La Cour des comptes, qui s’y connaît en recherche scientifique, vient dans son rapport d’octobre 2021 de proposer de « nouvelles orientations » pour l’organisation des universités et des organismes de recherche. Elle ne propose rien moins que la disparition des organismes, le reversement de leurs personnels dans les universités et la fusion des organismes avec l’ANR (Agence Nationale de la Recherche fonctionnant sur projet à court terme). C’est une idée très originale et forte, mais rappelons quelques faits concernant l’organisation de la recherche française, associée à une ambition démocratique et républicaine.
Le CNRS et le Comité national de la recherche scientifique : histoire, création et orientations générales
Tout d’abord ces attaques sont récurrentes, même si elles sont de plus en plus précises. On se souvient des « chercheurs en chaise longue » d’Alice Saunier-Seité, de « la lumière et du chauffage » de Nicolas Sarkozy. À notre connaissance, aucun autre pays, sauf peut-être l’Italie, avec le CNR crée dans les années 1930, n’attaque ni ne déstabilise en permanence son système d’enseignement supérieur et de recherche comme le fait notre classe dirigeante.
Le CNRS a été créé après de nombreuses discussions, hésitations et oppositions, sous l’impulsion de Jean Perrin et de Jean Zay. Le décret de création du CNRS est signé le 19 octobre 1939 (Journal officiel du 24 octobre). Cependant, quoique le CNRS ait poursuivi difficilement sa vie pendant l’occupation sous la présidence de Charles Jacob, c’est Frédéric Joliot qui en assure la refondation après la guerre. Nommé dès le 20 août 1944, il est définitivement confirmé dans ses fonctions le 9 septembre 1944. Il fixe alors les grandes orientations du nouvel organisme : la coordination et l’unification de la recherche ; « la force recherche scientifique » pour l’indépendance nationale ; l’indépendance républicaine de la recherche ; le renouveau des hommes et des pratiques ; la création d’un enseignement préparatoire à la recherche (ce dernier point ne sera jamais mis en œuvre). Cependant, c’est de Gaulle au début des années 1960, qui a véritablement donné les moyens d’exister au CNRS, mais aussi à l’Université, au nom, comme cela était déjà le cas pour Frédéric Joliot, de la « grandeur de la France ».
Mais force est de constater que le CNRS gène pour plusieurs raisons, dont deux principales qui illustrent en outre la confusion plus ou moins entretenue dans laquelle sont tombées les instances par lesquelles se construit la politique scientifique : i) la liberté accordée aux chercheurs de définir leurs axes de recherche ; ii) la structure collective (parlement de la science), en droit extérieure au CNRS, et qui en assure la coordination scientifique, le Comité National de la Recherche Scientifique.
Ces deux raisons, suscitant l’irritation de certains, trouvent leur origine dans l’ordonnance n° 45-2632 du 2 novembre 1945 réorganisant le CNRS ( Journal officiel du 3 novembre 1945 p. 7192-7194). Pour comprendre la nouveauté contenue dans cette ordonnance, que chacun d’ailleurs devrait relire pour comprendre ce qu’était le CNRS dans l’esprit de ses refondateurs d’après-guerre, il suffit de parcourir « l’exposé des motifs ». On mesurera alors l’écart avec ce que sont devenus aujourd’hui le CNRS et le Comité national de la recherche scientifique. D’entrée de jeu, ou presque, le long développement consacré à « l’Exposé des motifs » souligne qu’ « en ce qui concerne le fonctionnement du Centre, la présente ordonnance tend à associer étroitement à la vie de l’établissement les savants et les chercheurs les plus représentatifs de la science française. La réunion de ces personnalités constituera un Comité national de la recherche scientifique, divisé en sections (…) . Le Comité national aura pour mission essentielle de définir en session plénière la ligne générale des recherches et les méthodes de travail. À chaque section incombera la tâche d’orienter et de développer les recherches relevant de sa compétence ».
Ainsi les savants et les chercheurs, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté scientifique, et non ceux du seul CNRS, réunis en « session plénière » sont collégialement responsables de « la ligne générale des recherches et des méthodes de travail ». Cette perspective, qui fixe le cadre de ce qu’on a appelé, avec Frédéric Joliot, la République de la recherche, est confirmée par le rôle attribué au Comité national : « Ainsi, le Comité national ne sera pas un organisme purement consultatif, mais constituera une assemblée délibérante et agissante qui assumera de véritables responsabilités et participera effectivement par l’intermédiaire de ses sections et de commissions composées de membres de diverses sections à la réalisation des programmes généraux élaborés en séance plénière ».
Le Comité national, qui n’est pas une simple instance du CNRS, mais une assemblée représentative de l’ensemble des « savants » et des chercheurs du pays, se voit doté par l’ordonnance d’un rôle délibérant. Nous sommes très loin aujourd’hui de cette conception démocratique et républicaine de la vie scientifique, qui a été quasiment vidée de son sens, où le Comité national n’a au mieux qu’un rôle consultatif sur le plan des décisions portant sur la politique scientifique du pays. En cela la vie des organismes de recherche témoigne de la mainmise politique et autoritaire sur leur fonctionnement et sur la réduction considérable de la recherche libre et non orientée, c’est-à-dire sans être assujetti à des projets formatés. On n’a pas inventé le laser en lançant un programme de recherche pour améliorer la bougie, mais en développant de nouvelles théories physiques sur le long terme !
La déconstruction des 20 dernières années
Nous venons de mettre en place le cadre général qui fixe les enjeux de la critique vis-à-vis du CNRS, mais plus encore de l’esprit républicain et collégial du Comité national de la recherche scientifique. Il convient maintenant de revenir plus précisément sur l’actualité. Que s’est-il passé au cours de ces 20 dernières années ? Sous Chirac et Sarkozy, mais également malgré toutes les déclarations et promesses, sous Hollande. Nous avons connu une avalanche de réformes qui ont déstabilisé notre système, fait perdre un temps considérable à la communauté scientifique et sont en grande partie responsables du découragement actuel de nos collègues et du décrochage de la recherche française. Si la création de l’Agence National de la Recherche (ANR) a été emblématique et très contestée, c’est l’initiative d’excellence/investissements d’avenir/PIA qui a complètement détruit notre système.
La formation d’entités monstrueuses, la rupture de solidarités historiques, notamment à Paris, la nécessité d’un volume d’heures déraisonnable de réunions, la constitution d’un ensemble inextricable de directions multiples conduisant à des absurdités, des compétitions à tous les niveaux : individus, laboratoires, universités … ainsi que des attributions basées sur la docilité plutôt que sur la science. Toutes choses, en particulier l’inutile concurrence, qu’on ne doit pas confondre avec l’émulation, que l’ordonnance de 1945 voulait éviter par la création du Comité national de la recherche scientifique. D’ailleurs c’est bien à la communauté scientifique que l’on revient lorsque le besoin s’en fait sentir ; mais elle n’est plus délibérante comme en témoigne la convocation des assises de 2012.
Ces assises de la recherche, après consultation de l’ensemble de la communauté scientifique, des collectivités locales, des industriels, des sociétés savantes, des syndicats, etc., avaient formulé des recommandations en phase avec la communauté scientifique dont le rapporteur général Vincent Berger s’était fait l’écho lors de la séance plénière de restitution. Dans ce domaine comme dans d’autres, François Hollande a non seulement poursuivi, mais renforcé la politique désastreuse menée par son prédécesseur.
Si l’on veut mieux comprendre ce qui se passe, revenons à nouveau vers l’histoire afin de bien préciser le contexte de création du CNRS dont nous avons déjà fixé les enjeux épistémologiques. Et le sens de sa création. Entre 1870 et 1920, de nombreux intellectuels ont dénoncé l’état indigne de la science française. Louis Pasteur écrit en 1871 à propos de la défaite contre la Prusse: “la faiblesse de notre organisation scientifique est la cause des malheurs de la patrie”. La une du « Petit Journal » titre dans les années 1920 : « La grande misère de nos laboratoires ». La dénonciation de l’indigence de la recherche française provenait aussi bien de la droite (Maurice Barrès) que de la gauche (Léon Blum).
La science française est alors éclatée dans des universités qui ne se préoccupent pas de recherche scientifique et très cloisonnée autour de « savants ». Il y a bien sûr eu de grands noms dans cette période : Victor Grignard et Paul Sabatier qui partagent le Prix Nobel de Chimie en 1912, Pierre et Marie Curie qui partagent un Prix Nobel, mais pas le deuxième de Marie Curie (Pierre Curie est décédé), Paul Langevin, Louis De Broglie, Henri Poincaré et bien sûr Jean Perrin (Prix Nobel), etc. Mais ces « génies » œuvrent souvent malgré leurs institutions dans des laboratoires faits de bouts de ficelles, pièces non chauffées. La création du CNRS est pour Jean Perrin l’occasion de créer de véritables laboratoires tels qu’ils existent à l’époque notamment en Allemagne et de réunir des scientifiques de différentes disciplines.
La création du CNRS, mais surtout sa refondation en 1945, correspondait à la volonté de posséder en France une institution qui permette de réunir des scientifiques entièrement dédiés à la recherche et de favoriser la transversalité et l’interdisciplinarité. Force est de constater que malgré un financement insuffisant, le CNRS a tenu ses engagements. Des prix Nobel comme Jules Hoffmann, Jean-Pierre Sauvage ont souligné les bienfaits de la liberté et du temps long pour permettre de mener des recherches innovantes. Certains soulignent que la désorganisation actuelle et la pression des projets ne permettent plus d’avoir le temps nécessaire à l’éclosion de l’originalité (voir par exemple les déclarations de Serge Haroche au Monde en 2012 ou aux Échos en 2021). De plus, le manque de financement conduit à se replier sur des valeurs sûres plutôt que de s’aventurer vers des sujets à risques. Tout ceci conduit à ce décrochage le la science française exposé dans les journaux et dénoncé par l’Académie des Sciences.
Pourquoi aujourd’hui de nouvelles attaques contre le CNRS ?
À notre avis 3 niveaux :
- Économies budgétaires, compenser le manque de moyens à l’université et surtout d’enseignants-chercheurs, sans créer les postes nécessaires ni compenser les départs en retraite ;
- Changer les chercheurs de case dans le budget de l’État, et les faire passer de fonctionnaires nationaux à territoriaux, voire supprimer le statut de fonctionnaire ;
- Combattre, comme nous l’avons déjà dit, l’organisation collégiale de la science, notamment le comité national, véritable parlement représentatif de la science française (république des savants comme on disait à la Libération) et permettre de donner le pouvoir à un chef, le président d’université (déjà, sous Pétain, Charles Jacob se présentait comme le chef du CNRS ayant dissous toutes les instances décisionnaires et démocratiques).
À quoi cela va-t-il servir : à faire couler plus vite le bateau « recherche française ». Ce qui est paradoxal, c’est que lors des discussions que l’on peut avoir aussi bien avec des citoyens qu’avec des industriels (nous ne parlons pas d’actionnaires) ou des politiques, ceux-ci nous disent qu’ils ont besoin de recherche pour affronter le monde qui nous attend. Il suffit de prendre connaissance des sondages d’opinion. Le public fait beaucoup plus confiance au CNRS qu’au gouvernement, au parlement et même qu’à l’Académie des sciences en matière de choix scientifiques et technologiques, quoique, nous l’avons dit, le CNRS et le Comité national n’ont plus, au mieux, malheureusement, qu’un rôle consultatif…
Alors pourquoi maintenant ? N’a-t-on pas besoin de recherche pour la transition énergétique ? Pour la santé ? … Tout le monde parle d’hydrogène de véhicule électrique. On entend des absurdités comme éradiquer les véhicules thermiques en 2030, l’énergie entièrement renouvelable entre 2030 et 2050 selon les politiques. Comment produire l’électricité nécessaire aussi bien à la propulsion qu’à la production d’hydrogène ? La France avait des solutions et était en avance dans de nombreux domaines, par exemple le solaire jusqu’aux années 1970 où il n’a plus été vraiment financé ou le nucléaire de 4e génération qui brûle les déchets nucléaires (ASTRID). La communauté scientifique française l’a proposé, Bill Gates l’a fait récemment (projet NATRIUM). On rachètera ses centrales dans 20 ans.
Dans le domaine des vaccins : où ont été développées les études sur l’ARN messager ? En France (Monod, Jacob et Wolf Prix Nobel). Pourquoi les recherches n’ont pas abouti en France ? demandez à Katalin Kariko qui aura bientôt le Prix Nobel : parce qu’en France elle n’était pas financée.
Dans le domaine de l’électronique ? Nous avions un tissu de grands laboratoires (du CNRS) et d’industriels qui étaient à la pointe de la recherche et de la production. S’il reste des laboratoires, nous ne sommes plus compétitifs en termes de production. Nous achetons à Taiwan, en Chine ou en Corée.
Le CNRS est utile, comme au temps de sa création et peut-être plus encore aujourd’hui, pour remonter la pente du décrochage actuel de la recherche française, pour avoir des chercheurs guidés par leurs curiosités, mais également en phase avec les grands problèmes actuels de la société. On ne résoudra pas le sous-financement de la recherche et le sous-encadrement des universités en reversant quelques milliers d’agents CNRS à l’université. On fera quelques économies d’échelle qui permettront d’augmenter les dividendes d’entreprises qui, comme Sanofi, ont abandonné leurs laboratoires de recherche (largement financés par l’état). Après les attaques idéologiques de Sarkozy, le reniement d’Hollande, c’est une politique de boutiquier à la petite semaine qui risque d’achever le système de recherche français. Après avoir affamé la recherche française, avoir réduit de 40 % le nombre de postes de chercheurs en 10 ans, on va s’étonner de la faiblesse de la recherche française.
S’il reste une réforme à accomplir, c’est de supprimer tous les « machins » qui fleurissent au niveau national et en région et qui ont détourné l’argent public des laboratoires de recherche et en premier lieu les objets du PIA. Redonnons aux laboratoires l’argent gaspillé en aides diverses aux entreprises, au Crédit Impôt Recherche, aux IDEX. Embauchons des jeunes sur des postes pérennes et donnons-leur le temps de réfléchir en toute indépendance pour s’attaquer aux problèmes majeurs auxquels l’humanité fait face. Gardons-nous des solutions simples (tout renouvelable dans 10 ans) qui peuvent nous conduire à la catastrophe. Utilisons à leur place comme conseil les membres de la communauté scientifique pour éclairer les décisions politiques et arrêtons de donner tous les pauvres moyens qui restent à des individus « excellents » auxquels le PIA donne des moyens disproportionnés en toute opacité, sans les discussions collégiales associées au CNRS et aux sections du Comité national de la recherche scientifique…
La société n’a jamais eu autant besoin de recherche fondamentale, technologique, partenariale avec les entreprises qui ont encore une ambition industrielle. Pour cela il faut un CNRS fort et un Comité national indépendant et délibérant.