L’affiche n’est pas sans rappeler le (très drôle) film de Eric Judor avec Blanche Gardin sorti en 2017, Problemos, qui se moquait d’une certaine gauche, férue de ZAD et inclusive. Mais il ne s’agit ici ni d’un film ni d’une invitation (on aurait pu le croire !) à l’université d’été d’un parti politique, probablement écologiste, voire trotskiste ou anarchiste. Non, il s’agit de l’annonce du 11e congrès de l’Association française de sociologie, qui se tiendra à Toulouse du 8 au 11 juillet 2025.
Est-ce cette affiche qui a déclenché l’ire de la présidente socialiste de région, Carole Delga ? Officiellement, son refus de le subventionner serait motivé par le fait que celui-ci n’entre dans aucun des créneaux prévus par la région et ne constitue qu’une rencontre entre sociologues, sans projet de recherche. Un tel argument étonne : pour qui a eu l’expérience de ces congrès, c’est au contraire, surtout pour de jeunes chercheurs, l’occasion d’exposer ces recherches à un certain stade, de se confronter à la critique de ses pairs, bref de se faire valoir et, le cas échéant, de se corriger.
Hadrien Clouet, député toulousain de La France insoumise (LFI) et lui-même sociologue, en apporte une autre explication : Carole Delga, ferveuse défenseuse de l’autoroute A69, aurait vécu comme une provocation le thème du Congrès, portant sur « Environnement(s) et inégalités ». Et, ne craignant pas l’amalgame, de rapprocher cette décision de la politique que mène Trump à l’encontre des universités aux États-Unis.
Alors, PS-Trump, même combat(1)Reporterre, 17 avril 2025. ? C’est ce qui se murmure entre sociologues, où l’on y voit une attaque contre une sociologie jugée trop « critique ». Mais critique de quoi ? Ne pourrait-on pas plutôt y voir un plat conformisme avec les idées à la mode ? Par exemple, en guise de démarche écologiste, le congrès demande à chacun d’apporter sa propre gourde pour économiser les gobelets et ainsi sauver la planète… Ces mêmes sociologues ne manqueront pas d’y voir une énième croisade contre le wokisme, voire l’islamo-gauchisme. Cette critique récurrente contre la sociologie, que l’on pouvait croire rescapée de l’emprise marxiste des années 1970, est-elle justifiée ?
Un sociologue, Etienne Ollion, affirme qu’il n’en est rien(2)Le Monde, 8 avril 2025., les recherches sur le genre ne représentant que 11 % du total sur 120 revues. Toutefois, un tel calcul s’expose à deux critiques. D’abord, le champ lexical du wokisme est beaucoup plus vaste(3)Voir le livre Encyclopédie des euphémismes contemporains (et autres manipulations militantes de la langue) à paraître le 11 septembre prochain aux éditions du Cerf., il aurait fallu au moins intégrer les termes race, intersectionnalité, safe space, lgbti+… Ensuite, le thème du genre ne suffit pas pour faire le wokisme, il y a la manière de faire : l’auteur de ces lignes a ainsi publié un livre sur les femmes dans une entreprise sidérurgique, de manière à la fois objective et empathique, sans pour autant devoir en faire un pamphlet féministe et les désigner comme victimes(4)Jean Ferrette et Isabelle Bourrée-Feuillet, Les femmes et l’usine au temps de la SMN, Les Cahiers du Temps, 2021.. Devant de telles évidences, on se dit que le statut de « professeur à polytechnique » a davantage convaincu ceux qui demandaient à l’être que le contenu d’une étude quantitative qui ne saurait se suffire à elle-même.
Ce congrès sera-t-il « woke » ? On peut le craindre, car les thèmes chéris du wokisme sont une réalité. On compte 48 (mais on pourra opposer la faiblesse du pourcentage) récurrences du mot « genre », 13 du mot « race », 8 de « intersectionnalité/elle ». Relevons que l’héritage marxiste n’est pas totalement renié, puisqu’il demeure 32 apparitions du terme de « classe » (dans les intitulés de sessions et dans ceux des exposés). La substitution progressive des discriminations à l’exploitation (aucune occurrence de ce mot !), la rivalité progressive du thème de la race avec la classe avaient été dénoncées à juste titre par l’historien Gérard Noiriel et le sociologue Stéphane Beaud dans un livre paru en 2021(5)Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, collection Epreuves sociales, 2021.. Mais la domination du wokisme réside moins peut-être dans les intitulés que dans « l’atmosphère », des normes du dicible et de l’indicible. L’existence du groupe « VSS » (lutter contre les violences sexistes et sexuelles) n’aidera pas à alléger l’ambiance : gare aux hommes blancs qui voudraient tenter leur chance au cours de la soirée récréative ! Chaque adhérent a signé un engagement à respecter la Charte de lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Un autre signe de ralliement est l’usage de l’écriture dite « inclusive », ou encore la double qualification, traitée comme non problématique, de « sociologue et féministe », soit l’identification en un seul d’un double engagement : dans la recherche, d’une part, dans la politique, d’autre part. Cette confusion a été largement dénoncée par la sociologue de l’art Nathalie Heinich, notamment à travers son texte publié dans la série « Tracts » chez Gallimard(6)Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts, Gallimard n° 29, 2021, page 8., où elle écrit qu’ils commettent « une confusion des arènes entre celle, scientifique ou épistémique, de la production et de la transmission du savoir et celle, politique ou civique, de la transformation du monde social ».
Certes, on répliquera que la sociologie s’est toujours fondée, depuis son origine, sur un engagement ; et l’on citera la phrase fameuse de Durkheim publiée dans l’introduction de La Division du travail social (1895), selon laquelle « la sociologie ne vaut pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif ». Mais c’est oublier que la sociologie, enseignée à l’école normale des instituteurs, se donnait pour vocation de donner à la République une base scientifique, en lieu et place de la religion. La question est désormais posée de savoir si le rapport n’est pas inversé, et si la nouvelle mission que s’est donnée la sociologie ne serait pas la fondation d’une nouvelle religion ?
Notes de bas de page
↑1 | Reporterre, 17 avril 2025. |
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↑2 | Le Monde, 8 avril 2025. |
↑3 | Voir le livre Encyclopédie des euphémismes contemporains (et autres manipulations militantes de la langue) à paraître le 11 septembre prochain aux éditions du Cerf. |
↑4 | Jean Ferrette et Isabelle Bourrée-Feuillet, Les femmes et l’usine au temps de la SMN, Les Cahiers du Temps, 2021. |
↑5 | Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, collection Epreuves sociales, 2021. |
↑6 | Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts, Gallimard n° 29, 2021, page 8. |