POURQUOI LA CASSE DU MÉTIER DE PSYCHOLOGUE CLINICIEN EST UN ENJEU DÉMOCRATIQUE

Roland Gori est psychanalyste, professeur honoraire des universités, président de l’Appel des appels.
Dernier ouvrage publié : La Fabrique de nos servitudes, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2022.

« Une forme inédite de la vie psychique adossée à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des neurosciences et de la neuro-économie se fait jour. Automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant plus qu’un seul et même faisceau, la fiction d’un sujet humain
nouveau, « entrepreneur de soi-même », plastique et sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu’offre l’époque, s’installe. »
Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015, p 13.

Cette forme inédite de vie psychique construite et installée par les dispositifs sociaux et culturels du capitalisme néolibéral explique la nécessité dans laquelle les pouvoirs politiques se trouvent de devoir recomposer les métiers, en particulier du soin et de l’éducation, de soumettre les professionnels à de nouvelles normes et de vider de leur substance les services publics. Cette révolution symbolique, propre entre autres au New Public Management, révolution conservatrice du point de vue social, assure la conversion des valeurs et des croyances des agents sociaux. La croyance quasi-métaphysique d’un homme neuro-économique voué à exploiter sa petite entreprise bio-psycho-sociale, connecté par son logiciel neuronal au monde du web en passant par le suivi de ses traces numériques laissées par ses comportements, constitue le foyer d’expérience des nouvelles fabriques des subjectivités et des liens sociaux. La technocratie au cœur du social et de la subjectivité inscrit son pouvoir par l’artifice des algorithmes et par sa logique imparable de fatalité sociale. La technocratie n’écrase pas la pensée ou l’opinion, elle vient à leur place, elle émerge sur les ruines de la capacité de penser et prospère sur la destruction des espaces démocratiques. Elle est un ensemble de normes sociales autant que leur intériorisation comme normes symboliques. Ce que l’on nomme un habitus, j’y reviendrai.

L’ubérisation des métiers de l’éducation et du soin

Dans le domaine de l’éducation, l’action politique de reformatage, de fuselage des métiers et des services par Jean-Michel Blanquer se manifeste à ciel ouvert. Ces actions de destruction massive des métiers d’enseignant et d’élève méritent d’être rappelées pour mieux percevoir leur présence dans les projets de réforme des pratiques de soin psychique. Si les psychologues sont invités à se transformer en opérateurs techniques de méthodes prescrites par des « experts » se prévalant d’une vision neurocognitive et technico-économique du sujet humain, c’est au nom de cette fiction anthropologique qui apparait encore plus clairement dans les réformes des établissements d’enseignement.

Par exemple, la notion d’inadaptation scolaire n’a plus le même sens aujourd’hui que dans la France des années 1970. Le signifiant demeure mais la signification a changé : l’inadaptation scolaire devient un trouble des apprentissages dont le traitement peut bénéficier de l’apport des sciences neurocognitives. Le Ministre Blanquer s’est depuis longtemps consacré à un « guidage » des savoirs fondamentaux de l’école par l’état de la recherche scientifique, entendez des neurosciences. Il s’est engagé avec passion à promouvoir une « evidence-based education », une éducation fondée sur les preuves, à l’image de l’« evidence-based medicine ». Il a installé de ce fait, à tous les niveaux de l’architecture de l’éducation nationale, des dispositifs de transmission des savoirs et des apprentissages, les piliers d’une neuro-pédagogie[1]. Cette neuro-pédagogie fait bon ménage avec la neuro-politique, version Institut Montaigne[2].La matrice de pensée et d’action de cette neuro-pédagogie procède d’un transfert des données des recherches sur le cerveau  aux pratiques d’enseignements. L’Imagerie Fonctionnelle du Cerveau serait ainsi corrélée à la dynamique des apprentissages via les ordinateurs des « savants » guidant les gestes des « professeurs ». Nous retrouvons ici le paradigme tayloriste avec ses « experts », ses protocoles guidant les conduites optimales des ouvriers chargés de la fabrication des pièces mécaniques. C’est sur le même modèle que le Ministre de la santé, Olivier Véran, installe des plateformes d’orientation pour les troubles neuro-développementaux. Les communiqués les plus récents du Ministre de la santé  accompagnent de quelques semaines une série de textes de « Droit mou » (rapports de l’IGAS, de la Cour des Comptes, arrêtés[3] divers et variés…) modifiant de manière indirecte et insidieuse la prise en charge des patients en souffrances psychiques et sociales. Les « files d’attente » des établissements de soins pédopsychiatriques étant engorgées, le gouvernement tente d’« externaliser » vers les praticiens libéraux la prise en charge des enfants en souffrance. Les établissements sont invités à se transformer en plateformes de services d’orientation et les praticiens en opérateurs techniques assurant des prises en charge courtes et standardisées sans ajustement singulier à chaque cas. En même temps, ces praticiens se voient de plus en plus contraints à appliquer des protocoles techniques, leurs actes prolétarisés et leur mise en œuvre professionnelle contrôlée et « ubérisée ».  On se tromperait lourdement à croire que c’est l’amour de la science qui conduit les technocrates de la santé à préférer les médiations neurocognitives à la psychanalyse. C’est tout simplement parce qu’ils parlent tous le même langage, la même langue numérique et que le savoir neurocognitif se dissout plus facilement dans la rationalité pratico-formelle que la psychanalyse.

Les plateformes : armes de destruction massive des métiers

Les plateformes sont à la mode dans les textes ministériels, il en pousse partout, mises « à toutes les sauces dans les circulaires des Agences Régionales de santé – quand on ne veut pas reconnaitre qu’on ferme un service d’accueil ou de soin, on dit qu’on crée une plateforme.[4] » La plateforme est devenue l’arme de destruction massive des métiers et du goût pour le savoir au nom de la modernité, de la performance et de la simplification des tâches. Le soignant idéal se voit transformé en « machine » dont les technocrates du Ministère de la Santé programment les logiciels. Afin de s’assurer qu’il ne dévie pas de l’« autoroute » où on l’a enfermé, il demeure sous surveillance sa vie durant. Un projet d’ordonnance fixe le cadre d’un nouveau dispositif[5] de « certification périodique des professionnels de santé ». Ce projet d’ordonnance instituant une certification périodique de chaque professionnel mentionné, libéral ou salarié, l’assujettirait tous les six ans à un contrôle des connaissances et des compétences par les Ordres professionnels et justifiables de sanctions administratives et financières. Une sorte de « contrôle technique » en somme, analogue à celui des voitures. La formation des psychologues comme celle des enseignants tend à se réduire à l’apprentissage d’un certain nombre de techniques d’économie comportementale visant à remettre dans le droit chemin tous ceux qui pourraient en dévier, les élèves comme les patients.

Michel Foucault en avait anticipé le règne il y a une quarantaine d’années lorsqu’il montrait dans Naissance de la biopolitique qu’à partir d’une forme de Rationalité économique, toutes sortes de conduites n’ont plus à être pensées en termes ontologiques ou éthiques, mais uniquement avec des opérateurs de calcul d’intérêt et de rentabilité des conduites. La grille d’intelligibilité des comportements humains déplace son curseur vers l’économie politique et les techniques de formation, d’éducation, de répression et de soin, s’en trouvent recomposées. À partir de ce moment-là, l’économie va pouvoir se définir comme la science qui étudie la régularité systémique d’un individu rationnel aux variables d’un milieu environnant décrypté comme un marché économique : « vous pouvez parfaitement intégrer à l’économie toute une série de techniques, de ces techniques qui sont précisément en cours et en vogue actuellement aux États-Unis et qu’on appelle les techniques comportementales. [6]  Il y a un “ gommage anthropologique ” des sujets au profit d’une psychologie et d’une technologie environnementales qui permettent non seulement une réinterprétation des conduites en termes de comportements économiques, mais encore une légitimation des actions sociales et psychologiques au nom d’un contrôle de l’utilité des comportements et de leur gouvernance. On ne corrige plus au nom de la sagesse, de la vertu, de Dieu ou du devoir national, mais au nom d’une plus grande rentabilité économique des comportements. A partir de ce moment-là, on peut très bien tolérer des conduites minoritaires, sexuelles, religieuses ou sociales, si elles sont économiquement peu coûteuses mais on intervient massivement par des techniques environnementales sur des conduites qui mettent en danger la rentabilité des réseaux économiques de pouvoir. La frontière entre les conduites normales et les contre-conduites se déplace et donne une nouvelle configuration aux pathologies mentales et sociales dont elles ont préalablement converti les concepts en termes de psychologie environnementale. L’anormal se transforme en mauvais calculateur, en microentreprise en difficulté à laquelle il faut apprendre de nouvelles stratégies de calcul pour mieux tirer profit de son capital cognitif, émotionnel et social. Mieux encore, il faut lui apprendre à fabriquer lui-même un nouveau logiciel économico-psychologique qui corrige automatiquement ses écarts de conduite en lui adressant des signaux d’alerte prompts à permettre son auto-ressaisissement. Ce réglage dans l’art de se gouverner soi-même se modèle sur le paradigme du positivisme économique libéral. Il dévoile tout autant le mystère que l’engouement porté dans notre culture aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC) et à cette notion molle d’un individu bio-psycho-social libre de s’assujettir au mieux de ses intérêts. L’individu économique doit apprendre à se gouverner lui-même en gérant au mieux ses ressources biopsychosociales pour devenir un partenaire digne de cette nouvelle rationalité gouvernementale. C’est d’ailleurs les réactions mêmes du milieu environnant qui constituent la véridiction de ses stratégies : si son calcul est bon, l’individu en récolte les fruits, si son calcul est mauvais, il suscite les interventions des experts qui viennent l’aider à corriger ses logiciels d’autocontrôle. La délinquance n’est plus alors définie que par la sanction : « pas vu, pas pris, permis. » On le voit, les succès des techniques cognitivo-comportementales ne procèdent pas d’un triomphe de l’esprit scientifique en psychologie, mais relèvent davantage de leur capacité à être solubles dans les pratiques néolibérales qui réduisent la psychologie à l’économie politique en même temps qu’elles naturalisent les fondements de cette gestion sociale des conduites à l’aide des sciences biologiques. D’où aujourd’hui le succès des interventions type nudges en pédagogie comme en psychopathologie : c’est ce que l’on nomme la pratique des « nudges », « coups de coude », « coups de pouce », inspirée de l’économie comportementale.

La démocratie des coups de coude

 Il s’agit moins d’en appeler à la raison critique des citoyens en débattant de façon argumentée dans un espace démocratique que d’agir sur leurs comportements. Pour cela il convient de les accompagner à la manière dont les architectes du merchandising des grandes  surfaces tentent d’influencer les consommateurs en les accompagnant par des stratégies d’« ambiance ». L’exemple parfait de « nudge » est la grosse mouche noire dessinée près du siphon dans les urinoirs qui réduit de près de 80% les éclaboussures. L’inscription de joueurs de Casino sur une liste leur interdisant l’entrée dans les salles de jeux est un autre exemple de nudge. Les programmes de nudge sont infinis, depuis les programmes de lutte contre l’obésité jusqu’à celui de prévention des grossesses chez les adolescentes, en passant par les « vérificateurs de courtoisie ». Les évaluations des hôtels, restaurants, séjours touristiques, livres et des produits commerciaux, participent encore de cet esprit nudge qui renoue avec les formes de « manipulation sociale librement consentie » et les stratégies de conditionnement des conduites bien connues des psychologues[7]. C’est cette civilisation du nudge qui a été retenue par le gouvernement français dans sa gestion de l’épidémie de Covid-19. Depuis le début de la crise sanitaire, les informations et les dispositifs incitatifs mis en place sont censés aider les « citoyens » à s’en sortir dans un monde complexe en leur évitant d’avoir à réfléchir et à décider. Les informations données par les pouvoirs visent à produire des effets de modification de conduites comparables à la production de signaux selon un paradigme d’économie comportementale. La vaccination n’a pas été rendue obligatoire mais le passe sanitaire contraint les citoyens à s’y soumettre en leur donnant les coups de coude dont ils auraient besoin pour prendre la bonne décision. Il s’agit en somme de conduire les individus à décider à faire par eux-mêmes le choix que l’on attend d’eux.

Parce que les gens auraient besoin d’être mis sur la bonne voie lorsqu’ils font des choix, ce « paternalisme libertaire » se présente comme une « troisième voie » pour sortir des contradictions politiques entre les démocrates (davantage d’État) et les républicains (davantage de liberté individuelle). De manière plus douce que dans les pays « autoritaires », au sein de nos démocraties libérales les comportements humains pourront être « aidés », manipulés, dans leurs prises de décision par des « coups de pouce » adroitement distribués. Ces « nudges », « coups de coude », sont largement pratiqués pour aider les « citoyens » à s’en sortir dans un monde complexe où « ils n’ont pas le temps de réfléchir profondément chaque fois qu’ils doivent prendre une décision. […] Comme ils sont débordés et que leur attention est limitée, ils prennent les questions telles qu’on leur pose, sans se demander s’ils répondraient autrement si elles étaient formulées différemment.[8] »  Il faut donc modifier l’« architecture des choix » en mettant en place des nudges, des « coups de pouce », des « coups de coude », comparables aux « coups de trompe » que la maman éléphant prodigue à l’éléphanteau pour le remettre sur le bon chemin ! L’émergence de cette nouvelle économie comportementale a connu un essor important au début des années 2000 avec d’une part la promotion d’expérimentations randomisées, qui lui donne une allure scientifique, et d’autre part son appareillage avec les neurosciences, qui lui donne son assise biologique et universelle[9].

La psychiatrie renoue avec l’hygiénisme

La psychopathologie révèle, mieux que certaines autres figures médicales, sa subordination à la culture et à l’époque dont elle réfléchit en miroir la « substance éthique ». Et davantage la psychiatrie s’acharne à « naturaliser » les déviances sociales, à biologiser les anomalies des comportements, à justifier les inégalités et les risques, davantage elle avoue qu’elle n’est qu’un fait de civilisation.

Robert Castel[10] avait anticipé l’émergence d’une psychiatrie post-disciplinaire, post-moderne, éclectique dans ses prises en charge et totalitaire dans ses fonctions. Il avait anticipé ce paysage de la santé mentale transformée en gestion prévisionnelle des populations à risques conduisant à raboter toujours davantage l’originalité du secteur et du soin psychiatriques au profit d’une hygiène technique et administrative de réhabilitation sociale. Il postulait d’une part que la mutation des technologies sociales minimiserait la part des interventions thérapeutiques directes et d’autre part que le quadrillage sanitaire des populations à risques permettrait une prévention et une gestion quasi administratives de leurs différences. Dès 1981, il soulignait l’existence de « nouvelles formes de gestion des risques et des populations à risques par lesquelles la conjuration du danger qu’ils représentent ne se fait plus par l’affrontement direct ou la ségrégation brutale, mais par une marginalisation des individus qui passe par la négation de leur qualité de sujet et de déconstruction de leur histoire.[11] » Bref il anticipait un dispositif qui instituerait des systèmes de surveillance et de maintenance à vie. En effet, la « nouvelle » psychiatrie n’a plus la guérison comme objectif car la maintenance sociale lui suffit.

A côté d’une administration sociopolitique de la déviance, se développeraient des techniques rééducatives qui apprendraient aux individus à toujours mieux se gouverner eux-mêmes en consentant librement à leur normalisation comportementale et à leur régulation chimique. Nul besoin de soigner quand on peut surveiller et rééduquer mollement, librement et de manière homogène et standardisée. Et ce d’autant plus facilement que l’on peut insidieusement convaincre l’opinion par la publicité et la propagande de prétendues expertises et évaluations scientifiques que les déviances comportementales sont d’origine génétique et neuro-développementale. Robert Castel anticipait l’extension de ces programmes de rectification comportementale et chimique des conduites et soulignait la « dé-psychiatrisation » qu’elle pouvait constituer au regard de la psychopathologie traditionnelle. Il écrivait : « En « traitant le symptôme », elle ne se soucie plus de trouver une étiologie à telle ou telle déficience. Aussi n’est-ce plus seulement la sphère du pathologique qui est visée, mais plus généralement la différence par rapport à des normes de conduite, en tant qu’elle est gênante, intolérable ou intolérée, inacceptable ou inacceptée, par l’environnement ou le sujet lui-même. {…] On est déjà dans la sphère de la « thérapie pour les normaux », mais dans sa version la plus objectiviste.[12] »

 Aujourd’hui les pratiques de santé mentale en tant que pratiques sociales ne cessent de s’inscrire dans une logique sécuritaire de l’expertise généralisée des actes et des conduites et couvrent de leur autorité idéologique leur propre dissolution dans une économie politique dont le pouvoir s’accroît indéfiniment. Et ce, au nom de la promotion du bien-être et du mieux-être d’un individu défini comme un « entrepreneur de lui-même », transformé en microentreprise libérale autogérée et ouverte à la performance comme à la compétition, chargé de produire une série de conduites à la fois individuellement jouissives et socialement conformistes. Cette extension hyperbolique des modèles d’analyses économiques accompagne une nouvelle religion qui attribue une valeur sacrée et ontologique aux réalités du marché. Dès lors, les nouvelles pratiques psychologiques et médicales n’ont plus guère à s’embarrasser des concepts de réalité psychique, d’angoisse, de culpabilité ou des questions d’analyse politique. Seules s’imposent les techniques de rentabilité comportementale, les stratégies de « management » des conduites qui vont éduquer l’individu à mieux se gouverner lui-même dans son propre intérêt. Ce gouvernement des conduites doit s’inscrire dans le champ « naturel » du marché selon une logique du profit qui n’a eu de cesse d’être reconnue comme « naturelle » et « biologique ». Voilà comment le pathos de la souffrance psychique se trouve réduit à un trouble du comportement et comment le comportement se déduit d’une régulation « naturelle » de l’économie de marché! Pour former des opérateurs techniques de ces plateformes d’orientation des troubles neurocomportementaux, il n’est nul besoin de leur donner une solide formation psychopathologique, une initiation à l’épistémologie des méthodes de diagnostic et de traitement, une longue expérience clinique et une réflexion éthique, les techniques d’incitation et de manipulation des comportements suffisent. Les professionnels doivent eux aussi, tout comme les patients, les élèves et les clients des grandes surfaces être « guidés », guidés par des nudges qui leur feront choisir ce que l’on a décidé pour eux. Les « experts » sont là pour ça et ce sont les pouvoirs qui sélectionnent ceux qui sont solubles dans leurs politiques. Ce sont ces pouvoirs politiques qui sont garants de la « bonne décision » à laquelle les nudges conduisent d’abord les professionnels, ensuite leurs « clients ». Mais qui décident pour les politiques ?

Le libéralisme autoritaire de Jean-Michel Blanquer[13]

Dans une enquête publiée le 7 juin 2021 dans Libération, [14] Marie Piquemal montre qu’« outre les refontes médiatiques comme celles du bac, le ministre [Blanquer] mène avec autorité une transformation en profondeur de l’institution, réduisant son indépendance. » Il avance les pièces de son puzzle neuro-politique avec beaucoup de stratégie, semant délibérément le chaos par des réformes médiatiques, pour ensuite installer des structures de changement irréversibles comme celles qui modifient et précarisent le statut des enseignants, réforment l’inspection générale, les règles de nomination des recteurs ou le rôle des syndicats. Un « détail » et non des moindres fait symptôme de son « libéralisme autoritaire » : les enseignants appelés à des postes dans l’Administration Centrale ou les rectorats ne seront plus « affectés » mais « détachés ». Comme il est plus simple de mettre fin à un « détachement » qu’à une « affectation », nous pouvons facilement imaginer les liens de dépendance et de subordination qu’implique ce changement de statut. Autre changement parfaitement analysé par Marie Picquemal : la nomination de recteurs recrutés hors du champ universitaire (jusqu’à 40 %).

Débarrassées d’une formation universitaire trop portée à la formation de l’esprit critique, les « troupes » de l’Éducation Nationale, version Blanquer, seront plus réceptives aux guides des conduites des savants en neuro-pédagogie et en neuro-coaching : « les sciences cognitives doivent alimenter les pratiques : l’élaboration d’outils d’évaluation, des progressions individualisées et structurées, des exercices ainsi que la conduite des séquences d’enseignement gagneront,  eux aussi, à s’inspirer bien davantage des acquis de la recherche.[15] » Pour tous ceux qui sont familiers de l’œuvre de Taylor[16], la proximité de cette déclaration neuro-politique du ministre et les principes de l’organisation scientifique du travail est criante. Cet essor de la neuro-pédagogie date des années 1990 et a largement reçue la bénédiction de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique) et des gouvernements occidentaux. Les neurosciences de l’éducation ont été appelées à participer à une véritable révolution symbolique, au sens de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire analogues à des conversions religieuses[17]. La nouvelle foi dans les neurosciences du cerveau, tout en faisant de la machine neuronale un précieux capital humain, annonce la transformation de l’école en dispositif de formation permanente tout au long de la vie. Cette conversion de l’école en formation permanente guidée par ordinateur se verrait chargée de réduire les inégalités sociales, inégalités sociales non plus imputables au capital symbolique de chaque « classe sociale », mais au dysfonctionnement et à l’ignorance des « classes scolaires ». Ce dysfonctionnement de la pédagogie proviendrait de l’ignorance des enseignants insuffisamment éclairés par les données des sciences cognitives déduites de l’imagerie fonctionnelle du cerveau. C’est dans cet état d’esprit parfaitement assumé que le Ministre Blanquer a nommé à la tête d’un Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale Stanislas Dehaene, éminent professeur de psychologie cognitive et expérimentale au Collège de France, entouré d’une cohorte de chercheurs positivistes férus d’économie comportementale. L’écolier se voit ainsi transformé en une « formidable petite machine à apprendre » dont le logiciel neuronal pourra être amélioré par un « recyclage » du « million d’employés » de l’Éducation Nationale que devront guider les « experts » des neurosciences cognitives chargés de leur apprendre leur « métier[18] ».

A partir du moment où le sujet humain est une merveilleuse petite machine « neuro-économique » connectée aux autres machines neuro-économiques que sont ses semblables, guidée par une nouvelle « conduite des conduites » à base de chiffres et de sélénium, les souffrances psychiques ne sont plus que des dysfonctionnements neurocognitifs, les diagnostics du traçage numérique de comportements défectueux, les traitements des repérages de risques et des remédiations cognitives, bref des reprogrammations de logiciels. Et, afin de s’assurer de la bonne marche de ces services les institutions elles-mêmes devront être organisées moins par des valeurs  que par une mise en conformité des habitus, c’est-à-dire des dispositifs à penser et à agir selon le modèle anthropologique néolibéral. L’éducation comme le soin du petit d’homme sont en train de se réformer selon ce principe : invité à s’identifier à la machine intelligente l’humain doit apprendre à en extraire les données, à les traiter et à les stocker pour pouvoir les restituer à la demande. A partir de ce moment-là il faut créer des dispositifs de conduite des conduites capables de fabriquer les habitus de cette éducation numérique ou de ses actions réparatrices. Depuis la décennie des années 1960, Pierre Bourdieu a approfondi et précisé ce qu’il entendait par ce concept d’habitus. L’habitus est une disposition permanente et générale à agir et à penser installant une manière d’être devant le monde et devant les autres. C’est une grammaire générative des pensées, des représentations et des conduites caractéristiques d’une culture. L’école, l’éducation et le soin sont les lieux par excellence de fabrique des habitus.

C’est la raison pour laquelle il importe de comprendre que les pratiques et les institutions d’éducation et de soin, qui constituent le gros des « troupes » des services publics, sont traversées par des théories de « conduite des conduites », des théories de gouvernement. Michel Foucault écrit : « L’exercice du pouvoir consiste à « conduire des conduites » et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de l’ordre de l’affrontement entre deux adversaires, ou de l’engagement de l’un à l’égard de l’autre, que de l’ordre du « gouvernement ».[19] » Et, il précise : « Il faut laisser à ce mot la signification très large qu’il avait au XVIe siècle. Il ne se référait pas seulement à des structures politiques et à la gestion des États ; mais il désignait la manière de diriger la conduite d’individus ou de groupes […].[20] » Et, il ajoute : « Gouverner, en ce sens, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres.[21] » C’est bien pourquoi le capitalisme néolibéral ne s’exerce pas seulement au sein des formes instituées et légitimes de gestion politique de l’État, mais dans le grain le plus ténu de nos existences. En particulier au moment où nos existences sont dans un moment de vulnérabilité extrême due à l’âge ou à la maladie. C’est la raison pour laquelle les services publics d’éducation et de soin sont un enjeu démocratique majeur, les lieux où se fabriquent les habitus et les habitudes. L’habitus, structure mentale autant que structure sociale, constitue le foyer d’expériences infinies, la matrice générative des conduites, l’humus où s’invente et se réinvente la démocratie. Opposants au capitalisme néolibéral c’est sur ces scènes professionnelles des services publics que la démocratie vous attend.


NOTES

[1] Michel Blay et Christian Laval, Neuropédagogie. Le cerveau au centre de l’école, Paris, Tschann & Cie, 2019.

[2] L’Institut Montaigne est un think tank néolibéral qui fait beaucoup parler de lui ces derniers temps. Il se donne pour but depuis le début des années 2000 d’élaborer des propositions concrètes au service de l’efficacité de l’action publique, du renforcement de la cohésion sociale, de l’amélioration de la compétitivité et de l’assainissement des finances publiques de la France. Bref, un « vidangeur » des services publics chargé de proposer des réformes conformes à l’idéologie néolibérale.

[3] Cf les débats suscités par un arrêté de mars 2021 très contesté par les psychologues cliniciens qui ont déposé plusieurs recours en Conseil d’État. Cet arrêté du 10 mars 2021[3] s’inscrit dans la suite logique du Rapport de l’IGAS[3] (Inspection Générale des Affaires Sociales) d’octobre 2019 et d’un certain nombre de textes de recommandation de bonnes pratiques.

[4] Yann Diener, « Loin du rivage », Charlie Hebdo, n° 1500, 21 avril 2021.

[5] Loan Tranthimy, « La certification périodique obligatoire pour tous les médecins ? Ce projet d’ordonnance qui inquiète fortement les syndicats », Le Quotidien du médecin, publié le 21 juin 2021.

[6] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique Cours au Collège de France. 1978-1979. Paris : Gallimard, 2004, p. 273

[7] Jean-Léon Beauvois, 1994, Traité de la servitude libérale, Paris, Dunod ; Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, 1998, La soumission librement consentie, Paris, PUF.

[8] Richard Thaler et Cass Sunstein, 2008, Nudge. Comment inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010, p 40.

[9] Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguès et Olivier Pilmis, Paris, Sciences Po Presses, 2018.

[10] Robert Castel, 1981, La gestion des risques — de l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse.Paris, Editions de Minuit.

[11] Robert Castel, 1981, op. cit., p. 15-16.

[12] Robert Castel, 1981, ibid., p. 111-112.

[13] Roland Gori, La Fabrique de nos servitudes, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2022.

[14] Marie Piquemal, « Enquête Éducation nationale : silence, Blanquer avance dans l’indifférence », Libération du 7 juin 2021.

[15] Jean-Michel Blanquer, L’école de demain. Propositions pour une Éducation Nationale rénovée, Paris, Odile Jacob, 2016, p 25 ; souligné par l’auteur.

[16] Frederic Winslow Taylor, 1908, Principes d’organisation scientifique, Paris, Dunod, 1927.

[17] Les révolutions symboliques, au sens de Pierre Bourdieu, « établissent de nouvelles catégories de perception et de connaissance qui deviennent si naturelles, si évidentes, qu’elles rendent difficilement pensable la violence de la rupture qu’elles ont instaurée. » Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2013, p. 13.

[18] Roland Gori, La nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.

[19] Michel Foucault, 1982, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994, p 237.

[20] Michel Foucault, 1982, Le sujet et le pouvoir, Dits et écrits, IV, ibid., p 237.

[21] Michel Foucault, 1982, Le sujet et le pouvoir, Dits et écrits, IV, ibid., p 237.