La fabrique de nos servitudes, par Roland Gori L’utopie pour remédier à la tragédie des époques de transition culturelle

Auteur prolixe, Roland Gori complète l’expérience d’une vie consacrée à la psychopathologie clinique et à la psychanalyse par la fréquentation du champ des sciences humaines et sociales et la pensée de ses auteurs favoris : Arendt, Benjamin, Camus, Deleuze, Foucault et Weil. La dimension citoyenne, toujours présente chez lui, l’a conduit en 2009 à lancer l’Appel des appels — Remettre l’humain au cœur de la société.

Treize ans plus tard, la problématique du métier qui y était centrale se trouve déployée dans le dossier qu’il co-anime en ce moment (avec Frédéric Pierru et Bernard Teper) sur plusieurs numéros de ReSPUBLICA, sous le titre « Services publics ou barbarie » (voir la présentation d’Evariste).

Venons-en à l’ouvrage, publié par les Liens qui libèrent (LLL) en observant que le nom de cet éditeur est lié à la démarche du collectif « Relions-nous. La Constitution des liens, l’an I » (2021) avec pour objectif de dépasser l’individualisme et le cloisonnement des connaissances.

La première partie du livre s’intitule « L’information dans les sociétés de contrôle », où « information » doit être entendu comme « mot d’ordre », car nos vies ne sont-elles pas désormais « gouvernées par ordinateurs à l’abri desquels se cachent des puissances financières qui n’ont jamais été élues » ? Un chapitre bienvenu l’illustre par l’exemple de la neuropédagogie que promeut notre actuel ministre de l’Education, et dont le dernier épisode est la numérisation des copies d’examen.

L’« économie comportementale » de son côté est une perversion douce destinée à faire croire aux gens qu’ils sont libres pour mieux piloter leurs conduites. L’individu, exploiteur consentant de lui-même, devient producteur de sa propre satisfaction avec l’aide de « contrôleurs bienveillants ». Au nom de la modernisation et sur le modèle du secteur privé, la démolition des métiers dans la fonction publique s’est fortement accélérée sous Macron. Les idéaux républicains et la méritocratie, reposant sur la croyance en un intérêt général, font place dans le secteur public aussi à une mentalité de winner encouragée par le new public management.

Dans la « tragédie des époques de transition culturelle » que nous vivons, Gori dégage la notion d’habitus « clivé » ou « contrarié » chez les professionnels soumis aux normes et à l’évaluation, et fait l’hypothèse que leur révolte contienne un potentiel révolutionnaire.

Autre notion qui contrebalance la négativité d’un individu « neuroéconomique qui “cherche avant tout à réguler sa conduite en fonction des normes du marché” (A. Mbembe), celle de solidarité, débouchant sur “l’association”, étudiée dans l’œuvre de penseurs situés à la charnière des XIXe et XXe siècles comme Alfred Fouillée et Léon Bourgeois. Si Gori y voit le moyen de sortir des fabriques de servitude, il souligne cependant les limites d’une pensée qui se réduit à améliorer l’ordre existant. A la différence des utopies, qui visent à le renverser.

Utopies, voilà le maître mot de l’ouvrage. L’auteur s’appuie pour l’aborder sur plusieurs auteurs. D’abord Walter Benjamin qui note que les utopies ne sont pas coupées du réel, dans le sens où elles s’inspirent des rêves avortés : “1789 se nourrit de 1789, 1871 s’inspire de 1793, 1936 célèbre 1871…” 

Dans la seconde partie du livre intitulée “De la disette des mots à la chair de l’utopie”, reviennent plus particulièrement les écrits de Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, qui fournissent les modèles de la créolisation et du marronnage. A propos du conte créole, Roland Gori écrit :
“… les imaginaires qui nous arrachent à la futilité du quotidien, à sa langue d’utilité, à ses classifications hiérarchisantes comme à ses prescriptions comportementales sont toujours des révoltes, des moyens de fuir la contrainte et de restituer l’humanité.

Puis, en référence à sa pratique de psychanalyste : “… aucun changement essentiel dans l’existence d’un individu ne saurait s’abstenir de rêves qui le préparent et le précipitent. Et le rêve naît de la rencontre de fragments de mots et d’affects très puissants, chez les individus comme dans les sociétés.” L’affirmation répétée que l’utopie est source de tout changement social laisse cependant un goût d’inachevé au lecteur. Les moments où l’utopie est descendue dans la rue sont rares… Et comment penser la convergence des rêves individuels en l’absence de lignes de force matérielles et sociales ?

Nul doute cependant que la lecture de ce livre foisonnant et stimulant — parce qu’il nous fournit une meilleure compréhension de la société de contrôle dans laquelle nous vivons — nous aide à concrétiser des révoltes en libérant les forces créatrices du changement.