Épistémologie du travail productif, suite du débat avec Michel Zerbato

NDLR – Le lecteur trouvera la réponse (finale) de Michel Zerbato à ce nouveau texte sous le titre suivant :  “J-M- Harribey sur le travail productif : entre incompréhension et imposture.”

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La revue électronique ReSPUBLICA a publié dans son édition du 2 février 2016, n° 803, le texte « Retour sur le travail productif » que je lui avais adressé pour discuter la thèse qu’y défend régulièrement l’économiste Michel Zerbato. Celui-ci y a répondu dans le même numéro par une version courte « Travail productif : Jean-Marie Harribey révise Marx » et par une version longue « Jean-Marie Harribey révise Marx sur le travail productif » (1)C’est cette version longue que je suis pour répondre ici..

La question en débat concerne le travail effectué pour produire des services non marchands. La thèse que je développe depuis une vingtaine d’années est que ce travail, étant une fraction du travail social validé – en l’occurrence par décision politique et non par le marché pour le capital –, est productif de valeur qui s’ajoute à la valeur produite dans la sphère proprement capitaliste et n’est donc pas prélevée sur celle-ci. Cette thèse s’oppose bien sûr à la théorie économique libérale, toutes variantes confondues, mais aussi à une certaine tradition marxiste qui voit les services non marchands financés par prélèvement sur la plus-value capitaliste. La thèse de Michel Zerbato (MZ) est fidèle à cette dernière, poussée jusqu’à sa version la plus extrême, puisqu’il en affirme d’emblée le noyau dur : la richesse mesurée par la valeur économique est matérielle, ou, en d’autres termes, « l’industrie paie les services » (p. 1), que ceux-ci soient marchands ou non marchands.

Je ne reprends pas ici la totalité de ce que le lecteur peut retrouver facilement ailleurs et qui est synthétisée dans La richesse, la valeur et l’inestimable (2)J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013. Michel Zerbato n’est pas le premier avec qui j’ai discuté de cette question : on pourra se reporter notamment au débat ancien avec Jacques Bidet ou, plus récemment, avec Antoine Artous, avec une suite., j’essaie de cerner ce qui paraît essentiel pour comprendre la nature et l’enjeu du débat. MZ me donne acte de me « référer très correctement aux notions de base définies par Marx » (p. 1). Comme il le dit, comment puis-je, sur la même base analytique que la sienne, aboutir alors à une conclusion opposée ? Je vais répondre en trois temps. D’abord, en examinant le problème soulevé par les services dans la théorie de la valeur, ensuite en abordant la question de la monnaie sous-jacente à celle de la valeur, enfin en me demandant s’il y a des conclusions politiques à tirer de considérations théoriques, ce qui permettra de suivre d’assez près la construction du texte de MZ.

1. Les services et la valeur

La démarche que j’ai proposée consiste à revenir aux fondements de la critique de l’économie politique et à distinguer l’idéal-type du capitalisme et le capitalisme réel. La recherche d’un critère de définition du travail productif passe par un retour sur l’irréductibilité entre richesse et valeur.

Richesse et valeur

Le triptyque théorique de Marx sur la valeur qui nous réunit, MZ et moi, est : la valeur d’usage est une condition de la valeur en tant que fraction du travail socialement validé, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la société considérée. MZ ajoute que « les marchandises (…) sont le produit du travail social, abstrait, et c’est ce qui fait leur valeur économique » (p. 2), ce qui correspond parfaitement à ce que j’écris moi-même, à la nuance près, sur laquelle je reviendrai, que cela ne résume pas tout le travail social. Mais il affirme ensuite que, selon Marx, « la valeur d’usage d’une marchandise simple, prise sous l’angle des échanges marchands, fonde sa valeur d’échange » (p. 2). Or, même dans une société marchande simple, la valeur d’échange n’est pas « fondée » sur sa valeur d’usage, sauf à voir dans « fondée », la motivation de la produire, mais en aucun cas sa mesure.

Pour bien montrer la différence entre le mode de production pré-capitaliste et le mode de production capitaliste, MZ insiste : « (s’il [le client] achète le même produit chez un capitaliste, fabriqué par des salariés, le même travail concret est productif (de valeur, donc de plus-value) » (p. 3). À mon sens, il y a là une première entorse à la critique de l’économie politique marxienne. Le travail concret produit des valeurs d’usage, mais l’analyse de la valeur relève d’une autre conceptualisation : la valeur est du travail rendu abstrait par l’échange marchand. On verra plus loin que cela a à voir avec la relation entre valeur et monnaie.

La distinction faite par l’économie politique classique, reprise sans retouche par Marx, entre richesse et valeur est la pierre d’angle sur laquelle est bâtie la critique de cette économie politique. MZ écrit trop vite (je ne le soupçonne même pas d’ignorer ce point) car il assimile les deux notions : « Chez Marx, l’argent étant une forme de la valeur, elle-même forme abstraite de la richesse, la quantité d’argent mesure la quantité de travail de production de cette richesse socialement validé » (p. 8, souligné par moi). (3)Je reviendrai plus loin sur le début et la fin de cette phrase, je me concentre d’abord sur son cœur : valeur et richesse. Or Marx n’a jamais cessé de noter la différence entre les deux notions (4)Voir par exemple : K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1965 p. 571 ; Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, op. cit., tome I , p. 1413 ; Le Capital, Livre III, Paris, Éditions Sociales, 1974, tome 3, p. 195, ou dans Œuvres, op. cit., 1968, tome II, p. 1430., bien qu’il lui soit arrivé parfois (mais rarement) d’utiliser un mot pour l’autre. MZ commet un glissement de sens puisqu’il nous dit que « les services du type du tailleur [à son compte] consomment de la richesse matérielle pour lui donner une autre forme concrète, ils ne produisent pas une richesse supplémentaire » (p. 5).

De trois choses l’une. Ou bien on reproduit ici le raisonnement physiocrate tenu sur l’agriculture. Ou bien on assimile richesse et valeur, mais on abandonne la critique marxienne de l’économie politique. Ou bien on retient, comme Marx, la distinction entre richesse (les valeurs d’usage) et valeur, et alors on doit dire que le tailleur produit une richesse (la valeur d’usage, cette « autre forme concrète ») et se poser la question de savoir s’il produit une valeur. Autrement dit, avant même de répondre à cette dernière, dans le cadre de la critique de l’économie politique, la valeur n’est pas une forme abstraite de la richesse, mais d’une partie de la richesse. L’unité/contradiction entre richesse et valeur ne peut être réduite à une identité.

À la recherche d’un critère de définition du travail productif : matérialité versus rapports sociaux

De l’assimilation abusive entre richesse et valeur, on va passer au cœur de notre affaire. En effet, les services (pour l’instant, peu importe leur caractère marchand ou non) qualifiés d’improductifs de valeur, mais que MZ n’ignore pas, sont considérés par lui comme des consommations qui « détruisent de la richesse ». Arrive alors une série d’affirmations sur lesquelles il faut s’arrêter : « Quand il est salarié et acheté par un capitaliste en vue de valoriser son capital, le travail dans les services est donc productif, mais sans qu’il y ait production de marchandises, sans production de richesse économique, donc. » (p. 6, souligné par moi). Jusqu’ici, on avait cru que, pour MZ, productif était attaché à marchandise et que marchandise égalait richesse. MZ défait donc ce qu’il avait lui-même établi. Mais il poursuit : « La valeur sociale étant l’expression de cette richesse, elle n’augmente pas, ce qui fait que l’argent engagé par l’employeur est bien de la valeur-capital qui s’auto-valorise, mais sans augmentation de la valeur sociale. » (p. 6, souligné par moi). Comment le capital s’auto-valorise-t-il sans qu’il y ait de valeur sociale ajoutée ?

Tout cela me semble fragile. Parce que le postulat posé au départ ne peut que nous conduire à ces contradictions : seul serait productif le travail qui fabrique des biens matériels, leitmotiv de la croyance de MZ. Il faut produire du « concret » (p. 6), qui a une « trace palpable » (p. 5). Et, comble de l’imbroglio : « un prestataire de services qui exécute son travail en tant que salarié d’un capitaliste devient productif de capital, non seulement sans rien produire de concret, mais, en plus, en détruisant de la richesse, dans la mesure où son travail consomme des marchandises nécessaires à sa mise en œuvre » (p. 6). Donc, la valeur définie comme produisant du capital et le capital ne pouvant venir que de la valeur produite par le travail, il y aurait du capital produit sans valeur !

De ce fait, l’idée que la consommation de matières ou de services constituerait un argument pour réfuter la « productivité » du travail consacré à leur production est sans fondement. D’ailleurs, si ces services n’étaient que « consommés » et leur production était « sans valeur », pourquoi le capital veut-il s’en emparer jusqu’à phagocyter tous ceux qui sont produits artisanalement et tous ceux qui sont encore non marchands ?

Dans un tableau d’échanges inter-industriels, on voit que toute activité est consommatrice d’intrants matériels ou immatériels, mais cela n’implique aucunement une caractérisation sur la nature productive ou non du travail qui en est la source. Et, si le raisonnement de MZ était pertinent, à la limite, une unique branche industrielle consommatrice d’intrants provenant de toutes les autres branches pourrait être considérée comme seule productive dans l’économie. Je pense que cela n’a aucun sens et que la distinction analyse abstraite/analyse empirique ne peut sauver ce raisonnement. Que signifie la succession des propositions comme « un travail salarié qui fournit des services à un capitaliste n’est pas productif dans la mesure où il n’entre pas dans le procès de production de marchandises contenant de la plus-value » (p. 4, souligné par moi) et « ce travail est évidemment utile, et on peut le dire indirectement productif de richesse, si on veut, mais ce n’est pas le problème » (p. 7, souligné par moi) ? Si, c’est le problème justement. Le capitaliste A produit un bien x, le capitaliste B produit un bien y, le capitaliste C produit un service z. A achète y à B et z à C. Selon MZ, chez A et chez B, on produit de la valeur, mais pas chez C, parce que… z est immatériel et ne peut être que consommé et qu’il entrera dans le prix de x ! Et si C achète du x et du y, n’entreront-ils pas comme intrants dans la production de z et dans son prix ? Être intrant n’est-il pas le lot de toutes les marchandises (5)Les biens et services de consommation finals entrent dans la reproduction de la force de travail. ? Et les services achetés ne sont-ils pas par définition des marchandises ? (6)Comment ne pas s’interroger devant cette phrase de Marx : « En revanche, employé par son marchand, le service que le même ouvrier tailleur rend à ce capitaliste réside dans le fait qu’il travaille douze heures et n’est payé que pour six. Par conséquent, le service qu’il rend consiste à travailler six heures gratuitement » (Matériaux pour l’économie, La Pléiade, II, p. 396, note ? Un surtravail de « service » de six heures ne générerait-il pas une plus-value, donc une valeur ?

La réponse à cette dernière question est donnée par MZ à propos du cas de l’école privée, en contredisant l’intégralité du reste de son texte : « L’enseignement est un service qui transforme les valeurs d’usage qu’achète l’employeur capitaliste en force de travail, tout comme le feraient les parents qui achèteraient gommes, crayons et papier pour former eux-mêmes leur progéniture. Que l’enseignement soit public ou privé ne change rien à l’affaire. Mais dans le second cas, les enseignants sont productifs de valeur pour leur employeur, même si leur produit n’étant pas séparable de leur personne, il n’y a pas de marchandise à la sortie, seulement une valeur d’usage sans valeur d’échange. » (p. 6, souligné par moi). Donc, on aurait un service théoriquement qualifié d’improductif, mais qui serait productif de valeur…, tandis que le capital qui emploie le travailleur produisant le service ayant une valeur serait « oisif » (p. 6). Où est la cohérence ?

Mais ce n’est pas terminé : MZ m’objecte que le fait que la production matérielle soit devenue minoritaire ne peut pas être retenu pour refuser l’idée que l’industrie paie les services majoritaires. Il écrit : « il y a quelques millénaires, la production matérielle représentait 100 % de la production totale, c’est-à-dire que la productivité du travail était égale à un, et puis avec les progrès de ladite productivité, l’humanité s’est offert le luxe de services non marchands, rendus par des sorciers, des chefs, etc., et elle a fini où elle en est aujourd’hui, avec une telle productivité qu’elle peut s’offrir en parallèle des luxes immatériels, les productions d’artistes, d’écrivains, d’auteurs de divers textes plus ou moins utiles, etc. Qu’est ce donc qui empêcherait que le temps nécessaire à la reproduction des forces productives diminue sans cesse ? » (p. 11). Or, la productivité du travail est le rapport de la production à la quantité de travail, et non pas le rapport de la production matérielle à la production totale. De plus, on avait cru comprendre que les services, bien qu’immatériels, entraient dans la reproduction de la force de travail ; or, dans celle-ci, il n’y a plus maintenant selon MZ, implicitement, que les biens matériels. S’il est indéniable que, dans le capitalisme, par le biais notamment des mécanismes d’affectation de la plus-value en fonction de la composition organique du capital, il existe en permanence de la captation de valeur par certains secteurs au détriment d’autres, tout ne relève pas de la captation, sinon on devrait dire que les gigantesques mastodontes de l’internet captent tous leurs profits (7)Je ne parle pas de leur capitalisation boursière qui est du capital fictif. pris sur les lilliputiens que sont devenus par exemple les constructeurs automobiles relativement aux premiers. On peut donc se demander si MZ ne reproduit pas pour l’industrie la problématique de Quesnay, qui voyait toutes les classes stériles hormis les agriculteurs.

Je maintiens donc intégralement le raisonnement que j’ai nommé « passage à la limite », à savoir qu’on ne peut, logiquement, dire qu’une production devenue minoritaire (celle des biens matériels) « paie » la production devenue majoritaire (celle des services). Sauf à tomber dans un autre non-sens : à la limite, un bien matériel paierait (parce que sa production commande de les acheter et de les consommer) tous les autres biens matériels et services. On en vient donc au cœur de notre discussion. Le caractère productif de valeur n’a strictement rien à voir avec la matérialité de la production (ni avec l’« autonomie de la marchandise », p. 5, ou la « séparabilité de la personne », p. 6) et la conclusion de MZ « pour Marx, clairement, l’industrie paie les services, c’est une loi du capitalisme » relève de sa part d’une conception philosophique faussement matérialiste. (8)Je n’ai pas la place ici de développer l’idée que l’infrastructure d’un mode de production n’est pas constituée seulement des forces productives, mais des forces productives et des rapports de production dans lesquels les premières sont mises en œuvre. Je ne me prétends pas être détenteur de la « bonne » parole de Marx, et même je considère qu’il ne suffit pas que Marx ait prononcé une parole pour qu’elle soit exacte, mais s’il y a une chose de sûre, c’est qu’il a exclu de sa définition du travail productif le caractère matériel de son résultat. Le critère qu’il retient est celui des rapports sociaux dans lesquels le travail est effectué. Il faut vraiment revenir en arrière, c’est-à-dire à l’économie politique classique, pour considérer la matérialité comme critère de définition du travail productif. (9)Par exemple, chez T.R. Malthus, Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, 1820, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 13 et 14 : « Le fait est, véritablement que, si l’on ne tient pas compte de la matière en définissant la richesse, il n’est possible d’établir aucune ligne de démarcation distincte, ni de la tracer avec quelque profondeur ; on doit alors en exclure cette masse d’objets immatériels qui rendent la signification du terme entièrement confuse et imposent l’obligation de ne jamais parler, avec quelque précision, de la richesse des différents individus ou des différentes nations. Si donc, avec M. Say, nous voulons faire de l’économie politique une science positive fondée sur l’expérience et susceptible de donner des résultats précis, il faut prendre le plus grand soin d’embrasser seulement, dans la définition du terme principal dont elle se sert, les objets dont l’accroissement ou la diminution peuvent être susceptibles d’évaluation ; et la ligne qu’il est le plus naturel et le plus utile de tracer nettement est celle qui sépare les objets matériels des objets immatériels. […] Un pays sera donc riche ou pauvre, selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu, relativement à l’étendue de son territoire ;  et un peuple sera riche ou pauvre, selon l’abondance ou la rareté de ces mêmes objets, relativement à sa population. » Autrement dit, faire de la matérialité de l’objet le critère du travail productif, c’est faire de la production de valeur un résultat du travail concret et non pas celui du travail abstrait. Exit Marx ! Et si, pour MZ, il suffit que Marx l’ait dit pour que ce soit exact, alors : « Les caractéristiques matérielles du travail, et par conséquent de son produit, n’ont rien à voir avec cette distinction entre travail productif et travail improductif. Ainsi, par exemple, les cuisiniers et waiters (garçons) d’un hôtel public sont des travailleurs productifs dans la mesure où, pour le propriétaire de l’hôtel, leur travail se transforme en capital. Les mêmes personnes sont des travailleurs improductifs en tant que menial servants (serviteurs) dans la mesure où je dépense du revenu pour acheter leurs services au lieu de créer du capital. Et de fait ces mêmes personnes sont pour moi, consommateur, dans l’hôtel, des travailleurs improductifs. » (10)K. Marx, Théories sur la plus-value, Livre IV du Capital, 1861-1865, Paris, Éditions sociales, tome I, 1974, p. 169. Dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., p. 385, je cite longuement le passage où Marx explique, à propos des services de transports, que la création d’une valeur d’usage est une condition nécessaire à leur caractère productif (Le Capital, Livre II, 1885, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, 1968, p. 583-584). Donc, on reverra plus loin la distinction entre l’argent-capital et l’argent-dépense de revenu, mais la question de la matérialité est tranchée.

D’où mon insistance à souligner le concept de validation sociale du travail dans le passage entre les trois temps du triptyque de la valeur rappelé en commençant. Et, malgré son étonnement vis-à-vis de cette insistance, MZ est bien obligé d’y revenir et d’en convenir : « La caractérisation de productif par Marx n’est pas technique [je demande à MZ alors pourquoi elle serait matérielle ?], mais économique, elle renvoie au rapport social de production dans lequel s’exerce le travail » (p. 7). « C’est le marché qui valide le caractère social du travail acheté par un capitaliste individuel » (p. 2). Mais il oscille constamment entre le caractère social et le caractère concret pour savoir celui qui est déterminant.

Reste alors le problème auquel j’ai essayé de réfléchir et dont j’ai proposé une reformulation en dehors du dogme dominant. Problème largement déminé une fois qu’on a réfuté radicalement la matérialité du produit comme critère de définition du travail productif et qu’on a réaffirmé à la place la validation sociale du travail, la valeur devenant non une caractéristique intrinsèque du produit (thèse totalement étrangère à Marx, car relevant très exactement de ce qu’il appelait le fétichisme), mais une fraction du travail social (j’ajoute souvent « validé » par souci pédagogique, bien que ce soit une redondance car il n’y a de travail « social » que « validé »).

Modèle idéal-typique et société concrète

Je pars d’un constat matériel objectif : à côté de la sphère capitaliste dans laquelle la force de travail exploitée valorise le capital lorsque celui-ci réussit à vendre ses marchandises (validation des décisions capitalistes par le marché), il existe une sphère non marchande dans laquelle la collectivité a décidé d’anticiper l’existence de besoins collectifs, d’investir et d’embaucher pour produire des valeurs d’usage et de la valeur non destinée à grossir le capital, s’ajoutant à celle allant à l’accumulation privée et non pas prélevée sur celle-ci. (11)MZ me fait dire que ce travail dans les services non marchands « produit de la valeur (donc de la plus-value) » (p. 9). J’attribue ce contresens (« donc de la plus-value ») à l’inattention ou au lapsus mais qui est parfaitement réussi comme disait Lacan. Sacrilège ! Je « révise » Marx ! Je ne sais pas dans quel sens je le révise (le Robert donne trois sens au verbe « réviser »), ni même si seulement je le révise, mais, oui, je révise complètement la tradition qui a été véhiculée depuis Marx pendant un siècle et demi. Parce que s’en tenir aux « faux frais de la production capitaliste » pour parler de l’éducation non marchande ou des soins non marchands ne permet pas de surmonter les apories, c’est-à-dire les impasses logiques, que j’ai relevées. J’ai souvent répété qu’il fallait distinguer le modèle abstrait, idéal-typique, du Capital que dresse Marx au début du Livre I et qui contient la définition du travail productif dans le cadre de ce modèle pur (que je ne « révise » absolument pas et à laquelle je me range totalement), et l’analyse d’une société concrète. Cependant, quitte à pousser le sacrilège jusqu’au bout, que je sache – et ce n’est pas étranger à notre discussion – la théorie de l’État et de ce qui se déroule sous son égide n’est pas ce qui est le plus achevé dans l’œuvre de Marx.

Dès lors, la typologie que j’ai proposée pour élucider le problème laissé en suspens par Smith et aussi, à mon avis, par Marx est susceptible de rendre compte de l’imbrication de rapports sociaux potentiellement différents, au sein même d’une société globalement capitaliste. D’abord, ma typologie ne fait que confirmer ce que Marx disait de la chanteuse embauchée par un capitaliste : elle produit un service et de la valeur pour le capital. Ce n’est pas ce que pense MZ, puisqu’elle ne produit pas un bien matériel. Ensuite, ma typologie aborde le point aveugle de toutes les théories économiques : que produisent les musiciens, les professeurs, les médecins embauchés par l’État, les collectivités territoriales ou l’hôpital public ? Je réponds : de la valeur, au sens d’une fraction du travail socialement validé.

Au final, pour le lecteur qui pourrait croire que tout cela ne serait que rhétorique stérile, les choses pourraient être résumées ainsi : les forces de travail et les ressources matérielles consacrées à produire des services non marchands ne sont plus disponibles pour aller produire des marchandises porteuses de valeur grossissant le capital ; il s’agit donc d’un manque à gagner indiscutable pour le capital, ce qui explique sa frénésie à s’en emparer, mais un manque à gagner ne doit pas être confondu avec un prélèvement sur ce qui est produit par ailleurs. Les impôts sont le prix socialisé des services non marchands, validés dès la décision politique de les faire produire, sous l’hypothèse que les décideurs aient reçu un aval démocratique pérenne. (12)MZ me reproche de dire que les impôts sont prélevés sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande parce que je confondrais abstraction et notion empirique. Je lui dirais qu’il arrive que le regard empirique serve à vérifier des abstractions hasardeuses. Et que continuer à assumer l’idée que le PIB ne devrait comptabiliser que le produit matériel ne me paraît pas relever d’une conceptualisation très solide. Si on suit MZ, la comptabilité nationale ne devrait additionner que les valeurs ajoutées par les entreprises capitalistes produisant des biens, mais on aurait un peu de peine à établir l’égalité (hors solde extérieur) entre produit, revenu et dépense.

Dans le petit texte précédent pour ReSPUBLICA, je n’ai pas abordé une question que j’ai longuement développée dans La richesse, la valeur et l’inestimable : j’approuve l’idée de Marx sur la non-productivité du travail employé par le capital commercial et financier. J’y écris : « Le capital engagé dans la sphère de circulation et tout particulièrement dans la sphère financière, qui emploie pourtant de la force de travail salariée, n’aboutit à la production d’aucune valeur d’usage. Sans valeur d’usage, point de porte-valeur et donc point de valeur. Les services rendus dans la phase de circulation du capital sont, il est vrai, utiles à la classe capitaliste dans son ensemble puisqu’ils permettent au système de mieux se reproduire en facilitant la rotation du capital. Mais à aucun moment ils ne sont des marchandises présentant à la fois les deux formes décrites par Marx : objets d’utilité et porte-valeur. Ils n’interviennent pas dans le procès de production des marchandises, mais ils interviennent dans le procès de reproduction du capital et leur fonction est d’aider à transformer les marchandises en capital-argent. […] Le “commerce d’argent” n’a donc que l’apparence d’un commerce de marchandise : ce commerce, où s’échange de l’argent aujourd’hui contre un peu plus d’argent demain, n’est fondé que sur la possibilité qu’il offre ensuite d’acheter des valeurs d’usage (que ce soit celle des produits ou celle de la force de travail) ou bien de posséder de la liquidité en vue d’un usage ultérieur. C’est une des manifestations du fétichisme de l’argent que d’attribuer à celui-ci le même statut qu’aux autres marchandises. L’argent n’est pas porte-valeur comme les marchandises ordinaires, il est valeur, sous-entendu valeur déjà réalisée ou anticipée. » (13)La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., p. 384-386. On peut vérifier que j’examine ensuite dans ces pages le rôle que joue le crédit.

2. Valeur et monnaie

Dès l’instant où l’on a défini la valeur par le travail social validé, et que cette validation trans-forme travail abstrait et valeur en argent, il est nécessaire d’examiner le statut de la monnaie. À cette occasion, on reverra que l’assimilation capitalisme, monnaie et marché est fausse.

Deux valeurs ? Une monnaie

Michel Zerbato écrit que, parce que j’analyse et nomme deux modes de validation de la valeur, l’une, dominante, par le marché, l’autre, minoritaire, par décision politique (14)À deux lignes d’intervalle (p. 7), MZ écrit que je ne « nomme par le mode de validation du travail dans la sphère non marchande », puis me cite : « c’est la décision collective de faire produire des services non marchands »., je ne dirais pas quel rapport social existerait dans la sphère non marchande. J’ai longuement répondu à cette question (15)Si MZ avait ne serait-ce que feuilleté mes ouvrages, il y aurait vu cette réponse que je n’avais pas précisée dans un petit texte de deux pages adressé à Respublica. Et je plaide coupable pour ne pas y avoir anticipé cette remarque. : ce rapport social pourrait être dit hybride, car la force de travail qui y est employée s’échange dans un rapport marchand, tandis que son résultat (les services) est non marchand. Mais l’important est de considérer que c’est l’emploi de la force de travail qui est décisif : ce rapport est-il marchand, bien qu’il n’engendre pas de plus-value ? Le salaire des fonctionnaires est monétaire et il est fixé politiquement, en fonction de normes et de rapports de force ; mais on pourrait en dire autant du salaire des travailleurs employés par le capital, qui n’est le pas simple résultat d’une confrontation entre offre et demande, puisque beaucoup de normes, de règles et de confrontations sociales l’entourent. Aussi, je penche pour analyser l’emploi de la force de travail dans la sphère non marchande comme faisant partie du rapport social marchand. D’où la complexité de ce rapport monétaire marchand appelé à engendrer des services monétaires non marchands. (16)Il n’est pas possible ici d’examiner en quoi cette dualité pourrait être une figure du couple « marché/organisation » que théorise Jacques Bidet dans ses nombreux ouvrages. Il en présente une synthèse dans « Le Capital, comme économie et théorie de la société moderne », Les Possibles, n° 5 et 6, automne 2014 et hiver 2015, 1ère partie et 2e partie. Et MZ se trompe quand il croit déceler que j’analyse ce rapport comme non marchand et que « de l’argent est généré par un rapport social non marchand, c’est tout de même une nouveauté théorique d’importance ! », dit-il ironiquement (p. 8). L’ironie est que je ne fais que reprendre l’idée que la monnaie dépasse le capitalisme. Venons-en à celle-ci.

La critique monétaire essentielle de MZ porte sur le fait que je rendrais homogènes deux types de valeur provenant de deux sphères incommensurables. La critique m’intéresse, car j’ai fondé ma critique socio-écologique du capitalisme sur l’incommensurabilité de la sphère monétaire et de la sphère non monétaire. (17)C’est l’objet de La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. Or, ici, il s’agit de la coexistence de la sphère monétaire marchande et de la sphère monétaire non marchande. Cela veut dire que MZ ne distingue pas les deux niveaux conceptuels suivants : monétaire/non monétaire et marchand/non marchand. (18)Pourquoi, le plus souvent, ne précise-t-on pas que la sphère marchande est monétaire ? Parce qu’elle l’est obligatoirement : l’échange marchand suppose la monnaie. Tandis qu’il existe des produits non marchands qui ont une évaluation monétaire et des produits non marchands non monétaires (le fruit du travail domestique, ou du travail bénévole, par exemple). Ce problème de vocabulaire pourrait être aisément dissipé s’il ne renvoyait pas à une assimilation que toute l’anthropologie et l’histoire ont balayée : le capitalisme ne se confond ni avec le marché, ni avec la monnaie. Fernand Braudel nous a appris beaucoup de choses à ce sujet. (19) Voir entre autres, F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

Michel Zerbato se dit surpris (p. 9) que j’écrive « la valeur comme une représentation monétaire du travail socialement validé » parce qu’il y voit la prémisse que « puisque toute somme d’argent exprime une quantité de travail social (20)On remarquera que MZ dit la même chose que ce qui le surprend chez moi., donc de valeur, et puisqu’on paie les fonctionnaires avec de l’argent, c’est qu’ils ont produit la valeur qu’exprime cet agent » (p. 9). Eh bien, MZ voit très bien. Et s’il refuse la proposition, c’est parce que, pour lui, la monnaie s’identifie à la stricte sphère capitaliste. On ne sort pas de ce raisonnement que je considère comme erroné.

Il s’ensuit que la coexistence d’une sphère marchande et d’une sphère non marchande à l’intérieur même d’une société globalement capitaliste est rendue possible par l’existence d’une et d’une seule monnaie. C’est la monnaie qui homogénéise les travaux effectués dans des sphères au sein desquelles le mode de leur validation est différent. Cette commensurabilité n’est pas « postulée » comme me le dit MZ, elle est inscrite au cœur du concept de monnaie. Pour le dire autrement, s’il y a un postulat, il se situe au niveau de la monnaie, dont la nature ambivalente lui est consubstantielle : la monnaie est bien privé et bien public. La fonction socio-économique de la monnaie est donc d’homogénéiser l’ensemble des travaux effectués dans la société et donc de rendre possible la circulation de leurs fruits. Comment MZ et moi-même pourrions nous recevoir une pension de retraite si des prélèvements n’étaient pas effectués sur l’ensemble du produit des travailleurs, et cela est vrai pour tous les retraités, quelle que soit la caisse dans laquelle les cotisations des travailleurs sont concentrées (Sécurité sociale, caisses des indépendants, budget de l’État…) ?

La conclusion de MZ est donc conforme à son point de départ : on ne peut pas produire de la valeur économique hors de la sphère capitaliste (p. 10). Mais conclure en répétant l’hypothèse n’a jamais valu démonstration. Et MZ croit m’objecter que les impôts prélevés ex post supposent une validation ex ante de l’activité qu’ils vont payer (21)Je dis « payer » et non pas « financer » pour une raison que j’examinerai plus loin., ce qui suppose un consentement démocratique à payer l’impôt. Mais c’est précisément ce que j’ai écrit un nombre incalculable de fois et que MZ pourra vérifier.

Financement et paiement des activités

Pratiquement toute la littérature économique, et par suite tout le langage courant, parlent des impôts comme « finançant » les dépenses publiques. Cette appellation est impropre. Et c’est la problématique du circuit de l’économie monétaire de production, d’inspiration marxienne et keynésienne, qui permet de le montrer. MZ comme moi nous référons au schéma qui indique que le système bancaire avance l’argent au secteur productif pour impulser l’investissement, l’embauche et la production. Dirait-on que les acheteurs d’automobiles financent la production de celles-ci ? Non, car elle est financée par les avances de capital en investissements et salaires, avances dont la croissance sur le plan macro-économique est permise par la création monétaire. Les achats des consommateurs permettent de transformer en monnaie la valeur marchande ajoutée par le travail et les capitalistes réalisent une plus-value. Les collectivités publiques effectuent des dépenses : les unes sont de simples achats à des entreprises privées (ex. : construction d’une route), les autres correspondent à une production non marchande. S’agissant de celle-ci, les collectivités publiques, anticipant non pas des débouchés fructueux comme les entreprises mais des besoins sociaux, effectuent ces dépenses en investissant, en embauchant et impulsent alors la production non marchande. Quel rôle joue l’impôt vis-à-vis de celle-ci ? Il est le paiement socialisé de l’éducation, de la santé, de la justice… Le contribuable ne « finance » pas plus le fonctionnement de l’école ou de l’hôpital que l’acheteur d’automobile ne « finance » les chaînes de montage. Car le financement est préalable à la production, que celle-ci soit marchande ou non marchande. Et le paiement, privé ou socialisé, lui est postérieur. En d’autres termes, la redistribution des revenus ne correspond pas à une redistribution de la valeur ajoutée de l’économie marchande, mais de la valeur ajoutée dans l’ensemble de l’économie.

Pourquoi MZ s’offusque-t-il du fait que mon raisonnement laisse entrevoir une critique de la politique monétaire conduite par la Banque centrale européenne (p. 10) ? Serait-il impossible, en théorie, de concevoir que la banque centrale crée de la monnaie pour financer des investissements publics si nécessaire ? C’est MZ lui-même qui renonce en fait à la distinction ex ante/ex post qu’il croyait m’opposer : « la validation sociale est dans le vote du budget des administrations publiques, et les institutions financières n’ont rien à anticiper, du moins tant que le consentement à l’impôt est acquis ». Le consentement à l’impôt est indispensable, il intervient lors de la décision collective de produire une non-marchandise, mais nous discutons ici du moment de l’acquittement de l’impôt qui est expost. (22)Je passe sur l’idée, parce qu’elle demanderait un développement encore long, que l’investissement net au niveau macroéconomique exige une création monétaire, idée que je crois être aussi celle de MZ.

MZ voit les impôts et cotisations sociales uniquement prélevés sur les salaires et profits du secteur marchand (p. 13). Les fonctionnaires n’en paieraient-ils donc pas, leurs salaires étant en quelque sorte prélevés par avance en amont ? Ou alors, pourquoi faudrait-il prélever deux fois les mêmes impôts : une fois pour rémunérer les fonctionnaires et une autre fois pour partie sur ceux-ci ?

Venons-en à la distinction entre dépense de capital et dépense de revenu. Cette distinction court de Smith à Marx sans interruption. Alors, oui, sur ce point, j’assume de réviser le dogme. D’abord, éclaircissons une chose simple, sinon triviale : tout salaire versé est une dépense pour l’employeur, qu’il soit privé ou public. Dans un cas, il achète une force de travail productrice de plus-value pour le capital ; dans le second, il achète une force de travail non productrice de plus-value pour le capital. « Toute dépense de salaire est dépense de revenu » (p. 13), dit MZ. Bien sûr, mais ce n’est pas une dépense de revenu-valeur préexistant ; c’est une dépense de revenu-valeur engendré par l’activité. Sinon, on raconterait une fable analogue à celle de Jean-Baptiste Say et de ses successeurs néoclassiques sur l’épargne préalable.

Où est le problème théorique ? On est revenu au point de départ. Le problème n’existe que si on postule valeur  capitalisme  rapport marchand. Ces identités sont intenables au regard de l’histoire humaine et de l’histoire des rapports sociaux. Ces identités ne se vérifient que dans le modèle idéal-typique du capitalisme. CQFD. Et l’adoubement nous est donné par Marx lui-même, qui a constamment distingué procès de travail en général et procès de travail capitaliste. Et MZ aura beau répéter que « comme toute dépense de salaire est dépense de revenu, c’est une dépense improductive, à tous les sens du terme, absolu (il n’y a pas de production de richesse matérielle, mais plutôt destruction [j’ai déjà réfuté l’assimilation de la richesse à la matière, et montré que toute production consomme des intrants]) et économique relativement au mode de production capitaliste (il n’y a pas de production de plus-value [évidemment, ce n’est pas cela qui est en discussion !]) » (p. 13), cela ne changera rien à la réalité complexe d’une société capitaliste, qui fonctionne avec une seule monnaie mais en aucune manière de la façon saugrenue où selon moi « chaque sphère produi[rai]t son argent, argent-capital ou argent-revenu » (p. 13), car la monnaie est créée par le système bancaire, anticipant (plus ou moins bien) les besoins du système productif, celui-ci, qu’il soit marchand ou non marchand, engendrant de la valeur sous condition de validation sociale. (23)MZ me reproche de ne pas distinguer travail social et travail collectif (p. 12). Qu’il n’y ait pas un malentendu de plus : je raisonne au plan macro-socio-économique, je ne m’occupe pas ici de l’organisation du travail dans l’entreprise qu’évoque MZ. Je me sens donc fondé à tenir, sur le plan qui m’intéresse, les deux adjectifs pour synonymes.

La sentence de MZ est sans appel : ma formulation est « habile, parce qu’une lecture rapide assimile cette valeur aux valeurs d’usage dont il est question, des valeurs d’usage qui sont bien une valeur pour la collectivité mais pas au sens économique, c’est-à-dire du point de vue de la valorisation du capital » (p. 16). Voilà donc le point de départ et le point d’arrivée de MZ réunis : l’économie se résume à la sphère de la valorisation du capital. Nous sommes en désaccord sur ce point. Et quand MZ ajoute : « De plus, c’est méconnaître la théorie monétaire de penser, comme Proudhon, que la banque centrale pourrait fournir gratuitement et ad libitum l’argent correspondant », on se demande où il a trouvé le ad libitum dans mes contributions.

3. Peut-on tirer des conclusions politiques ?

Le texte de MZ se termine en m’adressant une dernière critique. Toute ma « prose » n’aurait d’autre but que de légitimer un projet politique. Si MZ veut dire qu’il y a toujours un certain rapport entre des enjeux théoriques et politiques, il a raison. D’ailleurs, ce ne serait que conforme à l’exhortation de la fameuse XIe Thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » (24)K. Marx, 1845, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléaide, tome III, 1982, p. 1033. Mais il n’y a pas de raison de penser que la piste théorique que j’explore serait une pure construction rétroactive à partir d’un but politique prédéterminé.

Enjeux théoriques et politiques

Voici un exemple d’articulation entre les deux types d’enjeux. MZ écrit : « la sphère non marchande échappe certes à la loi de l’accumulation du capital, mais son opposition à la logique du capital la lie dialectiquement à cette même logique, dans une relation conflictuelle qui la lie et l’y soumet en même temps. » (p. 13). Exact ! Mais j’ajoute que, si la sphère capitaliste soumet grandement toutes les sphères de la société à sa logique, elle ne pourrait sans doute pas exister sans elles, et en particulier sans celle maîtrisée par la collectivité pour fournir nombre de services qui ne sont « gratuits » qu’en apparence. La dialectique, ça marche dans les deux sens. Je sais que Polanyi n’est pas toujours en odeur de sainteté chez les marxistes très orthodoxes, mais il voyait sans doute assez juste quand il disait que la marchandisation totale de la société serait mortifère pour celle-ci. (25)K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944, Paris, Gallimard, 1983.

Un projet politique de quelle nature ?

Il s’ensuit que la caractérisation par MZ que tout projet politique cherchant à borner et restreindre radicalement la logique du profit et au contraire à élargir la sphère non marchande serait un « objectif politique petit-bourgeois » (p. 13-14) relève de la polémique plus que de l’analyse scientifique. Je me garderais bien de récuser le projet politique exprimé par MZ de « réduire les inégalités sociales » de façon à ne pas déclasser les classes moyennes et puis aussi les classes populaires. (26)M. Zerbato, Entretien pour l’UFAL. Bien que les classes moyennes soient curieusement citées en premier, ce projet politique très réformiste, où la sortie du capitalisme est absente, est tout de même fondé en termes de transition et de rupture avec la période néolibérale. Dans un texte plus ancien, MZ analysait ainsi la possibilité d’une « économie administrée » : « L’avenir de l’économie administrée dépend de la capacité à soumettre le marché à la délibération démocratique. Cet avenir sera socialiste si une articulation de la démocratie par rapport au social (problème de la citoyenneté), dans l’entreprise, dans la sphère monétaire, dans le monde, etc., permet aux hommes de se réapproprier le politique et de faire leur histoire en sachant comment. » (27)M. Zerbato, « L’économie administrée : une alternative au libéralisme ? », Économie et politique, mars avril 2000. Quoi de plus réformiste démocratique (petit-bourgeois-classe moyenne ?) que ce plaidoyer humaniste, que je peux faire mien parce qu’il est assez réaliste ? De plus, de mon point de vue, la limitation de la sphère capitaliste entre dans le cadre de l’arrêt de l’extension du régime de la propriété privée pour, au contraire, étendre les biens publics-collectifs-communs (28)J.-M. Harribey, « Pour une conception matérialiste des biens communs », Les Possibles, n° 5, Hiver 2015.. Le problème qui reste à surmonter concerne les formes politiques que revêtira la socialisation.

Dans le commentaire « politique » que m’adresse MZ, il me donne raison sur la critique que je porte aux thèses du cognitivisme ou du revenu d’existence, alors qu’elle n’est qu’un prolongement du concept de validation sociale du travail, simple manière de rendre accessible un concept a priori plus difficile à cerner, à savoir le travail abstrait. (29)MZ me dit que le Marx original suffit pour disqualifier les thèses d’A. Orléan (p. 15). Mais, si MZ acceptait de prendre connaissance du travail critique que j’a réalisé sur ces thèses-là « La valeur, ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la Régulation, n° 10, 2e semestre 2011, repris dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit, il verrait immédiatement que c’est sur la base du strict Marx que je l’ai menée. D’ailleurs, Orléan ne s’y est pas trompé : « Réponse à Jean-Marie Harribey ». Je lui accorde qu’il pose une question intéressante : « pourquoi, par exemple, exclure de ce champ le travail bénévole dans des associations diverses, culturelles, sportives, etc. » (p. 16). J’ai moi-même posé ailleurs cette question et y ai répondu, notamment pour critiquer le revenu d’existence : tant que des activités réalisées par des bénévoles restent du domaine privé, elles échappent par définition à la validation sociale qui est d’ordre collectif.

Production et soutenabilité

Un dernier différend, qui relève sans doute d’un malentendu, doit être levé. Dans la « digression » par laquelle MZ termine son texte, il dénonce « l’illusion d’une société de services » (p. 16-17). Mais cette illusion n’est pas mienne. À aucun moment je n’ai laissé entendre qu’une société pouvait se passer d’industrie. J’ai même souvent répété qu’il ne fallait pas confondre la conceptualisation du travail productif avec le constat du lieu où les gains de productivité du travail étaient les plus importants. Il est certain que ces gains sont généralement beaucoup plus grands dans l’industrie que dans la plupart des services, et que les gains qui pouvaient être réalisés dans ces derniers sont largement dus aux équipements provenant de l’industrie. C’est ainsi que je me suis démarqué des travaux d’un côté de Postone et de l’autre des cognitivistes comme Negri ou même Gorz. (30)Voir J.-M. Harribey, « Ambivalence et dialectique du travail, Remarques sur le livre de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale », Contretemps, n° 4, 4e trimestre 2009, p. 137-149 ; et La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. La critique conjointe du capitalisme et du productivisme à laquelle j’ai contribué est basée justement sur la dénonciation de l’illusion que la soutenabilité du développement pourrait être bâtie sur cette utopie impossible d’une société exclusivement de services. Une dernière fois, je répète qu’écarter la matérialité de la production comme critère de définition du travail productif ne signifie en rien une négation de la production matérielle. (31)On serait curieux de voir comment MZ intègre la question de l’écologie dans la problématique de la valeur. On en reparlera quand il commentera, s’il en a l’envie, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

Conclusion

Sans vouloir à tout prix employer de grands mots, cette discussion de fond qui dépasse celle que j’ai en ce moment avec Michel Zerbato, puisque d’autres auteurs s’en sont également saisis, est finalement d’ordre épistémologique. Pour ma part, je trouve une cohérence entre les principes suivants :

  • Le matérialisme n’est pas un économicisme qui supposerait une absence de dialectique d’une part entre les forces productives et les rapports sociaux et d’autre part entre infrastructure et superstructures.
  • La matérialité du produit ne définit ni le statut de marchandise, ni la création de valeur.
  • La théorie de la valeur de Marx n’est pas fondée sur les caractères intrinsèques de l’objet, mais sur le type et l’état des rapports sociaux. D’où l’importance de la validation sociale dans l’articulation valeur d’usage/valeur/valeur d’échange.
  • La société ne se réduit pas à l’économie et l’économie ne se réduit pas à sa partie capitaliste, pas plus que, historiquement, l’économie ait toujours été capitaliste.
  • Ni le marché, ni la monnaie ne sont assimilables au capitalisme. Comme toute valeur économique est monétaire, il s’ensuit que le périmètre de la production de valeur ne se réduit pas au périmètre de valorisation du capital, sauf dans le modèle idéal-typique du capitalisme.
  • Le champ ouvert à la valorisation du capital n’obéit à aucun mécanisme naturel ou déterminé automatiquement par une force immanente à la logique de ce champ. Corrélativement, le champ d’activités de la société soustraites à la logique du capitalisme est le résultat d’un choix politique. La frontière entre les deux est affaire de rapports de force entre les classes sociales.
  • C’est bien parce que cette frontière résulte d’une confrontation sociale qu’il reste une possibilité de continuer de penser et de préparer un dépassement de la logique capitaliste.

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 C’est cette version longue que je suis pour répondre ici.
2 J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013. Michel Zerbato n’est pas le premier avec qui j’ai discuté de cette question : on pourra se reporter notamment au débat ancien avec Jacques Bidet ou, plus récemment, avec Antoine Artous, avec une suite.
3 Je reviendrai plus loin sur le début et la fin de cette phrase, je me concentre d’abord sur son cœur : valeur et richesse.
4 Voir par exemple : K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1965 p. 571 ; Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres, op. cit., tome I , p. 1413 ; Le Capital, Livre III, Paris, Éditions Sociales, 1974, tome 3, p. 195, ou dans Œuvres, op. cit., 1968, tome II, p. 1430.
5 Les biens et services de consommation finals entrent dans la reproduction de la force de travail.
6 Comment ne pas s’interroger devant cette phrase de Marx : « En revanche, employé par son marchand, le service que le même ouvrier tailleur rend à ce capitaliste réside dans le fait qu’il travaille douze heures et n’est payé que pour six. Par conséquent, le service qu’il rend consiste à travailler six heures gratuitement » (Matériaux pour l’économie, La Pléiade, II, p. 396, note ? Un surtravail de « service » de six heures ne générerait-il pas une plus-value, donc une valeur ?
7 Je ne parle pas de leur capitalisation boursière qui est du capital fictif.
8 Je n’ai pas la place ici de développer l’idée que l’infrastructure d’un mode de production n’est pas constituée seulement des forces productives, mais des forces productives et des rapports de production dans lesquels les premières sont mises en œuvre.
9 Par exemple, chez T.R. Malthus, Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, 1820, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 13 et 14 : « Le fait est, véritablement que, si l’on ne tient pas compte de la matière en définissant la richesse, il n’est possible d’établir aucune ligne de démarcation distincte, ni de la tracer avec quelque profondeur ; on doit alors en exclure cette masse d’objets immatériels qui rendent la signification du terme entièrement confuse et imposent l’obligation de ne jamais parler, avec quelque précision, de la richesse des différents individus ou des différentes nations. Si donc, avec M. Say, nous voulons faire de l’économie politique une science positive fondée sur l’expérience et susceptible de donner des résultats précis, il faut prendre le plus grand soin d’embrasser seulement, dans la définition du terme principal dont elle se sert, les objets dont l’accroissement ou la diminution peuvent être susceptibles d’évaluation ; et la ligne qu’il est le plus naturel et le plus utile de tracer nettement est celle qui sépare les objets matériels des objets immatériels. […] Un pays sera donc riche ou pauvre, selon l’abondance ou la rareté des objets matériels dont il est pourvu, relativement à l’étendue de son territoire ;  et un peuple sera riche ou pauvre, selon l’abondance ou la rareté de ces mêmes objets, relativement à sa population. »
10 K. Marx, Théories sur la plus-value, Livre IV du Capital, 1861-1865, Paris, Éditions sociales, tome I, 1974, p. 169. Dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., p. 385, je cite longuement le passage où Marx explique, à propos des services de transports, que la création d’une valeur d’usage est une condition nécessaire à leur caractère productif (Le Capital, Livre II, 1885, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, 1968, p. 583-584).
11 MZ me fait dire que ce travail dans les services non marchands « produit de la valeur (donc de la plus-value) » (p. 9). J’attribue ce contresens (« donc de la plus-value ») à l’inattention ou au lapsus mais qui est parfaitement réussi comme disait Lacan.
12 MZ me reproche de dire que les impôts sont prélevés sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande parce que je confondrais abstraction et notion empirique. Je lui dirais qu’il arrive que le regard empirique serve à vérifier des abstractions hasardeuses. Et que continuer à assumer l’idée que le PIB ne devrait comptabiliser que le produit matériel ne me paraît pas relever d’une conceptualisation très solide. Si on suit MZ, la comptabilité nationale ne devrait additionner que les valeurs ajoutées par les entreprises capitalistes produisant des biens, mais on aurait un peu de peine à établir l’égalité (hors solde extérieur) entre produit, revenu et dépense.
13 La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit., p. 384-386. On peut vérifier que j’examine ensuite dans ces pages le rôle que joue le crédit.
14 À deux lignes d’intervalle (p. 7), MZ écrit que je ne « nomme par le mode de validation du travail dans la sphère non marchande », puis me cite : « c’est la décision collective de faire produire des services non marchands ».
15 Si MZ avait ne serait-ce que feuilleté mes ouvrages, il y aurait vu cette réponse que je n’avais pas précisée dans un petit texte de deux pages adressé à Respublica. Et je plaide coupable pour ne pas y avoir anticipé cette remarque.
16 Il n’est pas possible ici d’examiner en quoi cette dualité pourrait être une figure du couple « marché/organisation » que théorise Jacques Bidet dans ses nombreux ouvrages. Il en présente une synthèse dans « Le Capital, comme économie et théorie de la société moderne », Les Possibles, n° 5 et 6, automne 2014 et hiver 2015, 1ère partie et 2e partie.
17 C’est l’objet de La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.
18 Pourquoi, le plus souvent, ne précise-t-on pas que la sphère marchande est monétaire ? Parce qu’elle l’est obligatoirement : l’échange marchand suppose la monnaie. Tandis qu’il existe des produits non marchands qui ont une évaluation monétaire et des produits non marchands non monétaires (le fruit du travail domestique, ou du travail bénévole, par exemple).
19  Voir entre autres, F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.
20 On remarquera que MZ dit la même chose que ce qui le surprend chez moi.
21 Je dis « payer » et non pas « financer » pour une raison que j’examinerai plus loin.
22 Je passe sur l’idée, parce qu’elle demanderait un développement encore long, que l’investissement net au niveau macroéconomique exige une création monétaire, idée que je crois être aussi celle de MZ.
23 MZ me reproche de ne pas distinguer travail social et travail collectif (p. 12). Qu’il n’y ait pas un malentendu de plus : je raisonne au plan macro-socio-économique, je ne m’occupe pas ici de l’organisation du travail dans l’entreprise qu’évoque MZ. Je me sens donc fondé à tenir, sur le plan qui m’intéresse, les deux adjectifs pour synonymes.
24 K. Marx, 1845, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléaide, tome III, 1982, p. 1033.
25 K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944, Paris, Gallimard, 1983.
26 M. Zerbato, Entretien pour l’UFAL.
27 M. Zerbato, « L’économie administrée : une alternative au libéralisme ? », Économie et politique, mars avril 2000.
28 J.-M. Harribey, « Pour une conception matérialiste des biens communs », Les Possibles, n° 5, Hiver 2015.
29 MZ me dit que le Marx original suffit pour disqualifier les thèses d’A. Orléan (p. 15). Mais, si MZ acceptait de prendre connaissance du travail critique que j’a réalisé sur ces thèses-là « La valeur, ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la Régulation, n° 10, 2e semestre 2011, repris dans La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit, il verrait immédiatement que c’est sur la base du strict Marx que je l’ai menée. D’ailleurs, Orléan ne s’y est pas trompé : « Réponse à Jean-Marie Harribey ».
30 Voir J.-M. Harribey, « Ambivalence et dialectique du travail, Remarques sur le livre de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale », Contretemps, n° 4, 4e trimestre 2009, p. 137-149 ; et La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.
31 On serait curieux de voir comment MZ intègre la question de l’écologie dans la problématique de la valeur. On en reparlera quand il commentera, s’il en a l’envie, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.