LA PSYCHIATRIE EST-ELLE ENTRÉE EN PSEUDOMORPHOSE ?

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Roland Gori est psychanalyste et professeur honoraire de psychopathologie à Aix-Marseille-Université, son dernier livre paru est La fabrique de nos servitudes, publié aux Liens qui libèrent en 2020. Benjamin Weil est psychiatre à l’Association de Santé Mentale du XIIIe arrondissement.

On croirait qu’une société entière dit ce qu’elle est en train de construire, avec les représentations de ce qu’elle est en train de perdre.(1)Michel de Certeau, 1969, L’écriture de l’histoire, Paris, Folio Gallimard, 1975, p. 168.

À chaque époque notre langage a toujours un train de retard pour dire la réalité d’un monde en perpétuelle transformation. Les événements sont nouveaux, les langages anciens. Inévitablement. Inévitablement nous devons procéder à un plan de coupe dans le chaos des événements du monde afin de lui donner une apparence de cohésion et un sens relatif(2)Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022.. Dans les champs séparés et interdépendants de nos réalités professionnelles il arrive toujours un moment où le même mot, la même expression, n’a plus du tout la même signification qu’auparavant. Au point, par exemple, que nous pouvons nous demander aujourd’hui si le soin en général et le soin psychiatrique en particulier n’usent pas de signifiants, –soin, diagnostic, traitement, professions (comme celles de psychiatre ou de psychologue) –, dont la signification n’a plus grand-chose à voir avec celles qu’ils avaient dans les années 1970. 

Rappelons ce qu’est une pseudomorphose. En géologie la pseudomorphose est un processus physico-chimique par lequel la forme d’un minéral est conservée, alors que sa substance chimique initiale a été remplacée par une autre. C’est ainsi qu’un fragment de pyrite s’est transformé en limonite tout en gardant sa forme initiale de pyrite lorsqu’il a été altéré par diagenèse. Ce processus de transformation fait que la nature d’un objet se transforme radicalement sans modification de son apparence. Nous postulons que ce processus de pseudomorphose excède le domaine physico-chimique et s’étend à tous les champs culturels, sociaux et politiques. C’est la thèse de l’essai de l’un de nous(3)Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022. : les concepts et les catégories de pensée évoluent par pseudomorphose, leurs significations ne sont pas hors du temps et de l’époque dont ils émergent. Un même mot n’est pas un même concept. Le temps et l’espace, la réalité physique ne sont plus les mêmes après les découvertes d’Albert Einstein, d’Erwin Schrödinger ou de Werner Karl Heisenberg(4)Werner Karl Heisenberg, 1955-1956, Physique et philosophie. La science moderne en révolution, Paris, Albin Michel, 1972.. À la suite de leurs découvertes, nous n’habitons plus tout à fait le même monde, et le concept d’espace-temps n’a plus grand-chose à voir avec les notions traditionnelles de temps ou d’espace. Les catégories sociales et symboliques, comme les concepts scientifiques, évoluent par pseudomorphose. Depuis le 24 février 2022, les mots de « guerre » ou de « nucléaire » ont un peu changé de sens et nous devons nous préparer à en tirer les conséquences. Nous souhaiterions dans cette tribune évoquer quelques exemples de pseudomorphose en psychiatrie et relever de cette manière les malentendus et les conflits professionnels qui accompagnent ces évolutions.

Freud, disait Jacques Lacan, avait assuré la « promotion du symptôme » en montrant comment en s’inscrivant dans une histoire singulière il révélait une vérité, il portait témoignage d’une blessure d’amour. Il s’avérait irréductible à un signe de la sémiologie médicale. Aujourd’hui, presque sans résistance et au nom d’une propagande scientiste et commercialement intéressée, il se dérobe à cette analyse clinique des praticiens, se réduit à un « trouble », notion « trouble » elle-même, et fait de l’individu qui en devient le porteur un profil bio-algorithmique, un « segment de population statistique ».

 Le soin qui est censé prendre en charge ces « troubles », dont le catalogue ne cesse de s’étendre jusqu’à aujourd’hui inclure « le deuil prolongé » dans la panoplie de la pathologie, subit ce processus de pseudomorphose des manières de penser la santé et la maladie. Le soin, dont l’usage pourrait signer le désir de reconnaître l’artisanal, la matière d’un dialogue humain, est venu rejoindre le cortège des discours administratifs et techniques. Le soin a été rationalisé, fragmenté, taylorisé, au point qu’on peut en confier la mise en œuvre à des opérateurs différents et complémentaires, à des sous-traitants. Les plateformes d’orientation et de diagnostic mises en place par le ministre Véran transforment les psychologues en opérateurs techniques d’un soin limité dans le temps et en substance (8 séances d’Uber Care). Ce type de « soin » à la 6/4/2 se trouve inclus dans une chaîne de production automatique dont le psychiatre contremaître a la charge, à défaut du goût ou de la compétence(5)Roland Gori le 1er janvier dernier dans ReSPUBLICA : « Pourquoi la casse du métier de psychologue clinicien est un enjeu démocratique ». Le mot de psychothérapie demeure, mais la chose a changé.

 Nous voici, avec cette néo-psychiatrie transformée en hygiène sociale de masse, passés du souci de la souffrance singulière d’un sujet à l’application de données « objectivées », numérisées, établies à partir des big data appliqués à la santé des individus. Et, sans surprise l’expression secteur psychiatrique ne désigne plus alors les conditions de déploiement de la psychothérapie institutionnelle dans la cité, mais définit une répartition gestionnaire et administrative des moyens sur des données cadastrales. Il s’ensuit que la « qualité des soins » ne désigne plus une exigence éthique des soignants contrôlée par leurs pairs, mais la production de process, de standards de comportements collectifs, qui assure la mise en conformité des lieux de soins à des normes opposables définies par la langue et la grammaire des gestionnaires. La valeur quantifiée a définitivement choisi son camp, c’est celui des technocrates, des gestionnaires, des communicants et autres non soignants dont Philippe Lançon dans Libération du 26 novembre 2018 révèle « la nature profonde de cet accouplement, désormais opérant en France, entre gestionnaires et bureaucrates. Mon sentiment est qu’ils n’agissent pas malgré l’ignorance du métier qu’ils contrôlent et le manque d’empathie, mais précisément par la grâce de cette ignorance et de ce manque d’empathie. »(6)Philippe Lançon, Libération du 26 novembre 2018, p. VIII, souligné par nous. C’est cette ignorance qui a produit un effondrement de nos capacités sociales et culturelles de prendre soin les uns des autres, révélé lors de la pandémie, et dont la pseudomorphose des mots nous a empêchés de prendre toute la mesure.

Ainsi, nous constatons avec étonnement que la qualité des soins est placée sous la tutelle du personnel administratif de l’hôpital qui enseigne aux soignants sa grammaire, de sorte qu’ils puissent répondre aux attendus de la Haute Autorité de Santé.

Enfin, c’est à peine si nous arrivons à l’exprimer : nous, psychologues et psychiatres, ne nous reconnaissons plus. Nous nous sommes vus abandonner l’engagement du dialogue intersubjectif, notre écoute attentive et bienveillante de vulnérabilité partagée. Notre mandat a changé. Désormais, il s’agit de constater, de mesurer, éventuellement de donner des « trucs », des conseils, de prescrire des traitements chimiques pour décapiter le symptôme et avec lui le sens dont il pourrait être porteur. Nos métiers, pourtant toujours qualifiés de la même manière, se sont profondément modifiés sous les tutelles des bureaucraties néolibérales(7)Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022. : l’humanité de notre objet, la capacité d’écoute et de pensée dans nos lieux de travail et de recherches, si essentiels dans nos disciplines, sont devenus des variables mal maîtrisées et encombrantes, la raison de nos échecs.

C’est parce que nous savons, nous entendons autour de nous les preuves que nous vivons quelque chose de partagé dans les métiers qui traitent ce qui de ce qui est irréductiblement humain dans l’homme que nous sommes fondés à dire notre inquiétude. Nous constatons que le savoir de ces champs (l’éducation, la justice et la médecine) connaît des évolutions comparables. En effet, si cette pseudomorphose que nous décrivons a quelque chose de naturel – c’est la fixité, l’univocité du sens qui ne le serait pas, sans doute – c’est le caractère cohérent, synchrone de cette évolution des langages décrivant l’homme que nous soulignons. C’est la production d’un savoir qui sert à tout décrire, se constituant autour d’une base numérique, statistisable, qui est une folie en ce qu’elle a pour effet d’éloigner les professionnels de la vérité de leur objet. 

Ainsi, il semble que le projet de la recherche dans nos disciplines soit devenu l’expulsion de ce qui ne se comprend pas en terme compatible à une compréhension gestionnaire. Lorsque l’interdit de parler, d’écouter et de rêver devient la norme au nom de la science et de la liberté, la justification technocratique des prescriptions autoritaires, aucun doute n’est permis : les totalitarismes eux-mêmes se sont modifiés par pseudomorphose. Le libéralisme autoritaire a inventé le sien.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Michel de Certeau, 1969, L’écriture de l’histoire, Paris, Folio Gallimard, 1975, p. 168.
2, 7 Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022.
3 Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022.
4 Werner Karl Heisenberg, 1955-1956, Physique et philosophie. La science moderne en révolution, Paris, Albin Michel, 1972.
5 Roland Gori le 1er janvier dernier dans ReSPUBLICA : « Pourquoi la casse du métier de psychologue clinicien est un enjeu démocratique »
6 Philippe Lançon, Libération du 26 novembre 2018, p. VIII, souligné par nous.