L’effet barbe à papa : « la grande Sécu » et ses confusions

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L’augmentation des primes des complémentaires santé scande régulièrement l’actualité de la Sécurité sociale, à la faveur du désengagement de celle-ci pour des raisons budgétaires. Les complémentaires santé sont une exception française à la fois inefficiente et inégalitaire. Depuis 2010, de plus en plus de voix s’élèvent pour en finir avec ce système de doubles payeurs, et les propositions se multiplient, créant une certaine confusion autour de la notion de « Grande Sécu ». ReSPUBLICA clarifie le débat.

L’assurance-maladie dans la ligne de mire des budgétaires

Comme lors de chaque plan d’austérité, l’assurance-maladie est dans la ligne de mire, car elle est le deuxième mastodonte de la protection sociale après les retraites, représentant environ 263 milliards d’euros contre 300 milliards pour les secondes. Tout gouvernement, sur fond de dramatisation du « trou de la Sécu », y cherche donc des économies à réaliser afin de rentrer dans les clous de Bruxelles. Transformer de la dépense publique en dépense privée est un moyen commode de combler ledit trou, même si cela soulève le mécontentement général. Ainsi, par exemple, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025, mort-né avec la censure du gouvernement Barnier, prévoyait la diminution de 70 % à 60 % de la prise en charge des consultations en médecine de ville. Immédiatement, les institutions représentatives des assurances maladie complémentaires, Fédération Nationale de la Mutualité Française en tête, faisaient savoir qu’un tel désengagement se traduirait immédiatement par une hausse des primes. Autrement dit, en substituant de la dépense privée à la dépense publique, le gouvernement substitue de facto un impôt privé (les primes aux AMC) à un impôt public (la CSG).

Dépense privée ou publique : une différence énorme

Pourtant, le profane se dira : cela ne fait aucune différence que les parts relatives de la Sécu et de ma mutuelle changent, le principal étant que je sois aussi bien remboursé qu’avant. Grave erreur. Une telle substitution a des effets contre-redistributifs pour une raison simple : la CSG est proportionnelle aux revenus alors que la prime versée à une AMC ne l’est pas, car, en général, elle est fonction de l’âge et de la situation familiale, quand elle n’est pas, grâce à des stratagèmes dont les assureurs ont l’art et la manière, calée sur le risque. Ainsi, les plus âgés et les plus pauvres paient plus pour avoir moins, tandis que les plus jeunes et les plus riches paient moins pour avoir plus.

Pourquoi parler d’« impôt privé », expression quelque peu oxymorique ? Pour une raison simple : si un assuré social veut pouvoir accéder aux soins dans des conditions financières soutenables, il est contraint, surtout passé un certain âge, de verser son écot à une AMC ou, dit autrement, il n’a pas d’autre choix que d’acquérir une « complémentaire santé » qui joue à peu près le rôle du fisc en santé. Sans AMC, il pourrait être confronté, en cas de maladie, à des restes à charge (RAC) conséquents menaçant ses finances (par exemple en cas d’hospitalisation, le montant de ce RAC peut grimper très rapidement). C’est exactement la même logique avec la capitalisation en matière de retraite. Si l’Allemagne, par exemple, sans parler des États-Unis, a un niveau de dépenses publiques inférieur à celui de la France, c’est parce qu’elle a décidé de recourir davantage aux fonds de pension. Pour autant, du point de vue du futur retraité, la situation reste inchangée : au lieu de verser des cotisations à une assurance sociale, il DOIT se constituer une épargne privée pour ses vieux jours. Dans les deux cas, maladie et retraite, la dépense est contrainte.

Les AMC contre la Sécu

Les AMC individualisent le risque maladie que les créateurs de la Sécurité sociale avaient voulu socialiser en 1945 – 1946.

Les AMC rompent donc avec la triple solidarité organisée par la Sécu : entre malades et bien-portants, entre riches et pauvres, entre célibataires et familles nombreuses. Elles individualisent le risque maladie que les créateurs de la Sécurité sociale avaient voulu socialiser en 1945 – 1946. Bien évidemment, une telle substitution crée inévitablement des remous politiques. À gauche, on y voit, à juste titre, une régression sociale source d’injustices face à la maladie, à droite une atteinte au niveau de vie des retraités qui n’ont, contrairement aux salariés du privé bénéficiant de complémentaires d’entreprise, que des contrats individuels, dont la qualité est éminemment variable. Ils subissent donc de plein fouet, aux dépens de leur pouvoir d’achat, la hausse des primes. Les débats houleux autour du PLFSS 2025 n’ont pas fait exception à la règle, ce qui a certainement contribué à la chute du gouvernement Barnier. C’est que l’on ne touche pas impunément à la « Sécu » en sa branche maladie : cette dernière est la figure centrale du pacte républicain et les inégalités d’accès aux soins sont les plus mal tolérées par les Français, selon le baromètre social de la division statistique du ministère de la Santé et des Affaires sociales.

La comptabilité contre l’efficacité sanitaire

On soulignera que ce type de décisions est purement comptable et n’a aucune rationalité sanitaire. En effet, il est, pour le moins, contradictoire de vouloir « désemboliser » les urgences et de rendre plus difficile financièrement l’accès aux soins de généralistes dont le nombre, de surcroît, est orienté à la baisse. De tels « tripatouillages » budgétaires, pour reprendre une expression commune dans les centrales syndicales, sont rendus possibles par l’exceptionnalité française qui fait qu’un même soin est remboursé par deux payeurs : la Sécurité sociale d’un côté, les AMC de l’autre. Ce système de doubles payeurs est considéré par tous les économistes de la santé comme inégalitaire, ainsi qu’on vient de le voir, mais aussi inefficient. En effet, une même feuille de soin supporte deux fois des coûts de gestion : ceux de la Sécu et ceux, beaucoup plus élevés, des AMC. Pour parler concret, quand vous versez 1 euro à la Sécu, seulement 4 centimes vont à la gestion des dossiers ; quand vous versez la même somme à une AMC, ce sont 20 à 25 centimes qui partent dans les frais de gestion et ce qu’elles appellent pudiquement les « coûts d’acquisition de clientèle », vulgairement appelés publicité. Pourquoi un tel écart ? C’est très simple. La Sécu, en situation de monopsone (un seul acheteur), peut amortir son infrastructure gestionnaire sur 67 millions de Français. L’AMC, elle, ne peut la rentabiliser que sur sa clientèle. Les coûts fixes y sont donc nettement plus importants.

Des obstacles essentiellement politiques

En résumé, les AMC, en plus d’être foncièrement inégalitaires, sont une aberration économique. Les supprimer permettrait au système de santé d’économiser environ 7 milliards d’euros. Un seul soin pris en charge par la collectivité et remboursé par un seul payeur : telle est la solution optimale. Question : pourquoi ne le fait-on pas ?

Nous avons vu une première raison : les AMC sont la pierre philosophale qui permet de transformer la dépense publique, forcément nocive du point de vue du capitalisme néolibéral, en dépense privée, forcément bénéfique, et de réaliser ainsi des économies budgétaires presque mécaniquement quand l’état des finances publiques « l’exige ». La seconde raison est que les AMC constituent un puissant lobby, particulièrement la Mutualité française. Elles sont reconnues comme des cogestionnaires du risque maladie via l’Union Nationale des Organismes Complémentaires Maladie (UNOCAM) qui brassent plus de 40 milliards d’euros. Ce n’est pas rien. Enfin, argument ultime des partisans des AMC après le risque d’étatisation, le chantage à l’emploi.

L’évolution notable du débat public depuis 2010

Cependant, cette situation de doubles payeurs a fini par susciter des critiques de plus en plus nombreuses et, parfois, virulentes venant de tout le spectre politique. Des personnalités, comme Didier Tabuteau, avec ou sans Martin Hirsch, le Pr André Grimaldi, l’auteur de ses lignes, ont lancé à compter de 2010 de nombreuses initiatives, sous forme de tribunes, d’appels, de manifestes, pour en finir avec cette exception historique. On s’en souvient peut-être, le candidat Mélenchon en 2017 avait placé la création du 100 % Sécu au sommet du programme « L’Avenir en commun ». L’idée de « grande Sécu » a été reprise, non sans cynisme, par Emmanuel Macron et son ministre Olivier Véran en 2021 dans la perspective des élections de 2022 afin de conserver l’électorat des retraités, particulièrement pénalisés par le secteur des AMC.

La Cour des comptes, le Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie et même l’inspection des finances sont ensuite entrés dans la danse pour creuser le sillon de la suppression des assurances maladie complémentaires. Il faut d’abord souligner le progrès réalisé par l’idée depuis 2010. À l’époque, évoquer le scénario de la « Grande Sécu » relevait de l’utopie, sinon de la malséance. Grâce à l’activisme de certains et devant le coût de cette exception française, la technostructure s’est peu à peu ralliée au scénario du « payeur unique ». Le blocage demeure avant toute chose politique. Une partie de la gauche défend la Mutualité française tandis que la droite défend les intérêts des assureurs privés, les syndicats étant eux aussi très ambivalents étant donné qu’ils ont des parts de marché via les institutions de prévoyance. Plus précisément, ce sont les états-majors syndicaux qui résistent le plus, leur base étant quant à elle beaucoup plus favorable à la suppression des AMC. Ces résistances politiques et syndicales sont un phénomène classique en science politique : une fois que vous avez institutionnalisé un dispositif, il se produit un effet de cliquet et d’irréversibilité, puisque les intérêts ainsi créés s’opposent à toute remise en cause du statu quo.

Une « Grande Sécu » à géométrie variable

Néanmoins, si l’on peut se féliciter de l’évolution du débat – un représentant de la Mutualité française a pu déclarer en 2022 que « le boulet était passé près des têtes » –, l’élargissement des acteurs favorables au scénario de la « Grande Sécu » n’est pas allé sans malentendus, voire un flou croissant sur ce que ce terme recouvre. On peut distinguer au moins trois versions.

Version macroniste : maintien du double payeur

La première, macroniste, consiste à obliger les AMC à réduire à 0 le reste à charge pour ce qui concerne le dentaire, l’optique et les dispositifs d’audioprothèse. En résumé, on reste dans le système existant, mais on le « régule » et l’encadre davantage.

La seconde option consiste à généraliser le système d’Alsace Moselle qui outre le premier « pilier » obligatoire – la « Sécu de base » –, propose une AMC obligatoire, financée par des cotisations proportionnelles aux revenus, laissant environ 10 % des dépenses à la charge des assurés sociaux (lesquels peuvent très bien compléter par une assurance maladie non plus complémentaire, mais supplémentaire). Ce scénario peut être considéré comme transitoire vers le troisième, à savoir une Sécu qui prend en charge à 100 % les actes, médicaments et dispositifs constitutifs d’un « panier de soins et de prévention ». C’est évidemment le scénario le plus ambitieux, puisqu’il supprime purement et simplement l’étage complémentaire. Toutefois, il n’est pas aussi simple qu’il y paraît. En effet, qui et comment se définit le périmètre de remboursement à 100 %, sur le modèle des affections de longue durée actuel ?

Fixer politiquement le périmètre du remboursement à 100 %

Il s’agit alors de cheminer sur une ligne de crête entre l’ « open bar » – tous les assurés sociaux estimant que ce qui est bon pour leur santé doit être pris en charge, de l’homéopathie à l’art-thérapie en passant par l’équithérapie –, avec le risque réel de « faire sauter la banque » d’un côté, et un « panier » très restrictif, réduisant la Sécu aux acquêts des actes et biens jugés « essentiels » de l’autre. En fait, le 100 % Sécu exige beaucoup de civisme des assurés sociaux, adossé à des procédures de délibération collective démocratiques et transparentes. Les assurés sociaux, qui sont aussi des citoyens, doivent comprendre que, si l’on définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, psychique et social », soit la définition du bonheur, toute la richesse nationale n’y suffirait pas. Il faut donc fixer des limites, et les fixer politiquement, ce qui est un exercice particulièrement périlleux, surtout avec une industrie qui « travaille » les « besoins » dans un sens inflationniste.

Redécouvrir le sens politique de la « Sécu »

En conclusion, supprimer les complémentaires santé ne pose pas de problèmes techniques insurmontables, hormis le reclassement des salariés qui travaillent dans les mutuelles dans des emplois plus bénéfiques pour la santé publique, bref, une sorte de restructuration industrielle. Mais la « grande Sécu » oblige à sortir le sujet des cénacles ou conclaves d’experts pour refaire de la Sécurité sociale un objet pleinement politique. Démarche périlleuse certes, mais conforme aux souhaits d’Ambroise Croizat et de Pierre Laroque.