« L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité », par Philippe Portier

En une période où la laïcité est le terrain d’une lutte idéologique et politique intense, L’État et les religions en France de Philippe Portier est révélateur des enjeux de cet universel concret. Le mérite de l’ouvrage de ce sociologue réputé (paru aux Presses Universitaires de Rennes en 2016) est de ne pas cacher son parti pris. Il s’agit de prouver que derrière des apparences décourageantes, la laïcité française tend vers une sortie du modèle de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation des Églises et de l’État. Alors que la loi scolaire du 15 mars 2004 pourrait faire craindre la pérennité d’une laïcité d’un autre temps et qu’aujourd’hui encore, cette laïcité d’interdiction demeure populaire, l’ouvrage prétend prouver que le mouvement profond de l’histoire mène vers une laïcité « postmoderne » et « recognitive ». Trois modèles polémiques de laïcité sont exposés, qui correspondent chacun à trois périodes de l’histoire française : la laïcité juridictionnaliste (à partir de 1800), la laïcité séparatiste (à partir de 1880) et la laïcité partenariale (à partir de 1960). Cette tripartition s’appuie sur un concept général de laïcité comprise comme une articulation de la souveraineté de l’État et de la liberté de conscience. La correspondance de ces trois modèles avec l’histoire empirique française est censée prouver que « la laïcité partenariale », « postmoderne » et « recognitive », est celle qui convient à la société française d’aujourd’hui. Un résumé du livre précédera sa discussion critique.

I – Le premier moment de la laïcité selon Portier s’articule autour du système concordataire, inauguré sous Bonaparte. Ce système serait laïque car il promeut la souveraineté d’un État qui ne s’autorise pas de Dieu. S’il accorde un statut officiel aux institutions religieuses, il ne le fait pas au nom d’une certitude surnaturelle, mais au nom de l’ordre social. Portier cite ce syllogisme de Bonaparte : « Nulle société ne peut exister sans morale ; il n’y a pas de bonne morale sans religion ; il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable ». Ainsi, l’État accorde-t-il un statut officiel aux institutions religieuses tout en les contrôlant de façon intrusive. D’après Philippe Portier, ce régime juridictionnaliste garantit, pour l’essentiel, la liberté de conscience.

Le second moment laïque retenu par l’ouvrage, qualifié de « séparatiste », est initié par les républicains dans les années 1880. L’adjectif « séparatiste » fait penser au premier abord à une politique de sécession. En fait, le sociologue évoque le « séparatisme » en référence à la loi de 1905 portant séparation des Églises et de l’État. Elle commence par la révolution scolaire,se poursuit avec le vote de la loi du 9 décembre 1905, pour se clore avec la consécration constitutionnelle de la laïcité à la Libération qui « grave dans le bronze le modèle de dissociation mis en place sous la IIIe République ». C’est, d’après Portier, la période d’une « modernité enchantée » qui imagine une communauté de valeurs et un gouvernement ayant tranché tout lien avec la religion. En ce temps-là, la laïcité séparait presque tout : non seulement les Églises et l’État, mais aussi le privé et le public, la croyance et la raison, la société et l’État, la religion et la morale, la barbarie et la civilisation… La formule de Victor Hugo : « L’Église chez elle et l’État chez lui » résume un système politique qui se serait construit d’après Portier « autour de la figure de ‘l’État fort’, installé en surplomb de la broussaille de la société civile ».

Le troisième moment de cette histoire de la laïcité française débuterait dans les années 1960-1970. Est apparu alors le modèle « partenarial » de la laïcité, qualifié aussi de « coopérationniste »,dans un contexte de retour du religieux. Cette laïcité serait portée par le « paradigme recognitif ». Cette formule savante signifie que la laïcité reconnaît désormais aux institutions religieuses un statut officiel et préférentiel dans l’espace public et l’État. Dans ce florilège d’adjectifs, le lecteur s’égare parfois. Car la laïcité concordataire d’hier était tout aussi « recognitive » que la laïcité « partenariale » d’aujourd’hui, sauf que l’une précède chronologiquement la loi de séparation de 1905 tandis que l’autre lui succède. Toutefois, d’après Portier, le troisième régime se distingue du premier en ce que les religions sont désormais mise sà égalité, et qu’elles sont moins contrôlées par l’État. La nouvelle laïcité s’inscrit dans les débats d’opinions de la société et se régule par le dialogue entre identités en demande de reconnaissance. Portier montre qu’avec la « laïcité partenariale », le principe de séparation n’est pas seul à être écorné.La neutralité de l’État est revue et corrigée dans le sens d’une bienveillante coopération entre l’autorité politique et les religions. La première loi de référence de cette laïcité partenariale est la loi Debré du 31 décembre 1959, qui accorde à l’enseignement privé confessionnel un statut dérogatoire. Depuis, le mouvement qui pousse à la reconnaissance officielle des religions n’aurait cessé de se renforcer. Philippe Portier cite Michèle Alliot-Marie qui, comme ministre de l’Intérieur, estimait que « dans un monde qui a vu s’effondrer la plupart des repères idéologiques et moraux, les religions ont plus que jamais vocation à éclairer la société, qu’elle soit civile ou politique ». Ce soutien bienveillant que l’État apporte aux groupements religieux attend en contrepartie l’acceptation de« l’espace axiologique de la démocratie constitutionnelle ». Mais autant cet « espace »paraît incertain, autant les forces qui profitent de ces reconnaissances identitaires sont aisément repérables. L’ouvrage n’élude pas les progrès du prosélytisme islamiste, évitant ainsi l’inquiétant déni de réalité, fréquent chez les tenants de la « laïcité ouverte et inclusive » également autoproclamée « laïcité de dialogue et de reconnaissance ».

II – Les trois modèles de laïcité exposés dans l’ouvrage sont conçus par leur auteur sous un concept général de laïcité définie comme un dispositif qui « articule le principe de la souveraineté de l’État et celui de la liberté de conscience ». Il n’est cependant pas sûr que tout régime théocratique fasse obstacle à la souveraineté de l’État. En outre, la revendication de l’autonomie du politique qui s’affirme à travers la laïcité, déborde le cadre étatique : elle a une signification démocratique et républicaine. Enfin, l’émancipation laïque, telle qu’elle s’est forgée dans l’histoire,ne se limite pas à la conscience individuelle : elle vise aussi une émancipation collective et s’attache à l’instruction.

Mais nous centrerons nos objections sur la tripartition exposée dans l’ouvrage. Car des trois modèles de laïcité échafaudés par Portier, seul le second modèle, dit « séparatiste », se rapproche de la laïcité telle qu’elle s’est historiquement développée dans sa persévérance, ses contradictions et ses métamorphoses. L’ouvrage use de deux procédés pour miner l’idée laïque.
Le premier consiste à présenter l’histoire laïque française comme un mouvement ternaire qui débute par une sécularisation moderne fondée sur une alliance du religieux et du politique (régime concordataire) pour aboutir à une sécularisation « postmoderne » fondée elle aussi sur une entente du religieux et du politique (modèle communautariste). En usant du terme « laïcité » pour qualifier deux modèles (le concordataire et le communautariste), opposés à la laïcité historique,on se prépare à faire dire au mot laïcité le contraire de ce qu’il a signifié pendant plus d’un siècle. On mesure l’enjeu de ce décentrement sémantique abusif si l’on observe qu’il dépossède la laïcité de la revendication d’une irréductible égalité des croyants et des non croyants, et qu’il charge la laïcité d’une idéologie officielle de coopération de la raison et de la foi religieuse, disqualifiant a priori toute critique philosophique, politique et sociale de la religion. Qu’elle soit concordataire ou partenariale, la laïcité recognitive selon Portier place l’athéisme, l’agnosticisme et toutes formes de libre pensée et de spiritualité non religieuses dans un espace de tolérance précaire.

Le second procédé utilisé par l’ouvrage pour sortir subrepticement de la laïcité est une approche unilatérale de la laïcité dite « séparatiste ».On doute, par exemple, que les laïques qui ont établi la loi de séparation en 1905 et constitutionnalisé la laïcité en 1946, aient seulement édifié un État fort surplombant la société et les individus. La IIIe République a en effet permis un développement inédit des libertés civiles et de la vie associative. Elle a séparé l’École de l’Église catholique avant de séparer les Églises et l’État. Elle a visé l’émancipation des individus et la souveraineté du peuple, avant de promouvoir celles de l’État. Durkheim et Buisson contestèrent la sacro-sainte raison d’État, au nom de principes supérieurs. Sous la Ve République, les lois sur la contraception, l’IVG et le mariage pour tous n’ont pas renforcé la souveraineté de l’État, pas plus qu’elles n’ont bénéficié de l’aimable coopération partenariale des autorités religieuses. Et la « République sociale » promue par la Révolution de 1848, aux antipodes d’un État coupé de la société, n’a cessé d’inspirer des générations d’intellectuels et de militants laïques qui se sont succédé depuis le milieu du XIXe siècle.

En même temps qu’il exagère le poids de l’État dans la laïcité « séparatiste », l’ouvrage sous-estime l’importance du référentiel républicain, abusivement réduit à un étatisme. La République portée par la laïcité est celle de l’intérêt général, du bien public, de la loi commune, de la réciprocité des droits et des devoirs, de la responsabilité citoyenne et de l’instruction publique, avant d’être un mode d’assujettissement à l’État. Plutôt qu’une école d’État, l’école laïque est historiquement l’école de la République, qui pose « les bases d’une culture rationnelle pour l’universalité du peuple ». On trouve trace du marqueur républicain de la laïcité jusque dans les termes de loi de 1905, qui dispose que c’est « la République » qui « assure la liberté de conscience », puis dans la Constitution qui définit « la République » comme « laïque ». Cela ne signifie nullement que l’État ne serait pas laïque, mais qu’il est censé être au service de la République plutôt que l’inverse. Pour la laïcité historique, la séparation n’est pas une fin en soi mais le moyen pour rassembler des citoyens libres, et la neutralité n’est pas elle-même neutre puisqu’elle permet l’égalité.

Cette tentation de la caricature se retrouve à propos de l’engagement rationaliste de « la laïcité séparatiste », présentée comme une idéologie scientiste et dogmatique de fonctionnaires d’État, certains de marcher dans le sens de l’histoire. Cette représentation de la laïcité ne correspond guère à la réalité de l’école laïque dont le rationalisme s’est affirmé à travers de l’exigence d’explication, le recours à l’intuition et à l’expérience, la référence au libre examen, à l’esprit critique, à la hardiesse de la recherche… L’invitation durkheimienne faite à la raison de se garder d’une « raison raisonnante » est, elle aussi, à mille lieues d’une raison dogmatique. Mais à s’en tenir à cette Sociologie historique de la laïcité, on oublierait que l’une des inventions les plus remarquables de la laïcité républicaine française, qui émerge à la Révolution de 1848, est l’articulation de la liberté de conscience et de la liberté critique, qui faisait dire à Lamartine que « la liberté de penser, de parler et d’agir ne s’arrête pas devant la liberté de croire ».

On est encore en présence d’une sociologie plus idéologique que scientifique lorsque l’ouvrage cultive un malentendu fréquent,en opposant une approche dite « inclusiviste » de la laïcité, opposée à une approche « exclusiviste ». Ainsi, l’approche « exclusiviste », que Portier repère chez Kintzler et Pena-Ruiz, s’enfermerait dans la représentation restrictive d’une laïcité exclusivement française. En revanche, l’approche « inclusiviste », de Baubérot et de Portier à sa suite, aurait la vertu d’intégrer l’histoire de la laïcité française au mouvement général du monde moderne. Mais cette opposition, formulée à l’aide de deux adjectifs insolites, ne rend pas compte de la possibilité de repérer à la fois une singularité de l’histoire française et la présence partout ailleurs et sous des formes diverses d’un même idéal social et politique. Et si la laïcité est née en France, comme la démocratie est née en Grèce, la France n’a pas l’exclusivité d’une laïcité immuable, pas plus que la Grèce n’est détentrice exclusive d’une démocratie éternisée dans son essence.

On relèvera pour finir l’intéressante contradiction qui perturbe ce livre, riche en données documentaires. D’un côté, on présente la laïcité « séparatiste » comme étant « en décalage avec la réalité » et ne répondant plus aux « demandes de la société ». Mais d’un autre, on relève, pour le déplorer, que la loi « séparatiste » du 15 mars 2004 est approuvée par 85 % des Français, qui sont également nombreux à souhaiter un recul de l’influence des religions dans la société. Malheureusement, cette contradiction n’amène pas le sociologue à interroger ses propres présupposés. Elle lui fait seulement regretter la « résistance du corps social » au communautarisme « ultramoderne ». Ainsi, le sociologue de la laïcité se heurte-t-il à un réel qu’il ne parvient ni à accepter ni à penser : l’insistante laïcité de la société française.