À quoi sert l’intersyndicale ?

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Les secrétaires généraux des huit organisations syndicales de l’intersyndicale ayant conduit ensemble la mobilisation contre la réforme des retraites (CFDT, CGT, CGT-FO, FSU, Solidaires, CFE-CGC, UNSA, CFTC) se sont réunis le premier décembre 2023 pour discuter de la poursuite ou non de cette intersyndicale qui a permis la mobilisation contre la réforme des retraites au premier semestre de cette année et de la stratégie syndicale pour les prochains mois. Les conclusions de cette rencontre sont plutôt décevantes. Il a été acté de maintenir le cadre de cette Intersyndicale pour échanger au moins deux fois par an entre les huit organisations, participer à la manifestation européenne du 12 décembre 2023 à Bruxelles à l’appel de la Confédération européenne syndicale (CES) en “délégation restreinte“, préparer ensemble la manifestation du 8 mars 2024 à l’occasion de la journée des femmes et de se revoir en février 2024.

Ces conclusions ne sont pas surprenantes. La presse nous en avait avertis. Dans son édition du 26/27 novembre, le journal Le Monde titrait en page 10 : « L’intersyndicale bientôt en sommeil ». Les propos de certains secrétaires généraux étaient clairs. François Hommeril, président de la CFE-CGC disait : « Je pense que le moment est venu d’éclaircir les choses entre nous. Rien ne justifie aujourd’hui que l’intersyndicale perdure. » Pour Frédéric Souillot, secrétaire général de FO, « l’intersyndicale est un outil puissant, mais quand il n’y pas de revendication communes, l’outil n’a aucune utilité ». Cyril Chabanier, président de la CFTC, explique de son côté que le plus important est « d’être ensemble lors des moments forts et des grandes batailles », mais que la politique de son organisation n’est pas « l’union permanente ». Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, rappelle que « après les retraites, chaque organisation est repartie de son côté, mais le dialogue a continué et doit continuer. »

Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, estime que « ce serait une erreur d’arrêter l’intersyndicale ». Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, précise que « les salariés sont très attachés à cette alliance que nos organisations ont créée depuis plus d’un an […] Ils voient qu’elle joue un rôle décisif dans la défense comme dans l’amélioration de leurs droits ». Et Solidaires pense que « Nos organisations ont donc une responsabilité collective qui est d’essayer de maintenir un cadre unitaire. Notre poids n’est évidemment pas le même si nous nous mobilisons à trois ou à huit ». Tout cela ne démontre pas une grande appétence pour une mise en place de formes de travail en commun permanentes et offensives.

Il faut dire qu’en s’alignant sur une revendication minimale de refus de la seule augmentation de deux ans de l’âge de départ à la retraite, sans prendre en compte toute la dimension de la réforme proposée par le gouvernement et le patronat et avec une stratégie privilégiant les manifestations annoncées à l’avance, l’unité syndicale n’a pas fait la démonstration de capacités stratégiques particulièrement brillantes. L’action n’a pas abouti, le gouvernement a fait passer sa réforme, les syndicats ont perdu la bataille de la retraite jusqu’à nouvel ordre.

Jusqu’à nouvel ordre, car rien n’est définitivement joué en matière sociale comme le prouve la victoire des salariés de l’automobile ou des enseignants à Chicago et dans plusieurs États aux USA. Dans l’automobile, depuis quarante ans les salariés subissaient défaite après défaite avec des syndicats se contentant de lobbying auprès des managers et de pratiques du type dialogue social. Les syndiqués ont élu une nouvelle direction syndicale combative et décidé une nouvelle orientation du syndicat. Après une grève tournante de quarante-et-un jours dans les usines des trois majors (Ford, General Motors, Chrysler) conduite par un syndicat ayant retrouvé sa raison d’être, les salariés ont obtenu 25 % d’augmentation de salaire échelonnée sur quatre ans (la durée de la convention collective), l’intégration des travailleurs temporaires dans la catégorie des permanents (CDI) et l’abolition du système dualiste avec des travailleurs de second rang (second tiers) ce qui représente une victoire sur la précarité et la surexploitation : ces travailleurs bénéficieront d’une augmentation pouvant atteindre, dans certains cas, 150 % du salaire horaire.

Le syndicat a également obtenu la restauration de l’indexation des salaires sur le coût de la vie (appelé système Cola pour « cost of living adjustment ») qui avait été supprimé en 2008. Appliquée à l’ensemble des travailleurs syndiqués des Big Three (Ford, GM et Chrysler), la restauration de l’indexation devrait ajouter 8 % aux augmentations de salaire obtenues par ailleurs. Les intérimaires ayant plus de 90 jours d’ancienneté passeront immédiatement au statut de permanent. Les futurs intérimaires deviendront des travailleurs permanents au bout de neuf mois, qui compteront pour leur progression vers le taux supérieur de la grille salariale.

Un processus comparable a eu lieu chez les enseignants de Chicago, de la Virginie de l’Ouest, de l’Oklahoma, du Colorado et de l’Arizona qui, en faisant grève et manifestant pendant parfois plusieurs semaines, ont obtenu des augmentations de salaire significatives (comme + 5 % pour tous les fonctionnaires en Virginie de l’Ouest et + 20 % pour le personnel éducatif dans l’Arizona). L’action syndicale — l’histoire sociale de notre pays le prouve aussi—  peut obtenir de véritables victoires durables. Pour cela l’unité des travailleurs dans l’action est fondamentale. Il est évident que la division syndicale est plus qu’un handicap, surtout quand les divergences sont exacerbées par des positions idéologiques et une compétition lors d’élections professionnelles dans les entreprises, quasi permanentes à l’échelle du pays. Aux USA, il n’y a qu’un seul syndicat dans l’entreprise qui regroupe tous les salariés, sans subdivision entre catégories.

Les USA ne sont pas le seul pays où des victoires syndicales, après des grèves et luttes souvent longues, ont été obtenues. C’est le cas en Angleterre, en Allemagne (voir nos précédents articles sur les mouvements de grève au Royaume-Uni(1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-europe/mouvements-de-greve-la-situation-au-royaume-uni/7434464 et en Europe et aux États-Unis(2)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/mouvements-de-greve-la-situation-en-europe-et-aux-etats-unis/7434519), et bien d’autres sans doute, dont nous n’attendons jamais parler, tant l’omerta du patronat et de la presse bien-pensante est forte sur ce sujet. Dans ces pays, la division syndicale, même quand il y a plusieurs syndicats, n’a rien à voir avec la dispersion que nous connaissons en France : huit « confédérations », certaines catégorielles, et une multitude de syndicats locaux « autonomes » ; ça n’a pas de sens.

Dans leur ouvrage, « Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité », David Graeber et David Wengrow, en s’appuyant sur l’étude des comportements des peuples amérindiens de la côte ouest de la Californie (avant que les colons les massacrent) et sur les travaux anthropologiques de Marcel Mauss, s’interrogent : « et si les sociétés décidaient de leur destinée, se constituaient et se reproduisaient prioritairement par opposition les unes aux autres ». Nous pouvons nous demander si en France, les organisations syndicales ne se décident pas prioritairement par opposition les unes contre les autres, après la réunion des secrétaires généraux et les déclarations préalables rapportées par la presse de certains d’entre eux. Pourtant tout : les luttes pour augmenter les salaires, améliorer les conditions de travail de tous, pour l’égalité femme/homme, contre tous les racismes, pour la transformation des process de production en raison des dérèglements climatiques et de l’effondrement de la biodiversité, etc., devrait les pousser à s’unir.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-europe/mouvements-de-greve-la-situation-au-royaume-uni/7434464
2 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/mouvements-de-greve-la-situation-en-europe-et-aux-etats-unis/7434519