Obsessions quasi maladives pour l’évaluation
Bernard Lahire(1)Auteur du livre Savoir ou périr, éditions du Seuil., sociologue et chercheur au CNRS, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Marianne(2)https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/bernard-lahire-il-ny-a-pas-de-paradis-scolaire-dans-le-monde., analyse les effets mortifères de l’évaluation permanente à laquelle sont soumis les enfants dans l’ensemble du système scolaire. Pour lui, ces mises en concurrence de fait entre élèves assèchent la curiosité naturelle : cette qualité originelle de tout enfant est annihilée par l’environnement capitaliste dans lequel fonctionne l’école, qui y est de plus en plus soumise.
Il critique fermement l’environnement anxiogène qui règne dans notre système éducatif, qui tend à privilégier des méthodes polluées par la notation permanente à un authentique apprentissage en profondeur qui s’appuierait sur le développement de l’esprit critique et sur des échanges fondés sur la raison universelle.
Effets pervers d’un tel système qui aggrave les inégalités
Il insiste sur le « lien entre peur de l’évaluation et perte de qualité de l’apprentissage ou perte de goût de la connaissance ». Il dénonce la situation faite aux mathématiques utilisées comme moyen de sélection, de classement des élèves, situation qui les détourne de l’intérêt pour cette matière.
Déjà, rappelle le chercheur, Marc Bloch déplorait ce tropisme de l’évaluation permanente qui aboutit au bachotage ou l’art d’apprendre à préparer un examen pour tout oublier le lendemain. Cela est conforté par l’expérience au Royaume-Uni qui consistait à doter les écoles en fonction des résultats des élèves aux tests. Cette méthode conduisait les élèves et enseignants à préparer et organiser les cours dans le seul but de réussir les tests afin d’obtenir le financement public. Conclusion de cette expérience : la culture générale historique, géographique, littéraire, mathématique… des élèves s’était considérablement dégradée.
Pisa et tête pleine vs tête bien faite
Loin de nous l’idée de refuser tous les aspects des résultats de Pisa qui montre une dégradation de la qualité des formations. Cela ne nous empêche pas de pointer du doigt les défauts de cette évaluation internationale : son objectivité apparente est contredite par une vision utilitariste de l’éducation. Ainsi, elle se concentre sur les seuls aspects facilement mesurables. Cela laisse de côté toutes les autres missions de l’école qu’on ne peut mesurer, comme tout ce qui relève de la philosophie qui invite à penser le sens de la vie, les finalités humaines à promouvoir. Les évaluations se centrent sur la vitesse de lecture, les opérations mathématiques plus ou moins complexes, des notions scientifiques.
Le monde capitaliste qui ne jure que par la rentabilité, les profits possibles, l’employabilité immédiate des individus, nous éloigne de ce que professait Montaigne :
Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vide. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquée à leurs petits : ainsi nos pédants vont pilotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent.
(I, 24, 208.)
C’est l’opposition apparente avec Rabelais qui, pour le fils de Pantagruel, Gargantua, voulait qu’il devînt un « abîme de science».
Il s’agit moins d’opposer ces deux conceptions que d’imaginer une complémentarité. Montaigne se méfiait de la mémoire lorsqu’elle est employée pour s’éviter de penser. L’acquisition de connaissances, construire des connaissances avec les élèves doivent servir à former des « têtes bien faites » tout en étant « bien pleines ». Rabelais se rapproche d’un Montaigne en proclamant « Science sans Conscience n’est que ruine de l’âme. » La conscience, c’est-à-dire l’honnêteté, la moralité, le sens du bien commun, de l’intérêt général, est ce qui doit dominer tout enseignement. C’est ce qui reste quand on a digéré, quand on a presque tout oublié.
Le capitalisme ultralibéral et libertaire se moque comme d’une guigne de former des citoyens libres et émancipés et dégrade la liberté, au sens républicain du terme, en liberté de faire tout ce qu’on veut, même si cela nuit à autrui, à l’intérêt général humain et aux grands équilibres écologiques planétaires.
Effets nuls, voire délétères, des évaluations internationales
Bernard Lahire soutient que les évaluations internationales (QS World University Ranking, Shanghai, Times Higher Education…) ont un effet quasi nul, sinon contreproductif, sur l’efficacité des systèmes scolaires. Il insiste sur le fait qu’elles fonctionnent sur le mode de la compétition généralisée, qui détourne du vrai savoir et de la science ou de ce que devrait être la recherche scientifique. Cette dérive repose sur la culture du chiffre et des pourcentages de réussite ou d’échecs à tel ou tel item.
La compétition abusive générée par la multitude des évaluations éloigne de l’intelligence collective, chacun voulant prouver sa propre valeur contre les autres.
À l’école comme dans l’économie, l’intelligence est toujours critique et collective. Même celles et ceux qui croient chercher seuls dans leur coin, dans leur bureau ou chambre d’étudiant, s’appuient sur les recherches du passé et du présent. C’est à partir de l’analyse critique des travaux des autres penseurs que la pensée individuelle se forge. Cela est valable à l’école comme dans la vie économique. La compétition abusive générée par la multitude des évaluations éloigne de l’intelligence collective, chacun voulant prouver sa propre valeur contre les autres.
Effet délétère de la culture du chiffre pour dénigrer l’enseignement public
L’utilitarisme dans lequel certains voudraient enfermer l’école, la compétition exacerbée entre individus, universités, travailleurs des différents pays masquent la sensibilité et la beauté du monde chères à Hannah Arendt pour qui « les chiffres, les statistiques restent les armes les plus susceptibles d’impressionner à notre époque »(3)Hannah Arendt, Conditions de l’homme moderne, chapitre 2.. Les ultralibéraux ne se privent pas de chiffres impressionnants pour justifier les atteintes aux conquis sociaux, la remise en cause de l’école publique. Ils créent les causes à l’origine des difficultés de l’école pour ensuite se plaindre des conséquences. Accuser le chien de rage pour justifier sa mise à mort.
Ces évaluations qui indiquent une dégradation du niveau des élèves français sont instrumentalisées pour mener une attaque en règle contre l’école publique. Pour une fois, les statistiques sont utiles, qui montrent que, parmi les pays au niveau économique comparable, la France est un mauvais élève en termes de nombre d’élèves par classe, en termes de reconnaissance du travail des enseignants et de rémunération. Comment se fait-il que la baisse démographique qui entraine une diminution globale du nombre d’élèves ne soit pas l’occasion de baisser les effectifs par classe afin de faciliter la transmission des connaissances ? Au contraire, les projets de budget prévoient une baisse du nombre d’enseignants, alors que leur simple maintien en nombre permettrait de réduire les effectifs par classe.
De plus, les études montrent que l’économie pâtit du sous-investissement dans l’éducation alors que les entreprises cherchent des travailleurs qualifiés qu’elles ont du mal à trouver.
Bernard Lahire : « Il n’y a pas de paradis scolaire dans le monde »
On laisse entendre que la France serait seule confrontée à cette dégradation du niveau des élèves. C’est faux. Pour autant, ce n’est pas une raison pour baisser les bras au prétexte que nous ne serions pas les seuls. Le déni n’est pas la solution. Il faut regarder les faits pour pouvoir élaborer collectivement des solutions, des réponses efficaces. Ces solutions ne peuvent être de renoncer à ce beau projet d’école gratuite, publique et laïque mis en œuvre sous la IIIe République. Ce beau projet d’instruction et d’éducation émancipatrice, certains s’attachent à le détruire. Quelle meilleure manière de le faire que de refuser les moyens d’une telle mission pour que l’opinion renonce à le défendre ? Cette méthode mortifère n’est pas utilisée que pour l’Éducation nationale, mais aussi pour l’ensemble des services publics.
Ces classements internationaux détournent les universités de leur mission d’apprentissage des « choses en profondeur » pour occuper les premières places. Ils favorisent les bachotages superficiels pour réussir aux examens.
Recherche collective et coopérative
La recherche collective et coopérative est empêchée par le système capitaliste qui repose sur le chacun pour soi, l’individualisme égoïste pour tirer la couverture à soi. Bernard Lahire y insiste : « La fierté d’un chercheur, c’est de pouvoir éclairer des choses qu’on ne comprenait pas et d’être utile à d’autres chercheurs qui poursuivent le travail. Et puis, la concurrence vient souvent détruire les possibilités de coopération intra- ou internationale ».
Perpétuer à l’école la capacité d’émerveillement de l’enfant
Comme dans la recherche à tous les niveaux, l’école doit mettre en œuvre des méthodes qui n’assèchent pas le désir de connaissance et s’appuient sur cette capacité d’émerveillement pour transmettre et construire avec les enfants les connaissances et surtout la mise en œuvre de la démarche hypothético-déductive qui permet le développement de l’autonomie de jugement, de l’esprit critique. Cela permettra plus tard aux chercheurs de contrer le biais antiscientifique suivant, dénoncé par Bernard Lahire : « Aucun chercheur n’échappe actuellement à la compétition puisqu’il est comparé aux autres en permanence. Mais ce n’est pas cette compétition qui les motive dans leur recherche. Cela peut même les amener à publier trop rapidement des résultats mal assurés ou, pire, à trafiquer leurs résultats ».
L’école et la promesse d’égalité de la République
Les études montrent le défaut récurrent du système scolaire français : la reproduction des inégalités sociales dans l’institution. L’éducation devrait corriger ces inégalités et permettre aux enfants issus des classes populaires d’acquérir un niveau culturel et d’instruction de haut niveau. Une république sociale, démocratique et laïque doit reposer :
- sur les conquis sociaux dont la Sécurité sociale et son beau principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »,
- sur l’école publique, gratuite et laïque qui doit former des citoyens libres, conscients et émancipés, qui doit former des producteurs capables de s’insérer dans l’économie quitte à en critiquer le fonctionnement, qui doit transmettre une morale commune qui évite le piège du relativisme qui mettrait tout et n’importe quoi sur le même plan, une morale fondée sur les valeurs universelles des droits humains et le principe universel de laïcité qui assure la liberté de conscience et la liberté de l’exprimer sans crainte d’être humilié ou assassiné.
Notes de bas de page
| ↑1 | Auteur du livre Savoir ou périr, éditions du Seuil. |
|---|---|
| ↑2 | https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/bernard-lahire-il-ny-a-pas-de-paradis-scolaire-dans-le-monde. |
| ↑3 | Hannah Arendt, Conditions de l’homme moderne, chapitre 2. |
