Le « dessein intelligent » (1re partie) : l’argumentation

La publication, en 1859, de l’œuvre majeure de Charles Darwin L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life) eut un succès immédiat dans le monde scientifique, auquel elle apportait une explication rationnelle du mécanisme de l’évolution des êtres vivants. En revanche, la réaction des diverses instances religieuses fut bien entendu hostile : Après une première attaque contre le dogme biblique provoquée par la théorie Copernicienne (la fin du géocentrisme) au XVIe siècle, la théorie de l’évolution représentait une menace plus grave encore, puisque mettant à mal un article fondamental de la foi, la création divine.

C’est aux Etats-Unis, que la réaction se manifesta le plus vivement, dès que la théorie darwinienne commença à être enseignée dans les écoles c’est à dire à partir des années 1920. Les Etats les plus conservateurs tentèrent d’abord d’interdire purement et simplement cet enseignement, mais en 1968, après diverses péripéties, la Cour Suprême des Etats-Unis invalida les lois antiévolutionnistes, au motif que l’interdiction d’un enseignement au nom d’une religion violait l’article de « non étatisation religieuse » (Establishment Clause) du 1er Amendement de la Constitution. Les créationnistes adoptèrent alors une nouvelle tactique : jeter le doute sur la validité de la théorie de l’évolution, et proposer le créationnisme biblique comme une théorie alternative qu’il serait nécessaire d’enseigner simultanément avec l’évolution, au nom du pluralisme idéologique. De nouvelles lois dans ce sens furent votées dans divers Etats, mais en 1987, la Cour Suprême les invalida à nouveau, toujours au nom de l’Establishment Clause, considérant que derrière l’argument du pluralisme se cachait en fait la promotion d’une doctrine religieuse particulière.

En dépit de cet échec au plan législatif, le créationnisme américain est resté vivace : d’après des sondages concordants, 40% des personnes interrogées affirment que l’Homme aurait été créé par Dieu sous sa forme actuelle, sans avoir subi aucune évolution ! Ce créationnisme, s’appuyant sur des organismes richement financés (Institute for Creation Research, Creation Research Society, etc.), pratique un lobbying actif et très efficace, tant dans la sphère politique qu’auprès des parents d’élèves. Ceux-ci sont en effet très influents dans les Conseils Scolaires (Boards of Education) qui, dans un système éducatif très décentralisé, déterminent les programmes au niveau local, via le choix des manuels scolaires.

Pour autant, cette nébuleuse créationniste ne forme pas un ensemble homogène. Les croyants les plus stricts, pratiquant une lecture littérale de la Bible, affirment que le monde a été créé en six jours, il y a moins de 10.000 ans, au prix d’une argumentation (Kent Hovind, Creation Science Evangelism) qui est difficilement soutenable. Pour d’autres exégètes, les « jours » de la Genèse seraient à interpréter comme de très longues périodes, ce qui lève en partie les objections géologiques. D’autres, enfin, acceptent au moins partiellement le principe de l’évolution, mais en la déclarant soumise à des interventions divines continues, ou encore seulement occasionnelles… Seul point commun, tous vénèrent le Dieu de la Bible.

C’est dans ce contexte que s’est développé, depuis une vingtaine d’années, le mouvement de l’Intelligent Design (dessein intelligent, ou conception intelligente), sous l’impulsion d’un organisme doté de gros moyens, le Centre pour le Renouveau Scientifique et Culturel (Center for the Renewal of Science and Culture), fondé par une puissante institution créationniste, le Discovery Institute.

1. Les arguments du « dessein intelligent »

Par rapport aux courants créationnistes antérieurs qui étaient ouvertement religieux, le mouvement de l’Intelligent Design se démarque en se présentant comme une démarche scientifique, indépendante de toute religion, et n’ayant d’autre but que de proposer une théorie alternative à la vision strictement naturaliste exprimée par le darwinisme, sans contester toutefois le principe d’évolution lui-même. Le concept fondamental de cette démarche est que « certains aspects de l’univers et des êtres vivants présentent les caractères spécifiques de produits résultant d’une conception intelligente, par opposition à un processus non dirigé tel que celui de la sélection naturelle » (The Discovery Institute). Mais de là à nommer le (ou les) auteur(s) de cette « conception intelligente », il y a un pas que les tenants de l’Intelligent Design se refusent à franchir.

L’argument selon lequel la complexité et les remarquables ajustements de la nature prouveraient l’intervention d’un créateur remonte aux philosophes Grecs (Héraclite, Platon, Aristote), plusieurs siècles avant notre ère. Dans la Chrétienté, cet argument fut repris notamment par Thomas d’Aquin (Summa Theologiae) au XIIIe siècle, et cinq siècles plus tard par le philosophe anglais William Paley (Natural Theology, 1802). C’est à ce dernier que l’on doit « l’analogie de l’horloger » : Si, sur un chemin de campagne, au milieu des cailloux qui en sont des éléments naturels, on trouve soudain une montre, on ne peut que conclure que cet objet, parce qu’il est fait d’éléments finement ajustés dans un but précis (et même si on en ignore l’usage), résulte, à la différence des cailloux, d’une conception intelligente. Il en est de même si l’on considère la complexité fonctionnelle et les ajustements précis caractéristiques des diverses adaptations des êtres vivants : il a fallu un « horloger ».

Un exemple souvent cité par les créationnistes et repris par les avocats de l’Intelligent Design est celui de l’œil humain, si parfaitement agencé, avec ses muscles, son iris, son cristallin, sa rétine et son nerf optique, qu’on imagine mal, intuitivement, qu’il puisse avoir résulté d’une série de petites mutations génétiques au hasard… il doit donc être le fruit d’une conception intelligente.

Sous un habillage scientifique, les arguments en faveur du dessein intelligent développés ci-après reprennent, en gros, cette analogie de l’horloger.

a. Une vie improbable

Un premier argument avancé est que les propriétés physicochimiques dont la combinaison a permis l’apparition de la vie sur terre, étaient, a priori, hautement improbables. On a par exemple montré que, si certaines constantes atomiques, telles que les forces de cohésion nucléaires ou encore les forces électromagnétiques entre électrons et protons, différaient de ce qu’elles sont, ne fut-ce que de quelques pour cent, les atomes et molécules constituant l’univers seraient radicalement différents et la vie que nous connaissons serait impossible. La conclusion de cet argument est que, pour permettre cette vie et la nôtre en particulier, un ajustement aussi précis n’a pu être fait que par une conception intelligente.

Second argument, les molécules intervenant dans les fonctions biologiques, l’ADN en particulier, présentent une « complexité structurée » (specified complexity) qui est la propriété caractéristique des produits d’une action intelligente. Cet argument a été développé par le mathématicien William A. Dembski (The Design Inference, 1998). Selon son raisonnement, des produits structurés mais simples (un cristal par exemple) résultent de l’action des lois physiques ; des produits complexes, mais sans architecture définie (par exemple l’arrangement des éléments d’une roche granitique) sont l’effet du hasard. Mais un objet à la fois complexe et de structure bien définie, tel qu’un texte poétique ou une séquence codante d’ADN, ne peut résulter ni d’une loi physique (parce que complexe) ni du hasard (parce que structuré), et ne peut donc qu’être le fruit d’une conception intelligente.

Sur la base de ce raisonnement et en utilisant la théorie de l’information, Dembski a proposé une formulation mathématique du degré de « complexité structurée » d’un objet en fonction inverse de la probabilité de son obtention par tirage au hasard de ses éléments. En dessous d’un certain seuil de probabilité, qu’il appelle « seuil universel », il considère la conception intelligente comme certaine.

b. Une complexité irréductible

Un autre argument de l’Intelligent Design s’attaque au fonctionnement de la sélection naturelle. Il est basé sur le concept de « complexité irréductible » (irreducible complexity), dû au biochimiste Michael J. Behe (Darwin’s black box, 1996). Selon lui, de nombreux organes ou systèmes vivants présentent une « complexité irréductible », c’est-à-dire qu’ils sont composés de plusieurs parties, toutes nécessaires au fonctionnement de l’ensemble, à l’image d’une tapette à souris, dont aucun élément ne peut être enlevé sans la mettre, ipso facto, hors service. A titre d’exemple, Behe cite le flagelle qui permet la motilité de certaines bactéries, et qui est constitué de nombreuses protéines ayant chacune leur fonction propre et indispensable à la bonne marche de l’ensemble.

Le raisonnement de Behe est alors le suivant : Comment imaginer qu’un tel système ait pu être mis au point par améliorations successives, comme le voudrait la théorie de l’évolution, sachant que tout système précurseur, donc incomplet, ne pouvait qu’être non fonctionnel, et par suite ne pouvait présenter aucun avantage ? Si en effet la sélection naturelle peut faire des choix entre des innovations plus ou moins efficaces, elle ne saurait en revanche favoriser une innovation qui, quel que soit son intérêt potentiel, n’a aucune utilité immédiate. La conclusion de ce raisonnement est analogue à celle des arguments précédents : puisque la « complexité irréductible » ne peut pas s’expliquer par l’effet du hasard et de la nécessité, elle démontre donc l’intervention d’une conception intelligente.

2. Les objections scientifiques

Les arguments avancés par les tenants du dessein intelligent ont fait l’objet de diverses critiques de la part des scientifiques. Ceux-ci font tout d’abord remarquer que l’analogie offre plus une technique didactique qu’un mode de raisonnement fiable. En particulier, l’analogie de l’horloger est trompeuse : la montre trouvée sur le chemin est interprétée intuitivement comme un artefact non seulement parce qu’elle diffère radicalement des cailloux qui l’entourent, mais aussi et surtout parce que, même si l’on n’a jamais vu une montre auparavant, on sait a priori qui a pu réaliser un tel artefact, à savoir l’être humain. Les créationnistes, eux, postulent un concepteur intelligent inconnu, ce qui n’est pas du tout la même chose. Plus précisément, en termes probabilistes, l’utilisation d’un événement pour valider une cause possible qui aurait rendu celui-ci plus probable (application du théorème de Bayes) implique qu’à cette cause puisse être affectée a priori une probabilité significative, ce qui n’est évidemment pas le cas en l’espèce. Cette lacune, à elle seule, suffit à invalider non seulement l’analogie proposée par William Paley, mais aussi l’ensemble des raisonnements tendant à « prouver » l’existence du créateur à partir de ses créatures supposées.

a. L’usage abusif des probabilités

Le fait que la vie sur terre soit dépendante de constantes physiques très particulières n’est nullement contesté par les scientifiques. Ce qu’ils contestent, c’est l’usage abusif, a posteriori, du calcul des probabilités. Même si la probabilité a priori qu’une planète donnée puisse héberger la vie telle que nous la connaissons est infime, il y a dans l’univers actuellement observable des millions d’étoiles avec leurs satellites, et nous ignorons ce qu’il y a au-delà. Nous ignorons aussi si d’autres formes de vie, radicalement différentes de la nôtre, peuvent exister ailleurs. Le fait est simplement qu’à l’instar des rescapés des grandes catastrophes, nous nous trouvons être, par définition, là où la vie était possible. Dans la ville de Saint-Pierre (Martinique) rasée par l’éruption explosive de la Montagne Pelée (8 mai 1902 : 28.000 morts), on retrouva un survivant : Suite à une rixe et en état d’ivresse, il avait été mis la veille au soir, et bien contre son gré, au seul endroit ayant pu offrir une protection suffisante : le cachot de la prison.

Les critiques précédentes relatives à l’usage inadéquat du concept de probabilité et du raisonnement Bayesien s’appliquent également, bien entendu, aux travaux mathématiques de Dembski sur la « complexité structurée ». Ces travaux supposent en outre qu’une séquence d’ADN, si elle est obtenue aléatoirement, implique le tirage au hasard de chaque « lettre » indépendamment des autres. Or ce qu’on sait actuellement de l’ADN (redondance considérable, duplication possible de très grandes séquences, voire de chromosomes entiers) laisse à penser que son évolution a dû se faire par bonds successifs plutôt que par une suite continue de petites mutations ponctuelles. Des simulations sur ordinateur ont montré que, dans ce cas, la probabilité d’obtention d’une séquence donnée, après un grand nombre de générations, pouvait être beaucoup plus importante que Dembski ne l’estime.

b. La complexité est réductible

L’argument de la « complexité irréductible » de Behe repose sur une autre hypothèse, non dite et non vérifiée, à savoir que la nécessité de tous les éléments d’un système pour son fonctionnement implique que sans cela il ne peut servir à rien. Or, cette hypothèse, même dans l’analogie simpliste de la tapette à souris, est fausse : enlevez les éléments qui maintiennent le piège ouvert, et certes il ne fonctionnera plus comme tel, mais il pourra toujours constituer une excellente pince à papiers ! En biologie, cela signifie que l’évolution fait du neuf avec du vieux en modifiant et en combinant des éléments redondants utilisés antérieurement pour d’autres fonctions. Certains éléments facultatifs d’un système peuvent alors devenir indispensables dans un autre. On a pu par exemple montrer que certaines protéines qui interviennent dans la coagulation du sang sont des versions modifiées de protéines du système digestif. Même dans le flagelle bactérien cité par Behe, il existe des groupes d’éléments qui, chez d’autres bactéries, font partie d’organites différents, permettant de secréter ou d’injecter des toxines. La complexité biologique, parce qu’elle est redondante, et de ce fait réductible.

Ces considérations s’étendent aux organes des animaux. On a en effet découvert que le fonctionnement de l’ensemble des gènes intervenant dans la formation de certaines parties du corps était contrôlé par des gènes particuliers, dits « homéoboîtes », agissant en quelque sorte comme des commandes de sous-programmes dans un logiciel d’ordinateur. La mutation de tels gènes peut donc produire des organes redondants (on a obtenu expérimentalement des drosophiles avec une paire d’ailes surnuméraire) susceptibles d’évoluer ultérieurement vers des fonctions innovantes.

c. La preuve par l’imperfection

Par quelle évolution est apparu l’œil des vertébrés ? Les tenants du dessein intelligent ont beau jeu de faire remarquer qu’il n’y en a pas de trace fossile… Mais cet œil peut nous permettre de leur poser, à notre tour, d’intéressantes questions :

– Comment se fait-il que des poissons cavernicoles, vivant dans le noir le plus total, possèdent des yeux ?… des yeux aveugles, certes, passablement dégénérés et parfois même cachés sous la peau, mais des yeux ? N’eût-il pas été plus rationnel, pour un « concepteur intelligent », de ne doter d’yeux que les êtres qui en avaient l’usage ?

– Et comment se fait-il que les neurones connectés aux cellules visuelles de la rétine soient placés en avant d’elles et non derrière ? De ce fait, les fibres du nerf optique, rassemblées en faisceau, doivent repasser à travers la rétine, au « point aveugle », pour rejoindre le cerveau. Imagine-t-on un « concepteur intelligent » créant un récepteur photoélectrique avec un câblage aussi stupidement disposé ?

En réalité, mieux que par les réussites de l’évolution, c’est par ses échecs qu’on en apporte la meilleure preuve. Et l’échec le plus grave réside sans doute dans ce monstrueux gâchis : les espèces apparues au cours de l’évolution ont, dans leur immense majorité, disparu sans laisser de descendance : « l’arbre de l’évolution » ressemble à ces vieux thuyas dont les rameaux verts, à l’extérieur, cachent au centre un amas de branches mortes. Est-ce-là une « conception intelligente » ?

(Article original : Science et religion : la thèse de l’Intelligent Design,

publié sur : http://www.brightsfrance.org, mars 2006)