La communauté préférable Relire « Pour les musulmans » d’Edwy Plenel

NDLR – En complément de ce texte, on lira avec intérêt un long article du même auteur dans la Revue du MAUSS, intitulé « Attentifs ensemble ». D. Hanne y épingle plusieurs autres intellectuels plus ou moins médiatiques et dénonce dans une partie de la gauche la disqualification des préoccupations populaires, qui favorise la montée du FN, et une attitude d’évitement de la question d’un terrorisme durable ; au passage, il revient sur l’esprit du 11 janvier, montre les liens entre terrorisme et totalitarisme, évoque les moyens concrets de l’antiterrorisme et la nécessité de son contrôle juridique. Nous partageons bien sûr son appel à la vigilance et à une large mobilisation, associées à l’éducation populaire.

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Edwy Plenel nous avait annoncé, dans un livre paru 4 mois avant les attentats de janvier 2015, qu’il convenait d’être « Pour les musulmans » (1)Pour les musulmans, La Découverte, édition de septembre 2014.. De la part d’un « a-religieux », le choix de ce titre choc ne laissait pas de surprendre, déjà. Mais à le lire, ce livre pouvait apparaître moins en faveur de (les musulmans) qu’au détriment de : « islamophobes », « xénophobes », « anticléricaux obsessionnels », « racistes », tous épinglés avec conviction, amalgamés avec éloquence et parfois aussi avec… un peu d’injustice. Après tout aussi, son livre puisait son inspiration dans le « Pour les juifs » article courageusement écrit par Émile Zola dans Le Figaro, en mai 1896 (2)Article accessible dans son intégralité sur le site des Cahiers naturalistes : http://www.cahiers-naturalistes.com/pour_les_juifs.html, un insoupçonnable dans le Panthéon de la gauche.

On pouvait quand même se demander, déjà, si cet éloge des musulmans ne revenait pas, au fond, à jeter dans le même sac tous les musulmans. Petit malaise. Et léger accroc dans la continuité voulue avec Zola dont le Pour les juifs, lui, ne négligeait pas de s’en prendre à certains juifs, avec quelques mots très durs, et même devenus insupportables aujourd’hui. (3)Par exemple : « Les Juifs sont accusés d’être une nation dans la nation, de mener à l’écart une vie de caste religieuse et d’être ainsi, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale, sans patrie réelle, capable un jour, si elle triomphait, de mettre la main sur le monde. Les Juifs se marient entre eux, gardent un lien de famille très étroit, au milieu du relâchement moderne, se soutiennent et s’encouragent, montrent, dans leur isolement, une force de résistance et de lente conquête extraordinaire. Mais surtout ils sont de race pratique et avisée, ils apportent avec leur sang un besoin du lucre, un amour de l’argent, un esprit prodigieux des affaires, qui, en moins de cent ans, ont accumulé entre leurs mains des fortunes énormes, et qui semblent leur assurer la royauté, en un temps où l’argent est roi. Et tout cela est vrai. Seulement, si l’on constate le fait, il faut l’expliquer. » Ou encore : « Qu’il y ait, entre les mains de quelques Juifs, un accaparement douloureux de la richesse, c’est là un fait certain. Mais le même accaparement existe chez des catholiques et chez des protestants. »

Pour ? Pour qui exactement ?

Et les autres alors ? Les non musulmans, pas pour ? Faut-il qu’aux charges anti-musulmanes unilatérales venues d’extrême-droite réponde un dédain insidieux à l’égard des non musulmans ? « Pour les musulmans », quoiqu’ils disent, quoiqu’ils fassent, simplement parce que ce sont des musulmans ? Les actes anti-musulmans progressent. Vrai. Inadmissible. Mais il n’y a pas que cela dans le contexte. Il y a aussi une montée des actes antisémites. Des petits et des grands. En France, après les années soixante et soixante-dix où sévissaient des groupes comme le SAC ou le groupe « Charles Martel », auteurs d’attentats visant la frange immigrée de la population, tous les attentats meurtriers commis ces dernières années l’ont été par des gens faisant référence à l’Islam, bref par des musulmans, et souvent contre des juifs. Triste mais vrai aussi. Bien sûr, de très nombreux musulmans ont désapprouvé ces actes. Tous ne l’ont pas dit, hélas. Bien sûr encore, que des actes commis par des Islamistes soient odieux n’excuse aucun acte anti-musulman. Mais est-ce que cela ne rend pas problématique l’éloge unilatéral d’une seule communauté, ainsi désignée comme préférable en tant que telle, et même obligatoirement préférable, sous peine d’être accusé d’ « islamophobie » ?

La vérité est qu’une déclaration « d’empathie » à l’égard de toute une communauté est aussi sotte que de proclamer qu’on est pour les catholiques, pour les protestants, pour les juifs ou pour les athées, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent… Oui, je suis pour que la religion musulmane puisse se pratiquer en totale liberté et je condamne les attaques contre les mosquées, mais NON quand même je ne suis pas pour les musulmans qui justifient et pratiquent l’oppression de leur femme. Oui, j’aime entrer me recueillir dans les églises et j’apprécie de nombreux passages de la Bible, mais NON je ne suis pas pour les catholiques qui diffusent l’homophobie ou luttent contre l’avortement libre. Oui, je pense que le développement d’un antisémitisme – d’autant plus hideux qu’il vient après la Shoah – doit être stoppé par tous les moyens légaux et batailles politiques ad hoc, mais NON je ne suis pas pour les juifs qui empêchent la femme divorcée de se remarier, en lui refusant le Guet au nom de la Torah. Oui, à mon grand regret, je suis complètement athée, mais NON je ne suis pas pour les sans dieu cyniques qui ne croient en rien d’autre qu’au pognon ou au pouvoir, se ménageant salaires mirobolants et exils fiscaux en marchant consciencieusement sur les autres.

Les déclarations d’amour généralisé en faveur d’une communauté religieuse étant aussi sottes que les aversions généralisées, permettez, pour les affinités effectives et les sympathies agissantes, qu’on fasse le tri, en pénétrant dans la dentelle individuelle et en regardant ce que font les uns et les autres.

Seule la laïcité permet la cohabitation harmonieuse des religions et des athéismes. Malheureusement, Plenel, s’il tire un coup de chapeau à la « laïcité originelle », celle de 1905, n’évoque la laïcité d’aujourd’hui que pour la dénigrer comme intolérante. Une dose de multiculturalisme tempéré – à condition qu’on dise aussi ce qui va faire loi pour toutes les cultures et tous les individus, quelles règles ne seront pas négociables – me paraît acceptable, compatible avec la laïcité, laquelle à mes yeux n’implique nullement de justifier un monoculturalisme. Plenel célèbre les mérites d’un métissage gage de paix, du « divers ». Mais jamais il n’a consenti à nous expliquer ce qui ferait tenir ensemble toutes ces différences. C’est le point aveugle du multiculturalisme en tant que système, qu’il soit défendu par des auteurs de gauche ou… des auteurs de droite (Pierre Manent, Alain Renaut) : on ne sait pas où l’acceptation de la différence va s’arrêter. On ne sait pas, dans le grand « oui » à l’Autre, sur quoi il faudra dire « non » et si même un non sera encore possible.

Plenel, inspiré cette fois par les livres (il est vrai merveilleux) d’Édouard Glissant, a aussi souvent vanté les mérites de la « créolitude », d’un « métissage » gage de paix. Mais il ne nous a jamais expliqué quelle serait la langue commune de cette tour de Babel, et surtout, il n’a pas précisé si celle-ci devait se fonder sur le dépérissement des langues préexistantes. Ce qui fait naître une vague inquiétude : dans ce grand « refus des immobilités », reste-t-il quelque chose à sauver ?

Les détails fâcheux qui tuent

Puis est venue, très vite (quatre mois plus tard), l’édition nouvelle de « Pour les musulmans » munie d’un sous-titre : « Précédé de Lettre à la France, janvier 2015. » (4)Cf. Pour les musulmans, précédé d’une «Lettre à la France », janvier 2015, La découverte, février 2015. Entre-temps, quoi ? Les attentats (anti-républicains, anti liberté de conscience et d’expression, anti français et anti juifs) de messieurs Kouachi et Coulibaly… tous trois musulmans et prétendant agir au nom de l’Islam. Un codicille s’imposait à tout le moins. Et Plenel éprouve le besoin d’ajouter dans son introduction nouvelle : « Pour les musulmans aurait pu aussi bien s’intituler Pour la France. » Très bien. Mais voilà : ce n’avait pas été le cas. En septembre 2014, la France pouvait attendre, semble-t-il… Il avait fallu qu’elle se soit réveillée et manifestée après les attentats, pour que l’utile précision soit apportée. Avant cela, il y avait un combat urgent, exclusif, monothématique. Il y avait un camp, une communauté à choisir et à enjoliver en tant que communauté. Sans se priver du recours à un titre choc, n’est-ce pas, car il fallait « hausser la voix ». En effet, quand on choisit d’intituler un livre « Pour les musulmans », c’est aussi qu’on a décidé que dans ce contexte (déjà marqué par les tueries de Merah et celle du musée juif de Bruxelles) la priorité, c’est quand même de défendre tous les musulmans parce qu’ils sont, en bloc, des victimes dignes d’un intérêt particulier, quand il n’est pas exclusif. Et cela est confirmé par une lecture attentive du livre, en forme de tableau édifiant où tous les torts sont d’un côté, et tous les musulmans innocentés par définition. Si vous lisiez Plenel en septembre 2014 (première édition), vous ne saviez pas :

– qu’en France, certains hommes, au nom de l’Islam, surveillent étroitement la conduite et la tenue vestimentaire des filles. Pour les musulmans, mais pas un mot, en 168 pages, pour les musulmanes, qui subissent, en France la triple oppression : masculine, religieuse, patronale.
– que tous les États, sans exception qui se réclament officiellement de l’Islam dans leur constitution (quand elle existe) au mieux malmènent la liberté d’opinion et d’information et répriment les mouvements sociaux (Algérie, Maroc, Turquie, Indonésie, etc.), au pire font régner une atmosphère irrespirable, la surveillance tatillonne des mœurs, et un ordre totalitaire pratiquant, notamment, les châtiments les plus cruels (Arabie Saoudite, Iran, Soudan, etc.)…
– que l’une des activités essentielles des organisations terroristes se réclamant de l’Islam consiste à massacrer d’autres musulmans (au Soudan, en Irak, en Égypte, en Syrie et ailleurs), ce dont les opinions publiques « occidentales » se sont parfaitement aperçues et qui modifie forcément leur perception de l’Islam…

Tout cela, et bien d’autres choses justifiant quelques réserves dans le dithyrambe, était constatable en 2014. Mais vous pouviez parfaitement, lisant Plenel en 2014, ne pas être au courant. En revanche, vous pouviez lire que « l’Autre », dans nos sociétés « a pris figure de musulman » et que de son sort, à cet autre-là, « dépend notre relation au Monde ». On comprend mieux l’inconditionnalisme pro-musulman de Plenel. Qu’aucune tâche ne vienne souiller la tunique de ce nouveau messie : le musulman. En tant que tel.

Encore, lisant Plenel en février 2015 (2e édition avec codicille post-attentats) vous ne saviez pas que sous la pression de certains musulmans, les minutes de silence organisées par l’Education nationale après les attentats de janvier 2015 ont été perturbées par des cris et des propos apologétiques dans des centaines d’établissements, quand elles n’avaient pas carrément été annulées par crainte des incidents possibles… Vous ne saviez pas non plus que l’un des premiers sites publics ayant fait l’objet de cuber-attaques après les attentats (en un mois, il y en a eu des centaines sur le territoire national) était celui du musée d’Oradour-sur-Glane et que l’inscription du bandeau substitué à sa page d’accueil, écrite en arabe, glorifiait les martyrs qui venaient de donner leur vie… pour tuer des juifs. Vous ne saviez pas que la communauté musulmane, dans son immense majorité, avait choisi de faire comme Emmanuel Todd et Alain Badiou et les militants du Front National le 11 janvier : s’abstenir de participer aux défilés. Ce n’était pas, pourtant, qu’on exigeait d’eux des excuses pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis, non : seulement un geste fort de solidarité, à la mesure de ce qui avait eu lieu.

Tout cela est pourtant avéré depuis janvier 2015. Edwy Plenel, journaliste avisé, sait sans doute tout cela. Sans doute le regrette-t-il en son for intérieur. Mais obnubilé par la défense des musulmans en général, tous ramenés à la condition de faibles et de victimes, et peut-être dans l’espérance d’enfin trouver un prolétariat de substitution, il préfère taire ces événements fâcheux pour sa ligne générale. Surtout, que rien ne fasse tâche dans l’apologie de la communauté irréprochable ! Que rien ne vienne contredire cette ferveur en faveur « des » Musulmans. Et c’est ainsi que les terroristes sont subrepticement débaptisés par Plenel : ils appartiennent, page 82, au « terrorisme dit islamiste », pour finir par devenir , page 115, de « prétendus musulmans »… Aucune nuance ne doit venir gripper l’efficace de l’éloge. Quand Edwy Plenel s’embarque, il ne sait plus à lui-même se faire la moindre objection. « On s’engage et puis on voit » disait Daniel Bensaïd. Eh bien non : il faut voir un peu, avant de s’engager.

Il y a de tout chez les musulmans. Le meilleur et le pire et beaucoup d’entre deux. Donc, je ne voterai jamais ni contre, ni pour les musulmans. Pas plus que pour toute autre communauté religieuse.

La clé qui ouvre toutes les portes ?

Qu’est-ce qu’on bon livre ? Un livre bien écrit, sûrement. Un livre qui donne à voir, révèle des inaperçus, vous surprend et brise les os qu’on a dans le crâne, pour reprendre la formule de Sartre dans Les mots. Qui s’entrouvre à l’événement, à la singularité et aux imprévisibles. Enfin, un livre qui pose des questions, donne envie de discuter.
A peu près rien de tout cela avec cet ouvrage. Son Pour les musulmans est sans surprise aucune. Il n’invente rien, il confirme. Il met en mots les états d’esprits diffus qui circulent dans une certaine gauche, laquelle ne prend République et Laïcité qu’avec pincettes et mine dégoûtée. Plus embêtant : sa préface de février traduit une certaine indifférence (théorique) à ce qui s’est produit les 7, 8 et 9 janvier 2015. Il faut en effet quelque peu les enjamber pour conserver dans sa mire  un unique adversaire, toujours le même, alors que tout prouve que nous en avons plusieurs.

Certes, cette sorte de vision du monde est désormais totalement minoritaire dans la population. Les gens ont dans leur grande masse un peu de mal à accepter qu’on leur impute, en gros, la « responsabilité » d’avoir enfanté le monstre djihadiste, au prétexte qu’ils vivent dans un pays qui a été colonisateur. Mais cette damnation perpétuelle est encore répandue dans les sections universitaires et médiatiques d’une partie de l’intelligentsia post-68. Celle là même qui fait écran, de toutes ses forces, et sur tous les sujets, à la reconstruction d’une autre gauche, populaire, car elle croit que ce qui est populaire est populiste, et que la déprolétarisation de la gauche n’est finalement pas une si mauvaise chose. Que rien ne bouge, que tout continue comme avant… dans nos têtes ! En face de nous le fascisme, le racisme anti-musulman, et rien d’autre. C’est pourquoi son homélie pro-musulmane n’est pas courageuse, contrairement à ce qu’il annonce souvent (5)Cf. notamment p. 130.: elle ne fait que conforter les certitudes pré-acquises dans la tribu.
La puissance d’Edwy Plenel, car il ne néglige pas d’user d’une colère intimidante – par exemple lorsqu’il nous rappelle que « nous » (entendez « vous ») seront (« serez ») jugés sur notre attitude à l’égard des musulmans (6)Cf. p. 129. – il ne la doit qu’à son unilatéralité. C’est comme un essieu qui tourne autour de son axe, toujours dans le même sens, broyant toute aspérité, toute nuance, toute objection. « La question musulmane détient, en France, la clé immédiate de notre rapport au Monde et aux autres. » Voilà, c’est cela : Edwy Plenel croit qu’il a la clé. Le passe-partout.
Pas un livre, vous dis-je : un article de foi.

Certains ne s’occupent que de leur « ennemi principal » (Finkielkraut : les modernes qui sapent sa culture française). D’autres ne s’occupent que de glorifier leur « ami principal » (Plenel : les musulmans). Ainsi, dans le monde des idées, la mayonnaise monte entre de grands récits panoramiques. Dans les deux cas : défaite du vrai, qui toujours réside dans le détail. Ce vrai qu’on ne peut faire sortir de sa cachette, et toujours provisoirement, qu’avec cet outil d’orfèvre : la capacité de nuance.

3 novembre 2015

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pour les musulmans, La Découverte, édition de septembre 2014.
2 Article accessible dans son intégralité sur le site des Cahiers naturalistes : http://www.cahiers-naturalistes.com/pour_les_juifs.html
3 Par exemple : « Les Juifs sont accusés d’être une nation dans la nation, de mener à l’écart une vie de caste religieuse et d’être ainsi, par-dessus les frontières, une sorte de secte internationale, sans patrie réelle, capable un jour, si elle triomphait, de mettre la main sur le monde. Les Juifs se marient entre eux, gardent un lien de famille très étroit, au milieu du relâchement moderne, se soutiennent et s’encouragent, montrent, dans leur isolement, une force de résistance et de lente conquête extraordinaire. Mais surtout ils sont de race pratique et avisée, ils apportent avec leur sang un besoin du lucre, un amour de l’argent, un esprit prodigieux des affaires, qui, en moins de cent ans, ont accumulé entre leurs mains des fortunes énormes, et qui semblent leur assurer la royauté, en un temps où l’argent est roi. Et tout cela est vrai. Seulement, si l’on constate le fait, il faut l’expliquer. » Ou encore : « Qu’il y ait, entre les mains de quelques Juifs, un accaparement douloureux de la richesse, c’est là un fait certain. Mais le même accaparement existe chez des catholiques et chez des protestants. »
4 Cf. Pour les musulmans, précédé d’une «Lettre à la France », janvier 2015, La découverte, février 2015.
5 Cf. notamment p. 130.
6 Cf. p. 129.