La « Baleine » fête ses 80 ans
Les 4 et 19 octobre 2025 seront célébrés les 80 ans des ordonnances de la Sécurité sociale. 80 ans de la « Baleine », qualifiée ainsi comme telle lors des « États Généraux de la Sécurité sociale » de 1987, sous le patronage de Philippe Séguin, un gaulliste social pourtant. Il est vrai qu’à côté d’un Macron ou d’un Bayrou, Séguin aurait presque l’air de gauche. La baleine, un cétacé en voie de disparition… Pourtant, nous célébrons les 80 ans de ce qui demeure la plus importante avancée sociale de l’humanité. Partie intégrante du programme du Conseil national de la Résistance, elle fut le déjà-là d’un projet post-capitaliste dont le cœur est la sécurisation de la vie des individus, les sortant du « vivre au jour la journée » – ou de l’horizon temporel du « on verra demain ce que le sort nous réserve » – pour parler comme Robert Castel. Car c’est bien le cœur de la Sécurité sociale : lutter contre l’insécurité sociale, la précarité, la peur du lendemain.
La « Sécu » : sécuriser la vie des gens contre la vie précaire
On ne se rend plus compte de l’ampleur de cette révolution qui fut au cœur de l’invention du salariat. Pire : on en a oublié, en 80 ans, la philosophie, « l’Esprit de Philadelphie », pour reprendre le titre du livre d’Alain Supiot. Sortir les individus de la peur : peur de devenir vieux, de tomber malade, d’avoir un enfant supplémentaire, peur d’un accident du travail… Car nous en sommes revenus au début du XXe siècle, ou presque : il faudrait dynamiser les gens, en rendant leur emploi plus précaire, leur accès aux soins plus difficile, la peur de la dépendance en se constituant une épargne… La peur comme pacte social. Le Vae Victis romain comme horizon d’attente.
La « Sécu », entendue dans son acception large, est ce qui permet une vie civilisée, pas simplement une carte vitale ou une CPAM… C’est un contre-projet de société au libéralisme.
Toute révolution suscite hélas sa contre-révolution. Nous l’appelons capitaliste, « néolibérale » étant en trop car non, le capitalisme en revient à sa nature sauvage dont le moteur est la peur. Il vous suffit d’imaginer la vie sans carte vitale, sans droit à la retraite, sans arrêt-maladie, sans solidarité entre familles nombreuses et familles peu nombreuses… La « Sécu », entendue dans son acception large, est ce qui permet une vie civilisée, pas simplement une carte vitale ou une CPAM… C’est un contre-projet de société au libéralisme. Et c’est en cela qu’elle est révolutionnaire, presque au sens anthropologique. Elle bouleverse le rapport des individus aux malheurs, recatégorisés en « risques sociaux ». C’est en cela que le capitalisme la déteste et la combat, dès sa naissance, tardive en France.
1946, une grande date de l’Histoire de France
Ses lois d’application ont été votées en 1946. Mais, comme ce déjà-là post-capitaliste s’est bâti dans le cadre d’une économie capitaliste(1)C’est-à-dire avec le mode de production capitaliste dominant., elle a été attaquée, dès la fin des années 40, par des contre-réformes régressives dès que le grand patronat et les collaborationnistes ont pu faire oublier leur soutien au nazisme et au pétainisme largement soutenus par la Fédération nationale de la Mutualité française, et par les institutions des paysans propriétaires, des indépendants et des corporatistes.
Le projet était clair : devenir le pilier de la solidarité collective de tous les assurés sociaux et ayants droit contre tous les aléas de la vie, de la naissance à la mort. La Sécu instaure des solidarités inédites : pauvres/riches bien sûr, mais aussi malades/bien portants ; actifs/inactifs ; salariés protégés des accidents du travail et les autres. Au fond, parler de Sécu ou de société, entendue comme interdépendance sociale généralisée, revient à dire la même chose. Le grand sociologue inspiré par Elias, Abram de Swaan, faisait ce constat presque trivial : les épidémies ne s’arrêtent pas aux quartiers sinistrés. Les microbes ne connaissent pas les frontières, on en a refait le constat amer lors de la pandémie de Covid. Ou, comme disait Keynes, les pauvres ne meurent pas en silence. On aurait presque envie de dire que l’urbanisation, et au-delà la « mondialisation » malheureuse rendent plus que nécessaire une Sécurité sociale universelle.
Trente années de désossement capitaliste du cétacé
Aujourd’hui, les cinq branches de la Sécurité sociale(2)Il est toujours utile de noter que la Sécu ne se résume pas à la carte vitale de l’Assurance-maladie, qui ne représente que 260 milliards d’euros sur les 660 de la Sécu. ont perdu trois conditions révolutionnaires et demie sur les quatre promues en 1945-1946(3)Vous avez cherché Sécurité sociale – ReSPUBLICA.. Gérée pendant plus de vingt ans par les assurés sociaux en autonomie par rapport à l’État, elle est aujourd’hui étatisée et largement affaissée par plusieurs dizaines de contre-réformes capitalistes réalisées par les néolibéraux de gauche et de toutes les droites.
Comme nous l’avons rappelé, la « Sécu » n’est pas un ensemble baroque de règles, de cartes (vitale par exemple), de caisses ; c’est une vision du monde en tant que, justement, elle est sociale, terme synonyme d’interdépendance humaine. C’est cette philosophie qui est plus que jamais d’actualité : nous faisons face à des défis collectifs majeurs, à commencer par le défi écologique. Comment éviter le sauve-qui-peut du Titanic face à une croissance faible et un environnement menaçant ? C’est en cela que la Sécu pose une question politique, au sens grec de polis : chacun pour soi ou la force des collectifs ?
L’affaissement de la Sécu, qui, pour le coup, est un vecteur de dé-civilisation, continuera tant qu’elle ne sera pas intégrée aux actions des priorités sociales des salariés.
L’affaissement de la Sécu, qui, pour le coup, est un vecteur de dé-civilisation, continuera tant qu’elle ne sera pas intégrée aux actions des priorités sociales des salariés. Que les salariés ne se laissent plus perdre dans la technique des experts : la Sécu est ce qu’est ou veut être la société. Il n’y a rien de plus politique que la Sécu.
Mais un cétacé décidé à vendre chèrement sa peau
Soyons optimistes, au moins, de la volonté : grâce aux luttes sociales, la Sécu présentait encore en 2024 un budget de 660 milliards d’euros, soit 150 milliards de plus que le budget de l’État, tous ministères confondus. Las, de nouvelles attaques contre la Sécu sont au travail. Déjà, la protection sociale complémentaire des fonctionnaires (PSC), en cours de discussion et de signature, comme l’accord national interprofessionnel (ANI) pour le secteur privé, qui est une attaque directe contre les principes de la Sécurité sociale, puisqu’il se concrétise par un renforcement des structures complémentaires santé et prévoyance contre la Sécurité sociale. Mais le grand patronat, l’extrême centre et l’extrême droite vous proposent maintenant un étage de retraite par capitalisation, concomitamment à de nombreux reculs possibles (l’âge légal de départ, l’âge du taux plein quand on n’a pas les annuités nécessaires, la durée d’annuités et la baisse progressive des retraites).
On pourrait ajouter également l’augmentation de la désertification médicale, l’augmentation des restes à charge en matière de santé-assurance-maladie, d’autonomie, d’accidents du travail et de maladies professionnelles, de garde pour la petite enfance, etc. Sans compter la faiblesse des prestations pauvreté. Alors que la pauvreté augmente(4)Voir notre article https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-debats-politiques/la-faillite-de-nos-elites-met-la-france-en-capilotade/7438867., le taux de fécondité des femmes en âge de procréer est en forte diminution, malgré le désir d’enfant plus élevé(5)Le taux de fécondité est de 1,6 enfant pour un taux de 1,9 désiré.. De plus, la France est en train de concourir à différents championnats d’Europe du nombre de décès au travail, du taux de mortalité infantile, etc.
Pourquoi cette panique autour du sujet de la natalité ? Chacun y va de son argument. Il n’y en a qu’un seul : on fonde une famille quand on n’a pas peur du lendemain, quand le logement est accessible à un prix abordable, l’accès aux soins idem… Ainsi, la retraite par capitalisation est un miroir aux alouettes pour le grand nombre et un trésor pour l’oligarchie. L’oligarchie mise sur la peur du lendemain et l’individualisme. Le Sauve-qui-peut des premières classes contre la survie des troisièmes classes.
L’exemple paradigmatique des retraites : entre catastrophisme et propagande
C’est un déferlement de fausses critiques sur la répartition et de mensonges sur la capitalisation. Que nous disent les affabulateurs ? Puisqu’il y a de moins en moins d’actifs et de plus en plus de retraités, il est préférable que chacun se « crée » sa propre retraite par capitalisation. Faux ! Archi faux ! Pour deux raisons.
D’abord, que ce soit en répartition ou en capitalisation, ce sont toujours les actifs qui financent les retraités. Dans le premier cas, c’est par définition. Pour le second cas, il faut savoir que la valeur des actifs est déterminée par les acheteurs potentiels. Si pas d’acheteurs, le capital ne vaut rien. Dès qu’un salarié actif part à la retraite, il faut que le fonds de pension vende une partie de son actif pour financer la nouvelle retraite. Car l’argent des cotisations est toujours placé dans des circuits financiers pour financer les actionnaires de la compagnie d’assurances ; si la conjoncture est mauvaise, ce qui est possible dans l’avenir, c’est la baisse des retraites qui est à l’horizon. Dans le cas d’Enron aux États-Unis, ce fut le dépôt de bilan de la compagnie d’assurances et les yeux des retraités pour pleurer.
Ensuite, le ratio actifs/retraités n’est pas le bon ratio pour comprendre le fonctionnement de la répartition. En fait, c’est le ratio production de richesses/nombre de retraités qui compte. Et pour passer à la production de richesses à partir du nombre d’actifs, il convient de tenir compte de la productivité du travail. Là est la fourberie du capitalisme menteur ! Sinon, comment expliquer qu’un paysan de la FNSEA avait prédit en 1960 la famine en 2010 parce que, disait-il, à force de diminuer le nombre de paysans (divisé par 10) et d’augmenter le nombre de bouches à nourrir (multiplié par 2), c’est la famine à l’horizon ?
Effectivement, c’est l’augmentation de la productivité qui explique que notre paysan de la FNSEA a eu tort ! En quelques décennies, il y a eu une augmentation plus ou moins forte de la productivité. Aujourd’hui, comme on sait calculer sur plusieurs décennies le nombre de retraités et que l’on peut chaque année modifier les augmentations de productivité du travail, on sait qu’avec la démographie actuelle, une augmentation de productivité de 18 % est nécessaire sur 50 ans pour maintenir le niveau des retraites en vigueur. Donc, en supprimant les 15 milliards d’exemptions de cotisations sociales, les 75 milliards d’exonérations de cotisations sociales et en faisant cotiser tous les salaires et revenus du travail, on voit bien qu’il y a même moyen d’améliorer nos retraites pour une partie substantielle des travailleurs. Bien sûr, on ne pourra pas maintenir tous les cadeaux aux entreprises de 211 milliards par an sans contreparties. Eh oui, et on ne pourra pas non plus augmenter les budgets militaires de 90 milliards(6)Passage de 2 % à 5 % du PIB, puisque la France est soumise à l’UE, l’euro, l’Otan et l’UE : voir notre article https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-debats-politiques/la-france-soumise-a-lunion-europeenne-a-leuro-a-lotan-aux-etats-unis/7438815. en baissant les budgets sociaux ! Il va falloir choisir !
Se réapproprier le salaire socialisé
Il faudra bien que le camp du travail réintègre le salaire socialisé volé aux travailleurs depuis 1983 pour financer encore et encore les dividendes et les investissements des grandes entreprises, même quand ces entreprises voient leurs bénéfices baisser. Et oui, il faut en finir avec les conclaves retraite à la sauce Bayrou et modifier le partage de la valeur ajoutée. C’est cela et rien d’autre, la lutte des classes. On peut se demander comment des salariés peuvent encore cotiser à des syndicats toujours prêts à faire semblant qu’un conclave à la Bayrou peut être utile !
Il y a aussi certains intellectuels bac+35 qui nous bassinent sur le pseudoavantage selon lequel, avec les fonds de pension des retraites, on pourrait financer l’industrie française ! Il faut répondre qu’il y a deux raisons pour lesquelles cela est également erroné. La première est que les milliardaires français investissent aux États-Unis plutôt qu’en France. La deuxième est que, dans la négociation EU-UE, la présidente de l’UE soumise aux Américains, madame von der Leyen, atlantiste féroce, a promis 600 milliards d’investissements européens aux USA et 750 milliards d’achats d’énergie. Et qu’il faudra résister à l’union des marchés de capitaux dans l’UE souhaitée par monsieur Draghi pour que les milliardaires et les multinationales de la finance puissent concentrer dans des fonds de pension l’ensemble des capitaux sans que les citoyens puissent intervenir.
Le PLF et le PLFSS de Macron-Bayrou méritent la censure et la grève des travailleurs.
L’intersyndicale regroupant huit centrales syndicales avait lancé, le 22 juillet dernier, une pétition sur change.org contre les projets Macron-Bayrou ; quinze jours plus tard, plus de 300 000 personnes l’ont signée. Deux fédérations CGT, celle de la chimie et celle du commerce, appellent à la grève à partir du 10 septembre 2025, date à laquelle certains anciens gilets jaunes appellent aussi à des rassemblements locaux dans plusieurs dizaines de localités, d’après leur site officiel peu disert sur les initiateurs de cet appel du 10 septembre en dehors d’une interview au journal Le Parisien… Nous ne savons pas, à l’heure où nous écrivons cet article, ce que sera la mobilisation de rentrée. Mais nous estimons qu’avec le programme d’austérité +++ de plus de 40 milliards de coupes sur les budgets sociaux déjà notoirement insuffisants, dont une grande partie sur la Sécurité sociale, le couple Macron-Bayrou mérite la censure et la grève des travailleurs.
Redécouvrir le sens et la portée politiques de la Sécurité sociale
La Sécurité sociale, tant elle est entrée dans le langage courant contre sa philosophie originelle, est un projet politique. Une philosophie sociale. Ne vous laissez pas enfumer par les pseudo-« experts » comme des pseudo-économistes à la Lenglet, Seux, Bouzou et tous les autres laquais du capital. Ils détestent ce que NOUS nous voulons : une société qui fasse société, c’est-à-dire où chacun se sent responsable des autres, car les bonheurs individuels et collectifs se rejoignent. C’est d’ailleurs sur ce constat qu’est né le concept de Sécurité sociale. L’Esprit de Philadelphie.
Notes de bas de page
↑1 | C’est-à-dire avec le mode de production capitaliste dominant. |
---|---|
↑2 | Il est toujours utile de noter que la Sécu ne se résume pas à la carte vitale de l’Assurance-maladie, qui ne représente que 260 milliards d’euros sur les 660 de la Sécu. |
↑3 | Vous avez cherché Sécurité sociale – ReSPUBLICA. |
↑4 | Voir notre article https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-debats-politiques/la-faillite-de-nos-elites-met-la-france-en-capilotade/7438867. |
↑5 | Le taux de fécondité est de 1,6 enfant pour un taux de 1,9 désiré. |
↑6 | Passage de 2 % à 5 % du PIB, puisque la France est soumise à l’UE, l’euro, l’Otan et l’UE : voir notre article https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-debats-politiques/la-france-soumise-a-lunion-europeenne-a-leuro-a-lotan-aux-etats-unis/7438815. |