C’est le manque d’honnêteté qui a rendu le virus mortel !

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Photo du virus du COVID 19 en 3D

Roland Gori est psychanalyste, membre d’Espace analytique, professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’université d’Aix Marseille. Auteur de Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2020.
Frédéric Pierru est sociologue, CNRS-CERAPS.

 

Albert Camus, par la voix du Dr Rieux, définit dans La Peste la seule attitude de justice et d’éthique que nous devons avoir face aux épidémies :« pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me parait juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. […] Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier.[1] »

Nous sommes-nous montrés à la hauteur de cette exigence ? Notre peste de l’année 2020 n’a-t-elle pas révélé les défauts majeurs, culturels, sociaux et politiques, d’une mondialisation purement marchande sans les accompagnements sanitaires et éthiques globaux que requiert un tel changement de paradigme ? Les historiens des épidémies[2], qu’il nous faudrait écouter au moins autant que les épidémiologistes et les virologues, nous l’ont appris : celles-ci accompagnent toujours les expansions territoriales et les croissances économiques. C’est le prix à payer du développement des villes et des échanges globalisés. L’Empire romain est, en partie, mort de ce paradoxe : à cause de son succès, il a exposé ses populations. L’impréparation de nos gouvernants, leurs mensonges sur l’indispensable matériel sanitaire, leurs « larmes de crocodiles » sur la pénurie des lits de réanimation, ne sont pas un accident de parcours imputable à tel ou tel gouvernement national. Ce ne sont que les effets d’un ébranlement systémique global dont nous ferions bien de prendre la mesure afin de nous préparer à vivre avec le coronavirus et, au-delà, à faire face aux inévitables catastrophes futures.

Depuis le début des années 2000, la prévention des risques a cédé la place à la doctrine de la preparedness, soit l’organisation de la résilience des économies et des sociétés selon la logique du pire. Cette doctrine impliquait en particulier l’édification d’un dispositif de sécurité sanitaire prêt à anticiper et à répondre, à tout moment, aux épidémies et au bioterrorisme. Prévoir tout, partout, tout le temps : telle était, dans les discours, l’ambition prométhéenne de la santé publique mondiale. Les experts allaient en répétant : « not if, but when » ; la question n’était pas de savoir si une pandémie allait survenir, mais quand. La réaction des gouvernements à l’épidémie annoncée de H1N1,en 2009, doit être replacée dans cet horizon d’attente. Cette crise qui n’est pas venue a contribué à désarmer l’État sanitaire, supplanté, après 2010, par le rabot budgétaire de Bercy. Tout ce qui n’était pas urgent ou paraissait accessoire a été sacrifié sur l’autel de la réduction des déficits publics. L’État s’est, par exemple, défaussé sur les entreprises et les hôpitaux pour suppléer au sacrifice des stocks stratégiques de masques. Les unes et les autres ont été myopes : les premières parce qu’il s’agissait de faire face à la concurrence et, pour les plus grosses, de servir de gras dividendes ; les seconds parce qu’ils ont été sommés de revenir à l’équilibre budgétaire. La dégradation des conditions de travail et l’effondrement de l’attractivité des hôpitaux, donc la vacance de nombreux postes, ont été, dans un premier temps, le tribut versé à la comptabilité nationale. Le dénuement des hospitaliers face à la pandémie a constitué l’aboutissement de cette « casse du siècle »[3].

C’est pourtant la troisième fois que le monde est frappé par un bêta-coronavirus. L’histoire montre que l’homme fabrique les épidémies en fournissant aux microbes le combustible dont ils ont besoin, par l’altération de l’environnement et l’amplification des échanges. Ce qui requiert, au moins, d’accompagner ces transformations du biotope et des conditions de circulation avec un système de protection, de surveillance et de soins permanent et dans la mesure du possible global ou au moins fédéral ; ce qui, à ce jour, n’est pas le cas, exposant les populations aux désastres sanitaires, économiques, sociaux et politiques. Les épidémies ont toujours été, depuis la naissance des premiers États, des mises à l’épreuve politique. Si ces derniers disposent du monopole de la violence physique légitime, c’est justement pour garantir la sécurité de leurs ressortissants. Avec l’effacement des grands récits et la relative dépolitisation qui s’en est suivie, cette bio-légitimité étatique est devenue encore plus pressante. La performance des États est d’abord évaluée à l’aune de leur capacité à protéger la vie. Toute défaillance en la matière provoque un ébranlement des gouvernements en place.

Le paradoxe veut qu’au moment où les États étaient pressés de s’organiser pour se préparer au pire, les pays développés connaissaient un effondrement – au sens d’éviscération d’un animal – culturel. L’actuelle crise sanitaire a jeté une lumière crue sur l’obsolescence de nos croyances, de nos catégories de jugement et de nos manières d’envisager le monde et l’humain, celles-là mêmes qui ont fondé et inspiré les sociétés thermo-industrielles, en particulier la foi dans un « progrès » économique indéfini à condition de « libérer la croissance ». A cet égard, il n’est pas certain que les leçons du printemps aient été tirées. Le « Ségur de la santé » n’a débouché que sur de timides revalorisations salariales tout en renvoyant à plus tard l’essentiel de l’indispensable investissement dans le système de santé. Le « plan de relance » s’annonce, dans les faits, plus modeste que les 100 milliards annoncés. Enfin, tandis que l’Union européenne annonce une diminution du financement de la recherche, le projet pluriannuel de programmation sur l’enseignement supérieur et la recherche se paie de chiffres hypothétiques, tout en organisant une recherche toujours plus « darwinienne » – une masse de précaires pour un petit nombre d’élus – selon le mot désormais célèbre du PDG du CNRS. L’honnêteté s’accommode mal de la communication. Si nous voulons éviter que notre monde lui-même ne s’effondre comme les empires, il faut de toute urgence récuser son organisation sociale et politique sur le court-terme, en finir avec la rentabilité immédiate, avec les profits aux dépens des populations et cesser de réagir en agissant. A défaut, l’avènement de l’effondrement ne sera jamais que l’accomplissement concret de ce qui dans notre système de pensée s’est déjà produit. A force d’anticiper le retour au business as usual, les gouvernements européens sacrifient dès maintenant notre avenir, oublieux qu’ilssont de la mise en garde du grand économiste que fût John Keynes, lequel écrivait que « nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne nous versent pas de dividendes ».

NOTES

[1] Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1959, p. 180.

[2] Patrick Zylberman, Tempêtes microbiennes, Paris, Gallimard, 2013.

[3] Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’Agir, 2019.