti communiste israélien (noyau de l’alliance électorale Hadash), composé pour la plupart d’Arabes israéliens, et ont appelé à participer en masse à la mobilisation et aux manifestations. Mais leur présence reste tout de même faible dans les cortèges et les villes arabes de haute Galilée ne sont pas au rendez-vous des manifestations du samedi soir. La raison en est l’extériorité bien compréhensible de cette communauté par rapport à l’État d’Israël. Bien que les choses aient évolué dans le sens de l’intégration depuis une quinzaine d’années, principalement par la participation aux élections avec la diminution régulière du taux d’abstention dans les villages et villes arabes, beaucoup reste à faire pour que ces quelque 20 % de la population représentent effectivement 20 % des manifestants.
Troisième et dernière communauté sous représentée, les juifs des milieux populaires souvent d’origine séfarade et mizrahi. Il faut dire que c’est le cœur de l’électorat de droite et d’extrême-droite. Historiquement, la droite a rallié les juifs maghrébins ou orientaux qui se sentaient, souvent à juste titre, comme une population de second ordre par rapport aux ashkénazes tenant le pouvoir travailliste, le syndicat Histadrout et l’ensemble des institutions. Mais à ce phénomène s’est surajoutée la droitisation dite « populiste », un peu à la mode américaine du trumpisme. Cela est d’autant plus important que ces populations juives ont été expulsées et totalement spoliées des pays arabes nouvellement indépendants dans les années 1950 ou 1960, alors même qu’elles y résidaient avant même l’arrivée des Arabes entre le VIIIe et le Xe siècle. Le ressentiment est donc fort et les nationalistes radicaux, voire les suprémacistes, surfent sur cette vague d’hostilité historique. Que peut faire le mouvement civique pour raccrocher cette communauté ? Ce n’est pas simple, car les origines du divorce avec le camp progressiste sont anciennes et presque structurelles.
Il faut bien dire que le combat civique n’a pas intégré le combat social, une erreur certainement. Le programme social des partis de gauche a trop souvent laissé place au « combat sociétal », parfois à connotation wokiste. Le mouvement en paye aujourd’hui les conséquences. Les manifestations regroupent principalement les classes moyennes et attirent beaucoup moins les classes populaires. Quelques tentatives ont eu lieu en direction des quartiers populaires en particulier religieux comme Bnei Brak dans la banlieue de Tel-Aviv, mais sans succès réel. Il est clair que la mobilisation civique doit intégrer au plus vite la thématique de la « justice sociale », comme lors du « mouvement des tentes » contre le coût du logement au début des années 2010.
La question palestinienne et le mouvement civique
Comme nous le disions au début de cet article, le mouvement civique en Israël est profondément patriotique… mais il n’est pas nationaliste et totalement opposé aux suprémacistes juifs qui résident pour la plupart en Cisjordanie. Clairement, le mouvement a dénoncé les « pogroms » organisés par certains habitants des implantations contre des villages palestiniens. Cette dénonciation était d’ailleurs le mot d’ordre de la banderole de tête des manifestations à Tel-Aviv en mars et avril derniers. Car être un patriote conséquent pour un Israélien, c’est agir pour la pérennité de la nation juive. Or il est évident qu’Israël ne peut perdurer que si et seulement si elle s’intègre à terme en harmonie à l’espace régional, c’est-à-dire être en paix avec les pays arabes d’une part, et d’autre part cohabiter avec un État palestinien avec certainement une recomposition régionale impliquant la Jordanie.
Cet espoir d’avenir pacifique est parfaitement contradictoire avec les menées des suprémacistes qui ne visent qu’à la guerre ethnique et à l’expulsion des Palestiniens de Cisjordanie. Nous assistons donc à un renouveau d’une action de masse en faveur d’un règlement pacifique du conflit. Cela ne s’était pas vu depuis le milieu des années 70 avec le mouvement « La paix maintenant » (en hébreu Shalom Archav). Bien sûr, la question essentielle demeure la même : est-ce que cette mobilisation civique peut impliquer une accélération du processus de paix ? À court terme, ce n’est pas évident, car pour faire la paix, il faut être deux. Or le mouvement palestinien est aujourd’hui dominé de la tête et des épaules par les mouvements islamistes financés par les états sunnites du Golfe ou par l’Iran. L’OLP et l’Autorité palestinienne, traditionnellement plus « laïques », sont marginalisées et déconsidérées par les masses palestiniennes tant leur corruption est patente. Mais à moyen terme, et si l’hégémonie de l’islamisme est sur le déclin, ce qui est possible ou plausible, des « graines de paix » sont peut-être en train d’être semées. Ce qui est par contre absolument certain, c’est que si par malheur le mouvement civique est défait, aucune chance ne restera pour une issue pacifique… et cela pour un très long moment !
La lutte continue !
Voilà où nous en sommes en ce début septembre. La prochaine étape cruciale est la convocation de l’assemblée plénière de la Cour suprême le 12 de ce mois. Elle doit décider si la loi sur la « raisonnabilité » votée en juillet par la Knesset avec 64 voix est compatible ou non avec les règles démocratiques de l’État d’Israël. Cette journée s’annonce historique puisque le mouvement civique appelle à un blocage total du pays et à une démonstration de force maximum dans la rue. Si la Cour suprême abroge la loi, nous entrerions dans ce cas en « terre inconnue » sur le plan politique, puisque deux légitimités se feraient face de front, celle de la plus haute autorité judiciaire du pays et celle de la majorité parlementaire de la Knesset. L’automne risque d’être chaud à Tel-Aviv !
Notes de bas de page
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