« Les musulmans d’Europe, on est en train de leur enlever Paris »

Source : publié en espagnol dans « El Confidencial » le 19 novembre 2015 et sur M’Sur : http://msur.es/2015/12/10/topper-daesh-paris. Traduction pour ReSPUBLICA d’Alberto Arricruz.

J’imagine Ahmed Mohamed sortant de chez lui dans l’après-midi, prêt à l’action, vérifiant la boucle de sa ceinture d’explosifs ; tout est en ordre, ah non attend, où ai-je mis le passeport ? Faudrait pas que la police m’arrête parce que je n’ai pas mes papiers. Mieux vaut emmener mon passeport syrien pour montrer que je suis un vrai clandestin, sans visa ni tampon d’entrée. Faudrait pas qu’on se retrouve au commissariat et que je doive m’exploser en tuant des policiers au lieu de civils.

Je rembobine ; ça ne me convainc pas. Ahmed Mohamed vérifie la boucle de sa ceinture, etc. et il prend son passeport syrien. Comme ça ils sauront que cette boucherie c’est moi qui l’ai faite, un réfugié, une de ces centaines de milliers de personnes qui avons fui le régime d’El Assad, risqué notre vie sur une embarcation, marché par-delà monts et forêts en y blessant nos pieds, avec une seule intention : pouvoir enfin mourir en tuant des Français à Paris.

Heureusement, pense Ahmed Mohamed, que je n’ai pas jeté mon passeport syrien, comme font les autres pour éviter que la police sache qu’ils viennent de Grèce et les renvoient illico à Athènes, ainsi que le prévoit l’accord de Dublin. Heureusement je suis arrivé à temps : depuis le 3 octobre, quand ils m’ont enregistré à Lesbos, à peine six semaines se sont écoulées : un vrai marathon façon steeple-chase pour atteindre Paris, contacter l’organisation, préparer les explosifs. J’aurais presque dû venir avec la ceinture d’explosifs sur moi, mais ça n’aurait pas été pratique en barque.

Bon, je le mets dans quelle poche, le passeport ? Dans le pantalon il va finir en miettes avec l’explosion. Dans le blouson ? Il faudrait inventer un blindage pour passeport. Personne n’y a encore pensé, parce que les autres camarades vivent en France depuis toujours et ils n’ont pas besoin d’avoir sur eux des papiers pour signer l’attentat. Bon, je le mets là et advienne que pourra.

C’est ainsi qu’Ahmed Mohammed sort dans la rue. Je lui donne ce nom fictif parce que c’est le plus commun possible. Et vous pouvez décider de croire cette histoire qu’on vous raconte, si ça vous chante.

Évidemment, si j’étais un des chefs de Daesh – on va l’appeler comme ça pour simplifier – je me compliquerais moins la vie. J’enverrais quelqu’un s’enregistrer avec un passeport à Lesbos et tout de suite après je lui donnerais un autre passeport, un de ceux qui servent à voyager vraiment, et un billet Athènes Paris.

Mais comme ceux de Daesh sont musulmans, ce qui est synonyme d’idiot, en tout cas c’est que croient bien des gens, ils n’aiment pas faire les choses facilement.

Ils préfèrent envoyer leurs petits moutons se noyer d’abord, parcourir 3 000 kilomètres ensuite d’un bout à l’autre du continent. Il suffit bien sûr qu’un seul survive pour rejoindre le reste de l’équipe kamikaze – tous citoyens français ou belges, en majorité nés à Paris ou Bruxelles – pour faire la démonstration que, oui, extrême droite et ministres et journalistes ont raison d’affirmer que la vague massive de réfugiés sert à envoyer des djihadistes en Europe.

C’est idéal, ça sert à tout le monde.

À la droite, ça sert à fantasmer sur les invasions islamiques depuis Charlemagne et tout (et, c’est à peine concevable, mais il y a des gens qui y croient).

À une certaine gauche, ça sert à fantasmer la vengeance des démunis : ceux de Syrie ou d’Irak ou de ce coin-là, qui souffrent sous les tanks américains ou les avions de chasse français et qui accumulent tant de rage qu’au bout du compte ils n’ont pas d’autre choix que de se mettre une ceinture d’explosifs et de se foutre en l’air à Paris ou Londres. Le tout parfaitement justifié, fruit de l’oppression que l’Occident exerce sur le reste du monde.

Ce que vous et moi ferions, en quelque sorte. Ah non, pas nous. Mais les musulmans, oui : ils sont comme ça.

Ce beau discours n’est pas seulement terriblement raciste, il est mensonger : tous les attentats djihadistes en Europe ont été commis par des ressortissants européens, nés ou élevés en Europe, et s’ils ont vu un avion chasseur bombardier dans leur vie ça doit être au défilé de la fête nationale (sauf les marocains de l’attentat de Madrid en 2004, dont l’expérience de l’oppression occidentale pourra être mise sur le dos d’un touriste espagnol à Tétouan).

Mais tout est bon pour se soustraire au vrai débat : pourquoi les fils de la riche Europe, élevés dans la paix, se convertissent-ils en assassins suicidaires ?

Et ne me ressortez pas que ce sont les exclus, le quart-monde, les rebuts de la société. Lisez donc les blogs des Britanniques de vingt ans qui prennent l’avion vers la Turquie pour se rendre au Califat comme d’autres prendraient le taxi pour se rendre à la discothèque à la mode. Ce discours avait du sens quand les barbus distribuaient du pain et des corans dans les bidonvilles de Casablanca. Mais nous sommes en 2015 et ceux qui adhèrent à Daesh à Paris et Londres n’ont pas eu faim.

Alors laissez tomber vos dialectiques matérialistes et cherchez donc la page où il est écrit ce truc sur l’opium du peuple.

Ah mais non non non. Religion ? Le terrorisme n’a pas de religion ! C’est un consensus mondial, certifié par 25 chefs d’État lors du dernier sommet du G-20 à Antalya, et répété à profusion dans tous les réseaux sociaux. Le terrorisme c’est le terrorisme, une entité abstraite, pure, sans fins ni motifs, le Mal immaculé. Un rapport avec l’Islam ? Dieu nous en préserve !

Désolé, mais : c’est une arnaque. Le terrorisme est un outil employé par ceux qui n’ont ni tanks ni avions, qu’ils soient allemands (juifs) en Palestine en 1930, tamouls (hindouistes) au Sri Lanka de 1990 ou Français (musulmans) en 2015. Lutter « contre le terrorisme » c’est en quelque sorte comme aller à la guerre en luttant « contre les fusils » sans se demander qui tire et pourquoi.

Évidemment qu’on a envie de dire que l’Islam n’est pas fautif, quand les suprématistes chrétiens vomissent leurs discours, cachés derrière l’élégante étiquette de « la défense des valeurs européennes ». Une étiquette d’ignorants puisqu’elle occulte que l’Europe, depuis la Renaissance, a hérité de la civilisation arabe ; elle n’existerait pas sans cela. Une étiquette raciste aussi quand elle proclame que les valeurs européennes doivent être réservées à l’usage exclusif des Européens. Les assassins de Paris ne représentent évidemment pas les musulmans, tout comme les chrétiens ne sont pas représentés par ces médecins irlandais qui préfèrent laisser mourir une femme dans d’atroces souffrances plutôt que de lui pratiquer un avortement thérapeutique.

Bien sûr, une légion de racistes va profiter des événements pour faire peser le soupçon sur toute personne qui aura « l’air islamique », de A comme Aïcha à Z comme Zineb : c’est précisément le but du massacre de Paris. C’est de cela qu’il s’agit.

Et pour cette raison, proclamer que « Daesh n’a rien à voir avec l’Islam » c’est fermer les yeux et vouloir croire que le massacre a été causé par une météorite venue de l’espace. Alors que nous savons que l’idéologie qui a fait sauter les explosifs est venue d’un pays avec un nom et sa religion officielle : l’Arabie saoudite.

Non, ça ne vient pas de Syrie. Depuis le premier jour, Daesh est formé de mercenaires venus de partout ; que Raqqa soit sa « capitale » est un pur hasard géographique, comme c’était le cas auparavant des monts d’Afghanistan (Daesh n’est rien d’autre que la version 2.0 d’Al Qaeda, dont la marque est devenue inutilisable après qu’il a été démontré qu’ils étaient alliés des USA et de l’Europe en Libye). Bombarder la Syrie en réponse à un attentat commis par des Français et des Belges en France serait risible si ce n’était si grave : c’est une tentative de détourner l’attention, d’agiter un épouvantail pour camoufler les responsables de la terreur.

Voyez comme il ne manque pas de citoyens musulmans qui dénoncent le massacre avec la phrase « Not in My Name – pas en mon nom ». D’aucune se montre en photo avec le hidjab, le voile islamique, afin de signifier visuellement qu’il y a une grande distance entre islamiste et assassin, afin de mettre en évidence que l’islamisme serait une idéologie mais pas un plan pour tuer.

Dans la même tendance, nombre d’analystes appellent à soutenir, financer et renforcer « l’islam modéré » : si on propose un islam assez attractif, disent-ils, les radicaux ne ressentiront plus la nécessité d’aller le chercher en Syrie, kalachnikov en main. Installons en Europe un semi-Califat, quelque chose qui ressemble à ce que prêchent les imams saoudiens mais sans violence, nous aurons résolu le problème. Eh, les filles : en avant avec vos hidjabs ! Qu’on voie qu’on peut être musulmane fondamentaliste sans être terroriste !

« Je m’appelle Aïcha. Je suis musulmane, pas terroriste ». Ça a l’air d’un propos à applaudir. Mais ça cesse de l’être quand on se demande si la même personne pourrait dire autre chose. « Je m’appelle Aïcha, je ne suis pas musulmane » : voilà la phrase que vous ne lirez pas dans les réseaux sociaux. Personne ne peut la prononcer sans en craindre les conséquences : de la part de sa famille, de ses proches, de la mosquée du quartier.

On naît musulmane et pas moyen de cesser de l’être. Pour les racistes européens et pour les défenseurs de « l’islam modéré », vous vous appelez Aïcha et on vous applique un double contrôle d’identité. Mains en l’air ! Parce que vous êtes l’une des autres, ceux qui peuvent être terroristes. Vous vous appelez Aïcha et on vous crache dessus si vous buvez une bière pendant le ramadan, parce que vous êtes « des nôtres », de celles qui doivent être « décentes ». Si tu t’appelles Aïcha personne ne te demande si tu crois en Dieu : ton nom le dit.

L’obligation légale d’être musulman, qui pèse sur chaque citoyen du Maroc, d’Algérie, d’Égypte ou de Jordanie (sauf s’il est né juif ou chrétien) ne délivre pas une empreinte génétique censée protéger de l’athéisme sur sept générations. Non, ce qui empêche de se déclarer agnostique, c’est la peur.

C’est la crainte des islamistes et c’est aussi le tabou imposé par ceux qui veulent échapper au soupçon d’être des racistes européens. Un tabou sans faille, suffisamment puissant pour qu’une télévision française (D 8) coupe la parole à une journaliste marocaine, Zineb El Rhazoui, rescapée du massacre de Charlie Hebdo, au moment où elle commence à dénoncer l’islamisme comme l’idéologie des assassins de Paris (1)NDLR : Voir l’intervention de celle-ci lors d’une réunion publique organisée par l’UFAL le 30 mai dernier : https://www.youtube.com/watch?v=hF6qY9GPLRE..

L’Islam est intouchable, proclament-ils. Ça paraît incroyable mais c’est ainsi : les massacres commis au nom de « l’Islam » servent de rempart à toute critique dudit « Islam », à savoir cette idéologie inhumaine wahhabite qui a usurpé le nom de l’Islam et qui est en passe d’éradiquer la religion monothéiste qui portait jusqu’alors dignement ce nom.

Il suffit pour cela d’agiter l’épouvantail de « l’islamophobie », un mot qui a connu un succès marketing presque aussi irrésistible que le mot « antisémitisme » pour faire taire le débat sur les crimes de l’État d’Israël. L’islamophobie n’est autre que l’instrument qu’utilisent les cerveaux de l’idéologie islamiste saoudienne pour imposer la division de l’humanité en deux blocs : les musulmans et les Autres. Les Autres auront la démocratie, des lois humaines (c’est-à-dire établies pour l’Humanité), des libertés individuelles, des opinions. Les musulmans auront les desseins de Dieu, dans leur version codifiée par les théologiens de La Mecque.

Voilà à quoi servent les attentats de Paris : à stigmatiser tous les musulmans et obtenir qu’ils participent à cette stigmatisation, en proclamant leur « identité musulmanes » pour serrer les rangs autour des mosquées « modérées ». Ces mosquées où l’on prêche aux Français, aux Belges, aux Britanniques et aux Espagnols « d’origine musulmane » qu’ils doivent se différencier des autres citoyens quand il s’agit de se vêtir, de boire et de baiser.

Avec cette différenciation, le fondamentalisme saoudien dépouille ses victimes de toute citoyenneté. Les assassins du Bataclan ne se sentaient pas Français. Ni Maghrébins. Être musulman était leur seule identité. Ils avaient été convertis en robots d’une religion.

Le jour où, dans les mosquées européennes, les imams prêcheront que tout musulman peut apostasier sans que cela ne pose problème à personne, ce jour-là se proclamer musulman sera un choix respectable.

Jusqu’à ce que ce jour arrive, se proclamer musulman n’est pas un choix respectable mais un acte forcé pour quiconque s’est fait appeler Aïcha à sa naissance. Faire semblant de croire que c’est un choix, c’est contribuer à blanchir une idéologie mortifère. Défendre l’islamisme – comme le font celles qui mettent le hidjab noir pour s’identifier en tant que « musulmanes croyantes » – tout en condamnant les bombes, c’est soutenir la terreur quotidienne contre les musulmanes pas si Croyantes.

Les musulmans d’Europe, on est en train de leur enlever Paris.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 NDLR : Voir l’intervention de celle-ci lors d’une réunion publique organisée par l’UFAL le 30 mai dernier : https://www.youtube.com/watch?v=hF6qY9GPLRE.