« Lumières de la gauche », par Stéphanie Roza

You are currently viewing <em>« Lumières de la gauche »</em>, par Stéphanie Roza

Ce livre paru en mars 2022 (Éditions de la Sorbonne/La philosophie à l’œuvre) est dans le prolongement direct d’un précédent ouvrage, La gauche contre les Lumières ? paru en octobre 2020. La philosophe Stéphanie Roza ouvre d’ailleurs son dernier livre subtil et précis par le rappel de son précédent ouvrage[i] dans lequel elle déplore la violente récusation de l’héritage universaliste des Lumières par une partie de la gauche. Elle y défend une thèse corrosive et, à notre sens, salutaire : « Cette attitude (…) n’est porteuse d’aucun progrès dans l’émancipation, ni intellectuelle, ni morale, ni politique », laissant la gauche dans une impasse (GCL, 19)[ii].

L’objet des Lumières de la gauche est précisément de « fournir les preuves » des analyses et de la thèse soutenues dans La gauche contre les Lumières ? (LDG, 13).

Avant d’en venir à Lumières de la gauche (II1, II2, II3, II4), il convient donc de considérer La gauche contre les Lumières ? (I1, I2, I3, I4).

I 1 L’enjeu culturel et politique des Lumières pour la gauche contemporaine

Dans La gauche contre les Lumières ?, Stéphanie Roza souligne qu’au nom des études postcoloniales, on assiste aujourd’hui à un tir de barrage inédit contre une prétendue « raison impériale raciste » des Lumières. Pour les racialistes identitaires contemporains, l’idée d’universalité cache la réalité de la domination blanche. Stéphanie Roza livre à son lecteur quelques les échantillons représentatifs de ce discours identitaire. On retiendra celui-ci : « L’universel – questionné par les féministes, les études gaies, lesbiennes – que l’on savait masculin et hétérosexuel, doit être repensé aussi comme ‘Blanc’ à la lumière des études postcoloniales, celles des relations ethnico-raciales, ou des subaltern studies » (GCL, 12)[iii].

L’auteure oppose à ce langage dogmatique l’adogmatisme de la rationalité critique des Lumières qui ne forment pas une doctrine monolithique. Cela ne l’empêche pas d’identifier dans les Lumières un humanisme universaliste fondé sur la confiance en la raison et en l’aptitude des hommes à progresser[iv]. En conséquence, Stéphanie Roza estime que par son irrationalisme, son anti-progressisme et son anti-universalisme, la gauche identitaire se détourne des fondamentaux historiques de la gauche.

I 2 La gauche contre elle-même : l’irrationalisme

Stéphanie Roza mentionne Constellations[v], paru en 2014 qui est un livre collectif qui bénéficia d’une avantageuse couverture médiatique. Le livre se caractérise par son opposition violente aux organisations de gauche, mais aussi aux colloques universitaires, aux historiens, à la médecine dite conventionnelle. Ces activistes détestent « la démocratie paralysante » qui leur fait perdre du temps dans des débats où il faut argumenter. Ils accordent par contre une valeur absolue à leurs « récits » narcissiques au nom desquels ils s’autorisent à organiser des actions violentes qui ne peuvent être partagées par le plus grand nombre (GCL, 64). Roza repère dans cette violence sociale sans issue un antirationalisme radical qui reproche à la raison de désenchanter le monde en cherchant à le comprendre objectivement.

S. Roza montre que l’anti-rationalisme, l’anti-progressisme et l’anti-universalisme convergent dans une haine des Lumières. Elle note avec une cruelle lucidité que cette misologie peut dangereusement rapprocher la gauche identitaire de l’extrême droite

S. Roza voit dans le succès à partir des années 1970 « de la dénonciation du savoir-pouvoir qui discrédite la démarche rationnelle » (GCL, 60) par Foucault et ses épigones une légitimation doctrinale de ces expressions sociales marquées par le refus de toute norme collective contraignante et la revendication du pouvoir de chacun de se rebeller sans avoir à fournir de justification supra-individuelle (GCL, 62-63)[vi].

I 3 La gauche contre elle-même : l’anti-progressisme

Stéphanie Roza décrit ensuite l’anti-progressisme de divers collectifs militants pour qui la techno-science, plutôt que ses dérives, porterait la responsabilité de la dépossession de la société par l’agro-industrie, et constituerait le front principal de la guerre entre le pouvoir et les sans-pouvoir.

Cet anti-progressisme se retrouve chez des auteurs à succès qui fustigent « l’idéologie progressiste ». Le besoin de progrès condamnerait à un monde infernal éloignant de la tradition et de l’enracinement (GCL, 84). Il imposerait, au nom des droits de l’homme, l’unification du genre humain au mépris des identités (GCL, 88), confondant l’émancipateur et le moderne. S. Roza voit dans cette caricature de l’aspiration au progrès une impasse politique pour la gauche[vii].

I 4 La gauche contre elle-même : l’anti-universalisme

Des trois défigurations de la gauche, l’anti-universalisme est l’objet de l’attention la plus soutenue. L’auteure analyse le féminisme « intersectionnel » qui prétend révéler la situation des femmes noires victimes de deux systèmes d’oppression (le patriarcat et le racisme anti-Noir), et qui prend pour cible principale les mouvements antiracistes et féministes universalistes, accusés d’être complices de l’oppression néocoloniale. S. Roza démonte minutieusement les sophismes qui se cachent derrière cette fabrication artificielle d’une séparation des femmes Blanches et des femmes non-Blanches. Elle observe que les mouvements de gauche et les organisations féministes n’avaient pas attendu les groupements intersectionnels pour combattre simultanément plusieurs oppressions.

Stéphanie Roza s’étonne de la complaisance des féministes intersectionnelles envers l’islamisme dont l’antiféminisme rétrograde et violent devrait leur sauter aux yeux. Elle rappelle sans difficulté qu’en France et dans le monde, des Blancs sont pauvres et opprimés. Elle pointe avec justesse les procédés d’assignation à résidence dont usent sans vergogne les tenants du post-colonialisme qui discréditent « les universalistes noirs, arabes ou autres en les traitant de ‘Blancs’ » (GCL, 157). Ces comportements intimidants expliquent que « l’antiraciste ou la féministe universaliste, le militant ou la militante de gauche laïque » puisse représenter pour la gauche identitaire l’ennemi irréductible (GCL, 157)[viii].

On voit comment, dans La gauche contre les Lumières ?, S. Roza montre que l’anti-rationalisme, l’anti-progressisme et l’anti-universalisme convergent dans une haine des Lumières. Elle note avec une cruelle lucidité que cette misologie peut dangereusement rapprocher la gauche identitaire de l’extrême droite (GCL, 149)[ix].

On peut maintenant en venir à Lumières de la gauche qui recourt à l’histoire pour éclairer les analyses et la thèse de La gauche contre les Lumières ?.

II. 1 Deux siècles de pensées égalitaristes

Dans Lumières de la gauche, Stéphanie Roza veut « montrer que, dans leur écrasante majorité, les courants de pensée égalitariste depuis la Révolution française se sont gardés d’abandonner le cadre et les principes issus du XVIIIe siècle français. Ils y voyaient un legs à faire fructifier plutôt qu’à détruire » (LDG, 13). Pour ce faire, elle reconstitue des moments clés du devenir de la Révolution française et des Lumières, reconnaissant avec rigueur et humilité qu’elle ne prétend nullement procéder à une reconstitution historique exhaustive, mais que son ouvrage-chantier l’a conduite à « procéder à une sélection qui comporte nécessairement sa part d’arbitraire » (LDG, 11). On procédera de façon analogue, délaissant les passionnantes analyses de Saint-Simon, Fourier, Louis Blanc, Börne, Bakounine, Kropotkine, Sorel, Luckács, CLR James ou Adorno, pour nous en tenir au rapport de Babeuf, Marx et Sartre aux Lumières.

II 2 Babeuf universaliste (LDG, 21-28)

Stéphanie Roza rappelle que Babeuf est représentatif sous la Révolution française des porte-voix de l’égalitarisme social avant de devenir au milieu du XIXe siècle une référence pour les premiers communistes français. Elle souligne scrupuleusement que deux interprétations de l’égalitarisme de Babeuf entrent en concurrence. Pour les uns, son idéologie de la communauté des biens correspond à une tradition des campagnes picardes, tandis que d’autres insistent sur l’imprégnation de l’œuvre de Rousseau dans son idéologie démocratique (LDG, 22). Non seulement Roza valide avec finesse la seconde thèse, mais elle montre que le cadre intellectuel de la pensée de Babeuf est celui des Lumières, en rappelant que pour lui, « là où les hommes s’assemblent pour vivre ensemble, la raison vient bientôt s’asseoir parmi eux ; elle les éclaire, elle les persuade, elle les gouverne par son ascendant » (LDG, 23).

Cette confiance de Babeuf en la raison dans sa dimension collective et éducative entre en résonance avec son universalisme remarquable par sa dénonciation du commerce des esclaves. Il en est de même de son plaidoyer en faveur des droits des femmes et de sa récusation de l’éducation des filles que l’on « façonne pour la domination d’un maître » et que l’on prédispose à « en faire notre esclave » (LDG, 25). Ainsi, la défense du « droit de vivre » des non-propriétaires et la récusation du droit absolu de propriété ne conduisent pas Babeuf à rejeter le principe d’une déclaration universelle des droits, mais à exiger que l’on se donne les moyens de sa réalisation concrète (LDG, 27).

II 3 Le rapport dialectique de Marx aux Lumières (LDG, 109-129)

Stéphanie Roza analyse le rapport ambivalent que Marx entretient avec la Révolution française et avec les Lumières.[x] Elle rappelle que Marx dénonce l’abstraction des droits de l’homme, révélatrice d’un individualisme mené à son terme (LDG, 113) pour lui opposer la lutte du prolétariat qui ne peut s’émanciper sans émanciper toute la société. Alors que la société bourgeoise noie l’émancipation politique dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (LDG, 111), l’émancipation voulue par Marx correspond à une émancipation « universellement humaine » (LDG, 115). L’auteure en déduit justement que, selon Marx, l’émancipation sociale implique l’émancipation politique d’un nouveau genre alors que l’inverse n’est pas vrai. Si l’on suit Marx, la Révolution française marque contradictoirement la montée en puissance de la bourgeoisie et l’incubation des pensées socialistes. S. Roza observe que face à la bourgeoisie allemande, Marx présente la bourgeoisie française sous un jour élogieux, tandis que face aux néo-hégéliens il la décrit comme timorée[xi].

II 4 L’existentialisme athée de Sartre (LDG, 240-261)

Après avoir rappelé que L’être et le néant culmine dans la difficile et profonde philosophie d’une « condamnation » des hommes à la liberté, abstraction faite de tout contexte historique, elle souligne que L’existentialisme est un humanisme n’élude pas le contexte historique dans lequel s’exerce la liberté. Dans cette perspective, l’implication de l’universalité humaine en chaque individu (LDG, 249) prend une forme concrète et pratique. Dans chacun de ses engagements concrets, l’individu intègre mentalement les autres. Dans l’analyse de ce rapport singulier de l’individu à sa propre liberté, Sartre ne fait intervenir ni l’Être de l’antihumanisme heideggerien ni le Dieu de l’existentialisme religieux. Son existentialisme humaniste assume « toutes les conséquences d’une position athée cohérente » (LDG, 248).

À elle seule, cette lecture de Roza de la célèbre conférence de 1945 suffit à montrer que l’existentialisme athée de Sartre s’inscrit dans la perspective de l’universalité humaine[xii]. Ainsi, selon l’auteure, Sartre est avec Babeuf et Marx, représentatif de la grande majorité des penseurs et porte-voix de la gauche historique : leur « égalitarisme social » ne les a pas conduits à rejeter l’égalité politique et morale des Lumières, mais à vouloir l’intégrer et la dépasser[xiii].

On ne saurait donc trop recommander la lecture des deux livres de Stéphanie Roza. Pour la gauche laïque et singulièrement pour la « gauche de gauche » laïque, ces deux ouvrages fournissent des éléments précieux pour libérer la gauche de son fardeau identitaire. On peut même y trouver des outils intellectuels permettant de reconnaître dans la laïcité un paradigme culturel fédérateur, associant l’émancipation politique et l’émancipation sociale.


[i]La gauche contre les Lumières ? a paru en janvier 2020 aux éditions Fayard/Raison de plus. Lumières de la gauche a paru en mars 2022 aux éditions de la Sorbonne/La philosophie à l’œuvre. Lorsqu’il sera renvoyé aux pages de ces ouvrages indissociables, le premier livre sera désormais noté GCL et le second LDG. L’imbrication structurelle des deux livres est attestée par S. Roza dans une note de La gauche contre les Lumières ? qui annonce Lumières de la gauche, comme « ouvrage à paraître » (GLC, 184).

[ii]La gauche contre les Lumières ? a déjà fait l’objet de bonnes recensions parmi lesquelles celle de Philippe Foussier. https://www.mezetulle.fr/la-gauche-contre-les-lumieres-de-stephanie-roza-lu-par-p-foussier/

[iii]Une telle imposture prêterait à sourire si elle n’était pas cautionnée ou portée par des universitaires installés au sommet de l’institution. Les Blancs sont placés devant une alternative : avouer leur domination atavique ou voir leur racisme démasqué.

[iv]Lorsque S. Roza soutient que les Lumières font converger le rationalisme critique, le méliorisme et l’universalisme humaniste, Jaurès a pour elle valeur de boussole. La gauche contre les Lumières ? s’ouvre en effet sur ces mots d’une élégante clarté de Jaurès, qui synthétisent cette idée : « C’est un libre souci de la vérité universelle, c’est la haine ou le dédain du préjugé, c’est l’incessant appel à la raison, c’est la large sympathie humaine qui va à tous les peuples et à toutes les races, surtout à tous les efforts de civilisation et de pensée, sous quelque forme et en quelque nation qu’elles se produisent ; c’est le besoin de tout comprendre et de tout harmoniser, de briser l’unité factice de la tradition pour créer l’unité vivante de la science et de l’esprit ; c’est l’inspiration encyclopédique et cosmopolitique, la passion de la science et de l’humanité ; c’est le grand mouvement que les Allemands ont appelé l’Aufklärung, reflet du mot que le XVIIIe français aimait tant et qui avait alors un éclat tout jeune et tout vif : les Lumières » (GCL, 11).

[v]Constellations, trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle – Collectif Mauvaise troupe, Paris, l’Éclat, 2014.

[vi]On pourrait nuancer les critiques de la philosophie complexe et proliférante de Foucault en la distinguant de la vulgate foucaldienne. En revanche, l’auteure a judicieusement recours aux exemples de Hô Chi Minh (GCL, 112) et de Nehru (GCL, 121) qui se sont revendiqués de l’universalisme des droits de l’homme pour justifier leur combat contre l’oppression coloniale, au point de se considérer comme des hérauts de l’universalisme émancipateur des Lumières. À travers ces deux « cas d’étude », un démenti cinglant est opposé au discours décolonial. Ils montrent qu’il est possible de réaliser concrètement l’universalité humaine par des chemins historiques imprévus.

[vii]Il y aurait lieu d’analyser l’usage que le néo-libéralisme autoritaire du macronisme fait du « progressisme ». Les ravages que nous connaissons aujourd’hui de « la souffrance au travail » et de « la précarité du travail » sont idéologiquement alimentés par un langage « progressiste » qui impose au travailleur de ne jamais regarder en arrière, de ne pas perdre un seul instant afin de se conformer (ou de paraître se conformer) toujours plus et toujours mieux à la dernière injonction en vue d’une efficacité maximale, même si c’est mission impossible. Mais tel n’est pas l’objet de l’étude – la gauche face à elle-même – de S. Roza, le macronisme paraissant adéquatement défini comme un « extrême centrisme ».

[viii]Lors d’un débat avec Rokhaya Diallo, Stéphanie Roza a pu montrer que les pensées intersectionnelles qui juxtaposent des expériences vécues fermées sur elles-mêmes, barrent définitivement la voie à l’universalité humaine. Dès l’instant qu’un « récit » singulier est absolutisé et se présente comme étant à prendre ou à laisser, toute discussion ou réfutation est considérée comme intellectuellement dépourvue de pertinence. L’enjeu intellectuel, culturel et politique de l’universalité humaine apparaît clairement comme un enjeu concret et pratique : en l’absence de boussole universaliste, il devient impossible de mener une discussion argumentée et, en conséquence, de partager une perspective démocratique commune. https://www.youtube.com/watch?v=aaUXRHNII1w

[ix]L’ouvrage collectif de plus de 700 pages dirigé par Florian Michel et Yan Raison du Cleuzio, À la droite du Père. Les catholiques et les droites de 1945 à nos jours paru en octobre 2022 au Seuil, confirme la thèse de Stéphanie Roza d’une convergence de la gauche identitaire avec l’extrême droite. Cet ouvrage de 700 pages révèle une droite de droite catholique à la fois déstabilisée et à l’offensive : conservatrice et réactionnaire, en synergie fluide avec les extrêmes droites, radicalement et expressément réfractaire à l’idée de progrès, affichant une foi intraduisible rationnellement et, en conséquence, incompatible avec l’universalité concrète de la laïcité.

[x]Stéphanie Roza prend appui sur des philosophes marxistes, tel André Tosel, pour qui Marx s’inscrit dans « le complexe des Lumières européennes (…) qu’il entend achever (par un) dépassement tendant à reconfigurer la rationalité éclairant la raison des Lumières elle-même » (LDG, 109-110).

[xi]Prenant appui sur le philosophe marxiste Jacques Texier, Stéphanie Roza s’attache à montrer que Engels accentuera et généralisera la valorisation de la « grande Révolution française » (LDG, 127-130).

[xii]Stéphanie Roza adjoint à sa lecture de L’existentialisme est un humanisme une lecture ciblée (LDG, 252) qui tape juste de la Critique de la raison dialectique, l’autre monument, avec L’être et le néant, de la philosophie de Sartre. Roza montre que la Révolution française apparaît dans ce livre comme un événement fondateur occupant une place névralgique dans la perspective d’un débat interne au marxisme. Au sein de ce débat, Sartre cherche à faire valoir sa conception de la « praxis politique », du « groupe en fusion » et du rôle de la subjectivité dans l’histoire collective.

[xiii]La confrontation de Jaurès avec ses contemporains, tel Jules Guesde, pourrait être mentionnée. Voir https://www.jean-jaures.org/videos-podcasts/jaures-et-guesde-les-deux-methodes/