Déconstruire ou caricaturer les normes de genre ?

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Janet-Lange dit Ange-Louis Janet, La République. Musée Carnavalet, Paris.

Dans ce billet de blog (source : blog de Mediapart, reproduit avec l’accord de l’auteur), le Dr BB, pédopsychiatre de profession, exécute un magnifique exercice d’auto-analyse, à la fois mordant et tendre qui, en creux, montre à quel point les « travaux » intersectionnels écrasent la complexité, l’ambivalence et la subtilité de la construction de la masculinité. Ce médecin, viscéralement de gauche, résume parfaitement ce que nous pensons dans ce passage final :

« Je dois dire que les propagandistes adoubés, qui distribuent leurs anathèmes et leurs indignations, bien calés dans leur reconnaissance médiatique, qui confisquent les mots sans jamais avoir à s’inscrire dans une pratique et une responsabilité, sans avoir à être traversé dans leur chair et leurs rêves par les regards désespérés d’un enfant silencieux, sans avoir à recueillir les larmes de désespoir d’une famille laminée, ceux-là peuvent aussi aller se carrer leur suffisance bien profondément – même si, sur le plan de la légitimité intersectionnelle, ils cochent toutes les cases de la respectabilité. »

Frédéric Pierru

La lutte contre les discriminations sexistes et l’affirmation d’une liberté dans l’expression de sa sexualité ou de son identité de genre constituent des avancées sociales indéniables. Cependant, au nom de ces combats, des clivages essentialisants tendent parfois à être affirmés. Dès lors, il convient de s’interroger : c’est quoi être un homme ? Comment se construit et s’exprime la masculinité ?

Par Dr BB, Pédopsychiatre en CMPP.


Je voudrais partager un certain trouble… Cependant, il s’agit d’aborder un sujet polémique, passionnel, douloureux. J’essaierai donc de faire preuve de nuance et d’humilité, en revendiquant une certaine « naïveté » dans cette exploration.

Mais, dans un premier temps, il est peut-être indispensable de situer « d’où je m’exprime ». Je suis un homme, cisgenre, « blanc », marié, père de famille, appartenant à la classe moyenne supérieure. Je n’ai pas de « handicap » manifeste, pas de « tare » visible ; aucun stigmate apparent. Je ne peux prétendre à aucun préjudice, je ne subis pas de discrimination, d’oppression systématique, etc.

Dès lors, je suis identifié, par essence, à être à ma place d’oppresseur, voire d’ennemi. Et, à ce titre, je devrais me taire, systématiquement, car tout ce que j’aurais à dire ne sera que le produit de la domination que les « miens » exercent depuis des siècles. D’ailleurs, fatalement, ma femme est aussi une victime des normes hétéro-patriarcales que je lui impose, traître et soumise, puisqu’elle accepte de « coucher avec l’ennemi », de maintenir l’ordre reproductif – elle appréciera d’être ainsi assignée, passivement, mais pour ceux qui s’offusquent de telles exagérations, je leur demande de patienter pour constater que de tels discours ont effectivement acquis une certaine légitimité… D’ailleurs, mes enfants ne sont sans doute que des outils de la prolongation d’un système normatif d’exploitation dont je suis complice, si ce n’est partie prenante. De la future main-d’œuvre docile pour le capitalisme patriarcal.

En dépit de toute rigueur dans l’analyse sociologique, il s’agit effectivement d’inscrire les individus dans des catégories a priori, qui vont définir un degré de victimisation ou d’oppression et autoriser une classification axiologique subséquente. Là, l’enquête de terrain n’a plus lieu. Les trajectoires, les biographies, les discours et les actes, les représentations, les situations, les particularités de tel ou tel milieu sont occultées. Ainsi, il paraîtra évident qu’un homosexuel subira le même degré d’oppression dans l’absolu, que ce soit dans le Marais, au ministère de la Xulture, ou en Iran…

De fait, il ne convient plus d’entendre, d’observer, de comprendre, de se confronter avec « l’angoisse de la méthode » telle que décrite par George Devereux, et de croiser ces constats avec des dynamiques sociales, sur un mode intersectionnel, de façon à produire de la connaissance a posteriori. Non, les personnes sont désormais définies en amont, de façon stéréotypée, à partir de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur caractère racisé, de leur classe sociale ; et cela s’arrête là. On établit alors, de façon définitive, des gradients d’oppression, qui confèrent des légitimités ou des excommunications. À partir de là, ce qui se passe dans la réalité, ce que font, pensent les personnes, ce qui les affecte, ce qui les mobilise, ce qui les aliène, leur subjectivité, leur histoire, doit être effacé, au profit d’idéaltypes totalement déconnectés des pratiques. L’indéterminé suscite trop d’effroi, il faut ériger des taxinomies, et mettre les personnes dans des cases pour se prémunir d’avoir à les rencontrer véritablement.

D’où l’affirmation d’une vision figée, statique, passéiste, misérabiliste, condescendante, désubjectivante, chosifiante, qui élimine d’emblée toute créativité instituante, sur le plan tant individuel que collectif, et véhicule des passions tristes, telles que la rancœur, le ressentiment ou la haine. Ainsi, il ne s’agit plus de se confronter aux conflits, aux antagonismes, aux différences, mais de prôner le repli, le séparatisme, le clivage et l’incommunicabilité.

Au fond, l’identité, en acceptant la réduction univoque et immobilisante de ce terme, n’est plus appréhendée comme l’aboutissement complexe, inachevé, hétérogène, et mouvant d’un itinéraire identificatoire singulier et subjectivant, mais comme la résultante mécanique d’une appartenance communautaire, à l’entrecroisement de quelques paramètres : genre, orientation sexuelle, classe, communauté d’origine. Dès lors, il n’y a plus d’individualité ni de singularités, seulement des catégories. Pourtant, d’après Michael Pollak, « l’identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n’est plus donné d’avance et que les acteurs en place n’arrivent plus à s’accorder sur la signification de la situation et des rôles qu’ils sont censés y tenir ».

Or, comme le dénonce Martine Storti, « pour Renaud Camus, comme pour les autoproclamés “Indigènes de la République”, les individus n’existent pas. Seuls comptent les peuples, les communautés, qu’il faudrait préserver du mélange et du métissage ». Cependant, « est-il possible de penser autrement, selon une autre logique, un autre logiciel qu’une concurrence des oppressions, un choc des identités, des races, des civilisations, des cultures ? » – et, j’aurais envie d’ajouter, des normes de genre… De fait, lutter contre la rhétorique identitaire suppose à la fois une certaine méfiance à l’égard d’une forme de différentialisme culturel, qui tendrait à enfermer les individus au sein d’une identité communautaire figée, tout en dénonçant le différentialisme de genre qui essentialise féminité et masculinité. À chaque fois, « le refus de « l’en-commun » au nom d’une idéologie séparatiste ne rend pas plus visibles les inégalités et les dominations, et ne renforce pas la parole des subalternes ».

Dans cette classification essentialisée des oppressions, je suis évidemment au sommet de la pyramide de la domination : un oppresseur né, un prédateur inné. Indépendamment des dynamiques spécifiques de mes socialisations subjectivantes, des rencontres, des « choix » ; indépendamment de ce que j’essaie d’être, en dépit de tous mes aveuglements et des déterminismes qui pèsent constamment.

À l’évidence, je bénéficie d’un statut de privilégié, et il serait tout à fait indécent de le nier. Nonobstant, au-delà de ma « présentation objective » dans le classement intersectionnel, ma trajectoire biographique est aussi tissée de drames, de souffrance et de blessures ; et je reste marqué, intimement par ces fêlures. Mais ces failles personnelles ne s’inscrivent pas au sein d’agressions systémiques, en rapport avec mon « statut » ou mon « appartenance identitaire ». Là se déploie quelque chose de l’intime qui échappe aux catégories a priori ; là se niche sans doute la résistance de ma subjectivité.

Quel parcours à la fois intime et collectif a contribué à tisser ma masculinité ? Dans quelle mesure cette « identité » est-elle figée, ou recomposable ? Suis-je condamné à l’assumer, ou puis-je également affirmer une inadéquation et des divergences par rapport à cette assignation genrée ? Puis-je revendiquer d’être aussi un homme singulier, ayant certaines marges de liberté par rapport à ma sexuation, en dépit des déterminismes sociaux ou biologiques qui m’enjoignent à n’être qu’un Homme standardisé ?

Sans héritage ni patrimoine, je bénéficie cependant d’une situation privilégiée du fait de mon parcours, qui oriente inévitablement mon point de vue et mon appréhension de la réalité – il serait malhonnête de ne pas le reconnaître. Car, objectivement, je « profite » des conditions socio-historiques actuelles, et de tous les effets de domination, d’exploitation, d’aliénation qui les rendent ou les ont rendus possibles – même si j’exècre ce qui contribue à mes privilèges, auxquels je renoncerais volontiers en faveur de plus d’égalité organisée collectivement…

Certes, j’essaie de ne pas être complice de ce système capitaliste et patriarcal, à travers mon mode de vie, mes engagements, mes valeurs, mes combats. À tort ou à raison, je m’efforce d’être féministe – en ai-je le droit ? –, décroissant, anticapitaliste, aussi concrètement que possible ; je défends les communs, le collectif, les services publics, la solidarité, l’égalité ; je lutte contre les discriminations, les ostracismes, les séparatismes, les assignations et les essentialisations ; je revendique et j’agis, à mon niveau, pour soutenir des perspectives émancipatrices, pour défendre la dignité et la décence, etc. Je rencontre, je suis affecté, je m’altère…

J’ai le souci d’être éminemment « respectueux » de l’altérité, des liens, des différences, même si je commets sans doute des maladresses, même si je suis aussi « orienté » par des a priori et des incompréhensions. En tout cas, je travaille sur moi, afin de maintenir éveillé le souci de l’autre, du vivant, du monde, et de nos vulnérabilités réciproques. Mes opinions ne sont que contextuelles, précaires, instables ; ouvertes à la contradiction, en toute humilité. Et si j’adopte parfois un ton péremptoire, c’est aussi pour masquer, bêtement, mes propres insécurités.

À l’évidence, j’ai aussi mes taches aveugles, mes négligences, mes compromissions personnelles, mes clivages, peut-être aussi mes lâchetés. Mais j’essaie de ne pas me bercer d’illusions et de rester aussi droit que possible. Je reste « en mouvement », insatisfait, en recherche ; conscient que je suis inévitablement traversé par des normes et des injonctions « hétéronormatives », inconscientes, incorporées, concernant mon image, mon rapport au corps, à la sexualité, etc. Je n’ai pas la prétention d’être en dehors. J’infuse, je reçois, cela sédimente. Sans pour autant être un destin, ou une seconde nature.

Indéniablement, ma vie fantasmatique et mon imaginaire sont aussi habités par des colonies patriarcales. Pour le dire de façon un peu snob, je peux palpiter à la lecture des combats héroïques de l’Iliade, comme excité par le goût du sang et par la violence débridée – alors que je serai incapable de faire de mal à une mouche… Je peux m’identifier langoureusement à Ulysse, dérivant de volupté dans les bras de Circé ou de Calypso, pendant que sa femme tisse et détisse en l’attendant toujours – alors que je suis d’une fidélité intransigeante… Et les larmes me montent souvent aux yeux, à l’instar de ces héros mythiques qui passent leur temps à chialer et à bouder comme des mômes.

Et puis, parfois, je ne peux que constater la « pénétration » de mon imaginaire sexuel par certaines représentations ou fantasmes teintés de normes hégémoniques, érotiques, sexistes, voire pornographiques, qui s’imposent de façon ubiquitaire dans notre quotidien. Et puis, je peux me marrer comme un imbécile en entendant, ou en racontant, certaines blagues graveleuses, en répétant, en imitant, sans forcément reconnaître la désobligeance que cela peut représenter. Je suis aussi imprégné du confort de la suffisance, je peux parfois jouer l’Homme, en étant plus ou moins dupe. Et puis, il y a tout ce que j’ignore, ou occulte…

Cependant, je crois que je peux décemment revendiquer le fait que je n’ai jamais intentionnellement abusé, agressé, chosifié, instrumentalisé, consommé, etc. J’ai sûrement commis de nombreuses bourdes, maladresses, négligences. D’ailleurs, je me rappelle avoir été remis à ma place, quand, petit con d’adolescent, je m’étais moqué d’une camarade qui portait une cravate – davantage comme attribut bourgeois que masculin. J’ai certainement manqué de discernement, de reconnaissance. Sans conteste, je suis parfois aveuglé, inconscient, suffisant… Mais ce n’est pas une fatalité…

Régulièrement, je suis tiraillé par la culpabilité d’être ainsi en position de privilégié, de profiter de ce « confort ». Parfois, je cède peut-être à la tentation d’être absorbé dans cette identification sociale, dans un rôle balisé, sans avoir à me confronter aux vertiges de la subjectivation. Néanmoins, ce statut indéniable me condamne-t-il, par essence, à être identifié en tant que dominant, oppresseur, voire ennemi ? Suis-je responsable du patriarcat, de la colonisation, de l’exploitation capitaliste, du racisme systémique ? Faut-il alors que je batte ma coulpe, que je me taise, systématiquement, du fait de cet héritage qui m’astreint ?

Voilà d’ailleurs la position de Frantz Fanon par rapport à cet enjeu : « Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la culpabilité dans les âmes ? »

Pourtant, mon identité « d’homme » ne va pas de soi, loin de là. Au contraire, les modes de construction de la virilité auraient tendance à me faire gerber, et j’ai toujours eu beaucoup de mal à m’inscrire dans une forme de connivence masculine, à participer aux rituels qui tissent cette appartenance, à me reconnaître dans le stéréotype du mâle.

Sans rentrer dans des circonvolutions biographiques, on peut retenir, sans exagération, que je n’ai pas été un enfant choyé, conforté, porté dans ses élans et sa vigueur conquérante… Précocement privé d’insouciance, j’ai davantage été contraint à une forme d’abnégation solitaire, en me confrontant très tôt à un sentiment d’illégitimité, au ressenti que cela n’était pas pour moi, que je n’avais pas le droit, qu’il fallait se résoudre à être en deçà. Bref, je n’ai pas été un petit garçon confirmé dans sa virilité et sa toute-puissance, venant alimenter le narcissisme familial par son affirmation. Au contraire, j’ai toujours été renvoyé au fait de ne pas être à la hauteur, ce qui a contribué à alimenter un sentiment omniprésent de culpabilité. En ce qui me concerne, l’injonction tacite était plutôt : débrouille-toi, ne fais pas de remous, reste à ta place, renonce plutôt, et ne vise pas trop haut… alors, oui, j’en ai certes souffert, mais, avec le recul, je considère que cela m’a aussi protégé d’une certaine « masculinisation toxique ».

De fait, j’ai été élevé dans un milieu plutôt « féminin », sans figure identificatoire masculine forte. Des pères en creux, voire dramatiquement absent, une insécurité d’arrière-plan, une contrainte précoce à être responsable et autonome, à me « gérer » sans faire de vagues. Ainsi, j’étais un enfant plutôt sensible, timide, introverti, à l’écart des dynamiques de groupe, évitant les « bastons », ne jouant pas au foot – malgré un essai lamentable en début d’élémentaire… –, ne s’identifiant pas aux modèles de virilité – ce qui me condamnait parfois à un certain isolement. Mon parcours biographique, tangent, m’a « permis » de ne pas fréquenter les espaces de socialisation virilisante, compétitive, grégaire, homophilique. Je n’ai jamais aspiré à la performance, à la possession, à la puissance phallique, et j’ai appris à en détester les attributs et les postures.

Du fait de mon histoire personnelle et familiale, je ne me suis jamais perçu comme un ayant droit, j’ai toujours été tiraillé, complexé, travaillé par un sentiment d’illégitimité. J’avais du mal à me sentir accueilli par le monde, alors de là à penser que je pouvais l’appréhender en tant que prédateur… Dans ma vie affective, j’ai toujours été gauche, aux prises avec une insécurité insidieuse, un sentimentalisme et une forme de fidélité ingénue, en décalage avec toutes les injonctions à la drague et à la conquête. Je n’ai pas de palmarès, je ne maîtrise pas les codes de la séduction gauloise, je ne suis pas excité par la chasse, je n’ai jamais eu de « plan cul », la sexualité est pour moi affaire de rencontre, de réciprocité, et non de consommation – ce que je pouvais vivre avec une certaine honte au cours de mon adolescence, comme la manifestation d’une « insuffisance virile », jusqu’à pouvoir l’assumer plus tranquillement.

Je suis absolument horrifié par toutes ces dénonciations de violences sexistes, d’abus, de décomplexion, d’impunité, de complicité, de silence. Il y a là quelque chose que j’ai encore du mal à intégrer, à comprendre, avec un effet certain de perplexité, voire une forme de clivage – qui me protège sans doute d’une irrépressible envie de dégobiller. En l’occurrence, dans ma vie sexuelle, les enjeux du consentement ou du « viol conjugal », me paraissent extrêmement abstraits, dans la mesure où j’ai déjà du mal à m’autoriser à exprimer mon désir, sans avoir l’impression d’être intrusif. De fait, à l’intersection de mes propres inhibitions névrotiques et d’un certain climat social post-« MeToo », j’ai tendance à appréhender ma libido masculine comme potentielle prédatrice, chosifiante et violente…

Ici, je pourrais paraphraser directement Ivan Jablonka (« Un garçon comme vous et moi ») : je transporte au fond de moi une insécurité existentielle aussi intangible que mon sentiment d’illégitimité, « de telle sorte que, appartenant à la catégorie des hommes, j’y occupe facilement la place de “femmelettes” […]. D’ailleurs, le fait que je m’interroge sur ma masculinité est une démarche bien peu virile ». On ne m’a pas bien appris les codes de ma culture sexuée. Je ne fais pas griller de viande – mais j’apprécie de bénéficier de l’implication des autres dans cette tâche virile… Le bricolage, car il faut bien s’y confronter, me donne des sueurs froides, et j’éprouve à chaque fois que je « dois » m’y mettre un sentiment de déréliction et d’urgence, comme abandonné des dieux… Alors je jure, j’insulte le monde entier, pour faire face à ce fatum dérisoire… Cependant, je pratique le ménage, sans passion, et je vis ma parentalité comme une source d’accomplissement et d’épanouissement inégalable – louche ? Ma femme étant très active, souvent en déplacement, je suis un élément de stabilité et de présence inébranlable, bien fixé, à la limite de l’obsessionnel. Malgré mes sautes d’humeur.

Nonobstant, il a bien fallu que j’intègre du masculin en moi, que je lui trouve une place, malgré le dégoût que peuvent m’inspirer les formes de masculinités hégémoniques, la violence, l’arrogance, la prédation, etc. Car, si mon statut d’homme est « un gain social net », c’est au prix de certains tourments intérieurs – certes, bien dérisoires et pathétiques, qui ne constituent sans doute que l’alibi de ce « profit », et dont il serait déplacé de se plaindre. Mais comment le masculin s’est-il infiltré et sédimenté, à travers mon histoire personnelle ? Est-ce là un processus univoque, uniforme, homogène, sans cesse répété à l’identique ? Ou faut-il concéder une marge d’indétermination, de jeu et d’imprévu dans cette construction de « l’identité de mâle dominant ?

D’après Ivan Jablonka, « les normes produites par les institutions ne s’impriment pas mécaniquement sur ceux auxquels on les destine. Au cours de leur enfance et de leur adolescence, en grandissant, les garçons absorbent plus ou moins le masculin, comme l’eau au cœur de la roche se charge de certaines particules qui vont lui conférer sa salinité ou son effervescence particulière. Cette traversée, au cours de laquelle une culture sexuée s’instille dans un corps, un langage, des attitudes, des dispositions, des attentes, des schémas de pensée, mérite une analyse fine capable de conjuguer l’individuel, le social et l’historique, tout en respectant la liberté des individus ».

À titre personnel, je suis loin de ressentir, comme l’affirme Anne Bargiacchi, que « notre identité de genre est, ultimement, “câblée” dans notre cerveau et ne peut pas être modifiée ». Certes, il y a peu de chance que j’en vienne à bouleverser mes assises identitaires et je m’imagine mal « transitionner » ; cependant, je considère que, sur le plan du genre, rien n’est figé ni définitif. Je me cherche encore, j’espère être capable de déconstruire, et je m’éprouve davantage comme traversé par un « spectre identificatoire », par des potentialités de devenir, plutôt que stabilisé dans un rôle univoque. Je me perçois davantage comme une mosaïque hybride, mouvante, et mal déterminée. Mais peut-être est-ce uniquement par idéologie et bonne conscience que je récuse cette conception du « câblage » neuronal, et que je souhaite revendiquer une ouverture et une plasticité ?…

En tout cas, dans ma trajectoire intime, la pratique du soin m’est apparue comme assez évidente, témoignant sans doute d’un féminin assumé – bravo pour les stéréotypes !… J’avais déjà traversé l’expérience intime de la souffrance et des drames. J’avais fait face, dès l’aube de mes souvenirs, à des effondrements et à des trous. Je me suis construit sur des creux ; avec une identité vacillante, une place ambiguë, et beaucoup d’incertitude. Dans mon engagement soignant, j’ai découvert à quel point il fallait savoir entendre, ressentir, déconstruire, se laisser saisir et éreinter. À quel point cette disposition à l’empathie était nécessaire, sans pour autant aller de soi.

Au-delà des préjugés, j’ai réalisé que, dans la rencontre, on pouvait non seulement être authentiquement affecté, mais même éprouver une forme de tendresse voire « d’amour » vis-à-vis de toutes les personnes qui en arrivent à exprimer leur désarroi, à dévoiler leur intimité souffrante – même si, sur le papier, à partir d’un simple Curriculum Vitae, j’aurais eu tendance à catégoriser certains de ces individus en tant que connards finis et irrécupérables. Car à chaque fois, il fallait un peu sortir de soi, changer de focale, s’extraire de ses certitudes et accepter d’être emporté ailleurs. Devenir autre, femme, bourgeois, précaire, trans, petit péteux de merde, catholique rigide, sans-papier, panthère des neiges, séquoia, ruisseau…

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.

René Char, extrait du poème « Nous avons ».

De surcroît, à partir du moment où on s’engage dans une pratique concrète, où on se confronte aux affects dans des rencontres qui altèrent et déboulonnent, l’enjeu du témoignage ne peut plus être contourné.

Malgré ma place de privilégié, faut-il donc que je renonce à raconter, à décrire, à prendre la parole au nom de ceux qui sont tus, invisibilisés, sans voix ? Parler pour un enfant autiste non oralisé, négligé, est-ce lui faire violence, ou est-ce agir nécessairement, pour la dignité et la décence, en le faisant exister dans un discours ? Ceux qui n’ont pas les moyens de lutter, de s’exprimer et d’être entendus doivent-ils donc disparaître, s’effacer, et laisser la place à des représentants autoproclamés ? Faut-il laisser le monopole de la communication à ceux qui ont une notoriété médiatique, un droit officiel à dire ce que les autres sont et ce dont ils auraient besoin, aux militants professionnels qui, au nom de la défense d’une cause, peuvent en arriver à négliger les singularités de telle ou telle existence ? Faut-il du supposé même, de l’identique, pour parler au nom de ? Une personne située par sa place et ses déterminismes sociaux serait-elle condamnée à ne défendre que ses privilèges privatifs ou communautaires, à ne s’exprimer que pour sa gueule, à être incapable de comprendre et de protéger l’altérité ?

Le cheminot défend le cheminot. L’homme se préoccupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme une autre. 

Sylvain Tesson, La panthère des neiges.

Bien triste vision de l’humanité, malgré sa lucidité… Mais je dois dire que les propagandistes adoubés, qui distribuent leurs anathèmes et leurs indignations, bien calés dans leur reconnaissance médiatique, qui confisquent les mots sans jamais avoir à s’inscrire dans une pratique et une responsabilité, sans avoir à être traversé dans leur chair et leurs rêves par les regards désespérés d’un enfant silencieux, sans avoir à recueillir les larmes de désespoir d’une famille laminée, ceux-là peuvent aussi aller se carrer leur suffisance bien profondément – même si, sur le plan de la légitimité intersectionnelle, ils cochent toutes les cases de la respectabilité. Il est parfois facile et indécent de clamer son indignation en signant des tribunes, en s’insurgeant devant les caméras, en balançant des tweets rageurs, sans s’être immergé dans des liens qui obligent. Oui, la reconnaissance irréductible de l’autre suppose aussi qu’on puisse lui attribuer le statut de salaud – au sens sartrien du terme, évidemment… –  malgré son statut officiel d’opprimé. C’est à ce prix qu’on peut véritablement prendre en compte les actes et les paroles, sans condescendance ni infantilisation.

En tout cas, je m’associe volontiers à ces revendications de Martine Storti : « Il est possible d’être concerné par une oppression et une lutte d’émancipation, et même subjectivement l’assumer, sans l’avoir vécue ou sans la vivre ». Ce qui suppose tout de même une capacité à être affecté par l’altérité, et à se décentrer.

Autant dire que, à travers ces rencontres « altératrices » partagées à ma place de soignant, les enjeux de la sexualité, du genre, etc., n’apparaissent parfois que secondaires, ou en tout cas comme un élément parmi tant d’autres. Quand il s’agit de s’intéresser, vraiment, à une personne, la façon dont elle baise – ou pas –, dont elle prend son pied – ou pas –, ce qu’elle manifeste de son rôle sexué, ne dit rien, ou pas grand-chose, tant que cela n’est pas repris dans une histoire singulière, tissée de bifurcations, de fêlures, d’espoirs, de liens, de ratés, d’intrusions, etc. – surtout quand elle vit au quotidien dans des situations indignes, de violence subie ou de survie… D’ailleurs, une certaine liberté pour déployer son désir sexuel et affirmer son identité de genre n’est pas une condition suffisante pour garantir un mouvement authentique de désaliénation. Tout rabattre sur le sexuel, c’est aussi négliger les drames concrets, les traumatismes réels, les deuils suspendus, la pesanteur des abus ou des négligences, et toute l’insistance des dysharmonies primitives.

Et puis, le sexe est certes imprégné de psychique et de politique, mais tout le psychique et le politique ne se résume pas à la sexualité. Que penser d’une perspective émancipatoire qui permettrait à chacun de « vivre sa sexualité sans entraves », d’affirmer ses appartenances genrées sans discrimination, de déconstruire avec jubilation les normes hétéro-patriarcales, tout en maintenant les sujets captifs d’un système d’aliénation tout à fait optimisé, car puisant ses ressorts d’assujettissement au sein même des modes de jouissances individuels. Ne soyons pas dupes : les normes les plus disciplinaires peuvent se dissimuler derrière des oripeaux libérateurs, et les mouvements les plus « progressifs » peuvent parfaitement être détournés dans une logique d’exploitation marchande et d’extraction de plus-value – ce qui ne signifie pas, évidemment, qu’il ne faille pas lutter absolument et soutenir tous les mouvements qui défendent le droit à la reconnaissance et à la différence.

Ainsi, j’ai été très intéressé par tout ce que j’ai pu découvrir, à travers mes expériences et apprentissages, concernant le caractère construit des normes de genre, la bisexualité psychique, les troubles dans l’identification sexuée, le polymorphisme sexuel, les plasticités identificatoires, les possibilités de jeu, de déconstruction, les décalages entre les « apparences », les rôles, et la vie fantasmatique, les créativités instituantes, les variations anthropologiques, etc.

Là, quelque chose de subversif et d’émancipateur semblait émerger, une ouverture exigeante vers tout un spectre de possibles, impliquant aussi de se confronter véritablement aux affres de la subjectivation. Qui suis-je ? Quelle est ma place dans ce monde ? À quoi est-ce que j’accepte – ou pas – de participer ?… Ainsi, les « fragments psychanalytiques » qui me paraissent heuristiques et pertinents dans ma pratique clinique renvoient à la contingence et au mouvant, à l’indéterminé, à l’instituant, aux devenirs, en délestant les fétichismes théoriques de leurs « scories oedipianisantes et familialistes et de leurs apories patriarcales » (Laurie Laufer) …

Bref, désolé pour ce préambule nombriliste, ces fastidieux méandres biographiques et ces « justifications » personnelles, cherchant officiellement à situer mon discours, à essayer d’analyser ma participation au système patriarcal, afin de clarifier mes positions.

Mais, au-delà de mon petit « Je », nous sommes également de nombreux hommes à revendiquer des façons singulières de construire nos masculinités, en rejetant les stéréotypes et les courants hégémoniques. Nous sommes nombreux à tenter de mettre en acte l’égalité entre les sexes, à affirmer le respect, à lutter contre les discriminations, ou tout simplement à être à l’écoute. Nous sommes nombreux à nous insurger des violences sexistes, à diverger, à bifurquer, à prendre conscience. Nous sommes nombreux à ne pas être des ennemis, à vouloir nous allier aux combats des féministes et des « minorités sexuelles » – désolé pour cet amalgame. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir être assignés et désignés. Et, en tant que pères, nous avons un rôle indispensable à jouer pour élever nos enfants en dehors des normes sexistes et hétéro-patriarcales.

Pourtant, je constate de plus en plus une tendance lourde à la naturalisation, à l’essentialisation, à la déshistoricisation, ainsi qu’à la caricature des normes genrées, au sein même de certains mouvements militants féministes ou LGBTQIA+.