Classes moyennes et conscience de classe

« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence,
c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »

Marx, Avant-Propos à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859)

La chronique sur l’enjeu des classes moyennes, qui voulait ouvrir un débat sur la notion de classe sociale, a suscité diverses réactions auxquelles nous avons répondu précédemment. Sur la question cruciale de la conscience de classe, une lectrice remarquait que, selon Marx, il n’y a pas de classe sans conscience de classe et donc, les intérêts des classes moyennes étant divergents, celles-ci n’existent tout simplement pas. Cependant, les classes moyennes sont une réalité empirique incontestable, et elles n’auraient tout simplement pas leur place dans le système de pensée des classes ? C’est là, pour qui veut comprendre le monde afin de le changer, une difficulté qu’une « analyse concrète de la situation concrète » doit surmonter, condition sine qua non d’une stratégie d’action efficace.

Si l’on suit Marx, la société bourgeoise, celle dans laquelle se développe le rapport capitaliste, est par principe une société polarisée : les propriétaires des moyens de production d’un côté, qui décident de la destination du travail, les prolétaires de l’autre, qui n’ont que leur force de travail à vendre. Le rapport de domination et les intérêts de classe sont certains, mais les dominés n’en ont pas clairement conscience. Sinon, on ne comprend pas pourquoi les prolétaires ne se sont pas encore levés tous ensemble pour renverser leur état d’assujettis. Ni pourquoi des salariés surexploités dans le travail nocturne ou dominical s’élèvent contre les syndicats et un Code du travail fait pour les protéger. Effet de la croissance, dira-t-on, dans le premier cas, l’amélioration des conditions de vie ayant assoupi les consciences, effet de la crise, dans le second, la détérioriation de ces mêmes conditions de vie. Ainsi, à chaque fois, l’intérêt de court terme, le quotidien, l’emporte sur l’intérêt de long terme, la vie.

Si l’on suit encore Marx, c’est l’idéologie de la classe dominante qui éteint la conscience de classe des dominés : « que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. » (Manifeste…). C’est ainsi que les plus précaires des salariés se réfugient dans des solutions individuelles, « oubliant » leur intérêt de classe. C’est qu’ils n’en ont pas, considérait Marx, car ce « sous-prolétariat », ou lumpen, ne survit que par la grâce des employeurs, qui profitent du désepoir de ces travailleurs déclassés, « inemployables », disent les économistes.

Parallèlement, la marche de la société a fait se multiplier des couches intermédiaires, que leurs meilleures « conditions matérielles de la vie » éloignent de même de la conscience de classe ouvrière. Ces classes moyennes sont hétérogènes, car faites de salariés qui vendent leur force de travail dans des conditions très différentes, avec des conditions de travail et de vie différentes, elles n’ont donc d’intérêt commun que la possibilité individuelle d’améliorer leur statut social. Elles sont ainsi perméables à l’idéologie qui assure la reproduction du système qui les a faites naître, celle de la classe dominante. Et quand la crise dudit système éloigne leur espoir d’un meilleur statut social, elles s’arqueboutent « naturellement » sur la défense desdits acquis. L’émergence des classes moyennes joue un rôle essentiel dans le brouillage de la conscience de classe ouvrière et le maintien de la société bourgeoise.

1. L’émergence des classes moyennes

La progression du mode de production capitaliste s’est accompagnée de l’ascension politique et sociale de la bourgeoisie, un temps compatible avec l’aristocratie foncière jusque là dominante. En même temps, la production industrielle condamnait la petite production marchande, et Marx prévoyait la déchéance des artisans, commerçants, etc., formant une classe moyenne hétéroclite qu’il désignait par petite-bourgeoisie. Classe moyenne, au sens d’un ensemble de couches sociales vestiges de l’ancienne société qui pouvaient être propriétaires de capital, mais devait travailler pour subsister. Cette classe rassemblait ceux qui n’étaient ni la bourgeoisie (« la classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié », dit le Manifeste), ni le prolétariat (qui ne peut subsister qu’en vendant sa force de travail à la bourgeoisie). Et elle disposait d’un revenu intermédiaire.

Contrairement à la prédiction de principe de Marx selon laquelle la classe moyenne était vouée à s’éteindre ou à se rallier, celle-ci s’est beaucoup développée dans la société moderne, jusqu’à y prendre une place centrale. Mais ce n’est plus essentiellement la petite bourgeoisie d’antan, elle est aujourd’hui faite de couches salariées, du secteur privé ou du secteur public, dont l’origine tient aux contradictions du capitalisme, entre contraintes et besoins, qu’elles contribuent à surmonter, grâce aux gains de productivité combinés à une vaste redistribution du revenu et de la richesse (du patrimoine).

Ces couches sont nées de la dynamique du profit, qui devait surmonter la tendance à la baisse de son taux par une réduction du coût salarial, mais aussi de la nécessaire acceptation sociale des rapports de production capitalistes, facilitée par la hausse des salaires, d’autant mieux acceptée par les employeurs qu’en ouvrant des débouchés, elle contribue à la réalisation du profit. Ce sont les gains de productivité qui ont permis de tenir les deux bouts de cette gageure, en permettant de concilier le salaire comme coût et le salaire comme revenu.

Dynamique du profit et classes moyennes

Historiquement, les capitalistes ont combattu la tendance à la chute du profit par divers moyens, les contre-tendances à la baisse du taux de profit (augmentation de la durée du travail, commerce extérieur, etc.), le plus déterminant du point de vue du changement social étant sans doute l’obtention de gains de productivité, via l’organisation scientifique du travail (OST), d’abord le taylorisme, puis le travail à la chaîne. La première phase du développement industriel était celle de la « soumission formelle du travail au capital » : selon le droit de propriété, le salarié produisait pour le compte du capitaliste, certes, mais selon les normes technologiques définies par son métier, qui déterminait donc la valeur de la marchandise produite. Par contre, la mécanisation et l’OST ont permis la « soumission réelle », avec laquelle c’est le propriétaire des moyens de production qui dicte la façon de faire, la succession des tâches, le temps passé sur chacune d’elles, etc. La valeur de la marchandise produite dépend désormais de la capacité du capitaliste à définir des normes technologiques performantes : une bonne conception de la chaîne de montage qui permet de réduire les coûts salariaux aide à rendre le produit compétitif et à faire du profit.

Pour aller sur le marché, le bourgeois, propriétaire des moyens de production, a donc besoin de bureaux d’études, d’ingénieurs pour concevoir, de cadres et de techniciens pour faire exécuter, etc. Ceux-ci sont rentables s’ils permettent de gagner en efficacité en faisant suffisamment baisser la valeur des marchandises pour dégager les moyens de les inciter à bien travailler. Le surprofit dégagé par l’OST est plus ou moins équitablement réparti selon le niveau des salaires ou primes accordés, mais dans tous le cas, des inégalités vont apparaître, intrinsèquement liées à l’organisation du travail et déterminant à une hiérarchie des revenus : ouvriers, spécialisés et professionnels, cadres, moyens et supérieurs, etc.

Mais il faut former ces ingénieurs, techniciens et cadres, donc une école obligatoire, de l’enseignement élémentaire, pour qu’au moins les ouvriers sachent lire sur quel bouton appuyer, au supérieur, en passant par un intermédiaire, y compris pour les filles quand elles entrent dans le monde du travail. Il faut donc des enseignants et des formations d’enseignants, etc. Ainsi se multiplient les couches dites intermédiaires, ni patronales, ni ouvrières, dont les salaires ne sont plus en lien direct avec une simple reproduction de la force de travail. En regard de leur degré de qualification (études, diplômes, etc.), la convention sociale de salaire octroie à ces couches indirectement productives un statut social supérieur à celui des couches plus directement productives, moins qualifiées, via le critère de classification de l’INSEE en termes de « professions et catégories socioprofesssionnelles » (PCS, ex-CSP depuis 1982). Ces salariés bénéficient ainsi d’une forme de distorsion de la distribution du revenu qui les récompense théoriquement de leur contribution à l’efficacité des producteurs directs.

Question sociale et classes moyennes

Les économistes classiques, au début du XIXe s., réduisaient la question sociale au « problème économique », celui de la production de richesse, de sa répartition et de son utilisation. L’organisation sociale autour d’un marché « libre et non faussé » garantissait alors la cohérence optimale entre ces trois dimensions. Cette approche libérale allait dans le sens des intérêts de la bourgeoisie, qui avait besoin d’une société pacifiée et unie, car le marché, sur lequel repose le système capitaliste, implique le libre choix individuel, choix de travail, choix de consommation, choix de vie, mais le marché ne peut en lui-même créer les rapports sociaux qui l’accueillent. Le marché est incompatible avec une société fondée sur la loi du plus fort : pourquoi échanger en payant si je peux me servir ? Tout au long du XVIIIe siècle, les physiocrates se sont élevés contre les obstacles à l’échange, « laissez faire, laissez passer » réclamaient-ils au roi, contre la « police des grains », ou aux féodaux, contre les péages ? C’est la Révolution de 1789 qui mit fin aux privilèges et ouvrit en grand la voie au marché.

Mais le développement du capital requiert que les individus acceptent la société marchande bourgeoise, avec toutes les contraintes sociales qu’elle génère, de conditions de travail, de vie, avec les inégalités de revenu, les périodes de chômage et de misère, etc. Le développement économique a permis de meilleurs salaires et de meilleures conditions de vie. Il a permis aussi des transferts sociaux, qui ont contribué à l’intégration (la soumission) de la classe ouvrière, via l’impôt ou la cotisation sociale, base du « vivre ensemble », qui implique un État, pour le pouvoir, l’instance politique pour la décision de valider, et donc la nation pour l’acceptation de l’ensemble. Le capitalisme et la société bourgeoise se développent nécessairement dans le cadre de l’État-nation.

Dans ce cadre, et en réaction au inégalités sociales criantes, un mouvement ouvrier s’est organisé politiquement et syndicalement pour mener tout au long du XIXe siècle des luttes pour un meilleur partage global de la valeur ajoutée, qui ont largement contribué à une redéfinition permanente de la convention de salaire, en faveur des couches moyennes et populaires. Ajouté à la grande hétérogénéité des couches moyennes, cela a abouti à une grande disparité de traitement, et aujourd’hui la classification PCS n’est plus totalement satisfaisante, les économistes ou sociologues préférant une classification en termes de revenu. D’autant plus qu’en même temps, ces luttes ont développé, à côté du salaire direct, privé, un salaire socialisé.

Salaire socialisé, au sens du montant des dépenses sociales qui contribuent à couvrir le coût de la reproduction de la force de travail. Il a deux composantes : les dépenses pour les services publics (éducation, transports, etc.) et les dépenses pour la protection sociale contre les « risques » que couvrent quatre branches de la sécurité sociale (retraites, santé, famille, accidents du travail et maladies professionnelles), auxquels on ajoute celui de la perte d’emploi (chômage). C’est bien de salaire socialisé qu’il s’agit, et non différé, par exemple, car le terme d’assurance sociale ne doit pas tromper. Et même en cas d’assurance, c’est toujours la prime versée à un moment qui couvre les accidents du même moment, il n’y a pas de cagnotte dans laquelle l’assureur stockerait les primes en attendant de devoir  les reverser.

Que la socialisation se fasse par l’impôt ou la cotisation sociale ne change rien au fond de l’affaire, ce n’est qu’une différence de modalités, le produit de l’histoire de la formation du régime politique et social. Ces luttes ont procuré des “acquis sociaux” qui ont assuré la cohésion sociale et ouvert des débouchés à la production, ce qui a abouti à la mise en place des “normes sociales de consommation” du “fordisme” à la base des Trente glorieuses et à la consommation de masse. Tant que les gains de productivité ont permis de maintenir un équilibre minimal entre l’impératif de profit et celui de débouché, il y avait une certaine rationalité à espérer un progrès social continu et à abandonner l’idée de révolution.

Mais il ne suffit qu’une chose soit rationnelle pour le système pour qu’elle advienne mécaniquement : les individus patrons ne voient que leur intérêt particulier, les organisations patronales que l’intérêt des fractions du capital qu’elles représentent. L’intérêt de la bourgeoisie ne s’impose pas de lui-même, mais par la dialectique d’ensemble de la lutte des classes. C’est ainsi que, par une ruse habituelle de l’histoire, ces classes moyennes, nées de la lutte contre la classe dominante, contribuent à la renforcer.

À suivre : 2. Classes moyennes et anesthésie de la conscience prolétarienne