Quel financement de notre défense voulons-nous ?
L’utilisation de l’épargne populaire — livret A et livret de développement durable et solidaire — pour financer l’industrie de l’armement sans l’accord des titulaires est revenue dans le débat. Déjà en mars 2024, une forte mobilisation citoyenne s’est mise en place avec une tribune(1)https://www.humanite.fr/en-debat/epargne-populaire/monsieur-bruno-le-maire-le-livret-a-ce-nest-pas-pour-larmement-mais-pour-le-logement-social. signée par plus d’une centaine de responsables syndicaux, associatifs et politiques et de nombreux parlementaires pour s’opposer à l’usage de l’épargne des Français afin de financer l’industrie d’armement. Le Conseil constitutionnel a rejeté plusieurs dispositions législatives du projet de loi de finances 2024 prévoyant cette utilisation de l’épargne populaire.
Vu l’état des finances en France, largement endettée par l’extrême-centre au pouvoir, Emmanuel Macron est pour un emprunt européen. Ce n’est pas la voie allemande qui elle — voir ci-dessous — peut se débrouiller seule. Ce n’est la voie ni des pays dits frugaux, comme les Pays-Bas, ni des pays du sud (Espagne, Italie). Les pays de l’Est européen sont partagés entre ceux qui ne rêvent que du maintien du parapluie étatsunien et ceux qui s’apprêtent à rester dans l’hinterland allemand, puisque c’est le seul pays qui a une stratégie claire au niveau du financement. Derrière des généralités confuses, le chemin européen n’est toujours pas trouvé malgré la méthode Coué du président de la République française.
Il n’est pas dans notre intention de dire qu’il ne faut pas augmenter notre budget de la défense, mais nous souhaitons maintenir haut et fort l’adage de Jean Jaurès : « partir du réel, pour aller vers l’idéal ».
Quelles armée et stratégie face à une menace russe réelle ou fantasmée ?
D’une part, la Russie n’a pas été capable de venir à bout de l’Ukraine en trois ans, alors qu’elle l’a attaquée par tous les bouts. Ce n’est pas demain matin à 8 heures 30 que les chars russes seront sur les Champs-Élysées. Védrine, Guaino, de Villepin ont eu de justes propos à ce sujet. D’autre part, vouloir une armée complète exige d’énormes moyens. À ce jour, seuls les États-Unis et la Chine ont des armées complètes sur toutes les armes, sur les gros porteurs, les services de renseignements satellitaires, etc. Enfin, voulons-nous une armée qui attaque ou une armée qui défend ? Et notre armée doit-elle défendre la France, l’Union européenne ou le monde entier ? Doit-on ou pas être en économie de guerre ? Attention, dans ce cas, on ne peut plus laisser un marché libre et la concurrence s’exercer. C’est à l’État d’organiser la production et la consommation.
En tout état de cause, pour avoir une défense européenne complète et autonome, il faut 5 à 10 ans avec des moyens de financement importants, une formation poussée des corps d’armée, et bien sûr régler le problème de qui dirige cette défense. Sans direction claire, il ne peut y avoir de défense européenne. Aujourd’hui, les armées européennes sont dirigées par les États-Unis dans l’OTAN.
La question des liens entre armée et citoyens se pose. Longtemps a prévalu l’idée qu’il fallait un service national et militaire pour assurer ce lien. C’est d’ailleurs ce lien qui a empêché le putsch militaire lors de la Guerre d’Algérie. Dans ce cadre, malgré la technicité grandissante des guerres modernes, un débat national doit repenser le lien entre armée et citoyens, comme le proposait en son temps Jean Jaurès.
Où en est le complexe militaro-industriel français ?
La Direction du Trésor et l’Observatoire économique de la défense ont mené une étude publiée en mars 2025 sous le numéro 360 sur un échantillon représentatif de 2072 entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) pour les entreprises petites (moins de 50 salariés), moyennes (moins de 250 salariés) et intermédiaires (moins de 5 000 salariés). Avant le début de la guerre d’Ukraine, ces entreprises, hormis les grandes et les microentreprises, avaient, par rapport aux sociétés comparables du reste de l’économie, « des marges plus faibles, une capacité moindre à créer de la valeur, un endettement plus élevé et une sous-capitalisation ». Voilà qui explique l’énorme projet de financiarisation de cette BITD, la création du Fonds innovation-défense et l’assouplissement des règles de financement de la banque européenne d’investissement. Mais le besoin de financement est grandissant.
Quel partage européen de la dissuasion nucléaire française ?
Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), entré en vigueur le 5 mars 1970, repose sur trois principes : la prévention de la prolifération, la promotion du désarmement et la promotion des applications pacifiques de l’énergie nucléaire. Il interdit aux cinq puissances nucléaires reconnues — celles qui ont fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967, à savoir les États-Unis, l’Union soviétique, le Royaume-Uni, la Chine et la France — de partager des matières et une expertise nucléaires avec des États non dotés d’armes nucléaires. Tous les pays de l’UE ont signé ce traité. Par ailleurs, l’autonomie stratégique peut demander d’agir vite (quelques dizaines de minutes), mettant en difficulté un débat démocratique long.
Des scientifiques contre la guerre
Des scientifiques se sont élevés contre la guerre(2)Voir : Against Militarization: Scientists Unite in Opposition to EU Rearmament.. Carlo Rovelli, l’un des plus importants physiciens européens, spécialiste de la gravité quantique, et Flavio Del Santo, autre physicien quantique, enseignant à Genève et Vienne, animent ce manifeste contre le réarmement européen qui peut se résumer par la formule « Si vis pacem para pacem », autrement dit, « Si vous voulez la paix, construisez la paix, pas la guerre ». Ce manifeste appelle « les scientifiques, les ingénieurs, les professionnels de la santé, les mathématiciens, les universitaires et la communauté scientifique dans son ensemble à soutenir leur position ».
Il déclare souhaiter revenir à ce qu’il s’est déjà passé lors des traités nucléaires START entre les États-Unis et l’Union soviétique, qui ont conduit à la destruction de 80 % de l’arsenal nucléaire de la planète. Les scientifiques et les intellectuels des deux camps ont joué un rôle reconnu dans la poussée des politiciens vers une désescalade rationnelle. En 1955, Bertrand Russell, prix Nobel et l’un des philosophes et mathématiciens les plus éminents du XXe siècle, et Albert Einstein, prix Nobel de physique, ont signé un manifeste influent, et la conférence Pugwash, qui s’en est inspirée, a réuni des scientifiques des deux camps, qui ont fait pression pour une désescalade. Lorsqu’on a demandé à Russell en 1959 de laisser un message pour la postérité, il a répondu : « Dans ce monde de plus en plus interconnecté, nous devons apprendre à nous tolérer les uns les autres, nous devons apprendre à supporter que certaines personnes disent des choses que nous n’aimons pas ». Nous devons nous accrocher à ce sage héritage intellectuel. Les deux animateurs de ce manifeste appellent à réfléchir à cette phase historique.
Du rapport Draghi au plan de réarmement européen
Le tournant stratégique du chancelier allemand, Friedrich Merz (droite allemande), soutenu par les sociaux-démocrates allemands et les verts allemands, qui consiste à assumer une défense européenne, a fait sauter de nombreux verrous. Déjà, la règle allemande « du frein à la dette »(3)0,35 % du PIB. est levée, dans la mesure où les trois forces ci-dessus ont pu voter cette résolution aux deux tiers du Bundestag avant même l’installation du nouveau parlement. Et dans la foulée, les dépenses militaires ne seront plus prises en compte dans les règles de Maastricht. Et pourquoi les dépenses sociales, elles, devraient être prises en compte ? Question impertinente pour le national capitalisme autoritaire ! Ce plan de réarmement est compatible avec le rapport Draghi(4)Voir notre précédent article : « Accepterons-nous le marché unique des capitaux que les néo et ordolibéraux de gauche et de droite nous promettent pour l’Union européenne ? ». qui souhaitait une relance des investissements productifs et de recherche. Bien évidemment, tout cela va nous entraîner vers l’union des capitaux réclamée par Mario Draghi et donc vers un affaissement encore plus fort des souverainetés populaires et nationales dans un ensemble européen tournant le dos à la démocratie(5)Voir les trois derniers paragraphes du discours de Pierre Mendès France dans « Mendès France et les risques du Marché commun ».. Et de plus, ce sera moins pour une réindustrialisation des hauts de gamme industriels que pour du haut de gamme uniquement militaire.
Autre problème : est-ce que cela sera avec des armements américains ou des armements européens ? Ce n’est pas un petit problème quand on sait que la majorité des pays européens ont acheté jusqu’ici des armements américains et que la compatibilité des différents armements n’est toujours pas effective aujourd’hui. De plus, l’Union européenne ne possède pas dans ses gènes (dans ses traités, ses directives, ses jugements, etc.) de priorisation de la question sociale, ni écologique d’ailleurs. Alors qu’en sera-t-il maintenant ? Et qu’en sera-t-il quand on devra passer des paroles aux actes ? National capitalisme autoritaire ou pas ? Qui décidera ? Les pays, l’UE, l’OTAN, un comité central clandestin restreint ? Et la démocratie sera-t-elle instaurée ?
En Roumanie, pays de l’UE, pas de réaction au fait de l’arrêt de l’élection présidentielle roumaine à la suite du premier tour, qui a vu un candidat d’extrême-droite en tête. Depuis, ce candidat est interdit de se présenter. En Turquie, pays non adhérent à l’UE, mais adhérent à l’OTAN, il est à regretter l’incarcération du principal opposant favori des sondages contre le national capitaliste autoritaire Erdogan et l’invalidation de son diplôme universitaire, indispensable pour pouvoir se présenter à l’élection. Pas de réaction des pays adhérents à l’OTAN. Alors que l’OTAN et l’UE sont, paraît-il, dans le camp du bien et de la démocratie, existe-t-il des partenaires intéressés par la démocratie ?
Et la France, qui n’a pas pu effectuer Serval et Barkane au Sahel sans l’accord des Américains pour ses gros porteurs, pour ses renseignements, le pourra-t-elle, et quand ? Martine Orange, dans Mediapart, déclare que la France ne fabrique plus de fusils, de tourelles ou de chars à chenilles, que va-t-elle faire ? Que va faire la France pour sa dissuasion nucléaire autonome, elle qui a acheté ses nouveaux supercalculateurs militaires à la société américaine HP ?
Que faire ?
Nous suggérons de dire d’abord que nous avons besoin d’un débat national et éventuellement européen. Que l’effort de réarmement ne peut pas être acceptable sans diminution préalable des inégalités sociales exorbitantes en France et en Europe. Mariana Mortega, députée portugaise, coordinatrice du Bloc de gauche portugais, affirme avec raison : « L’Europe ne sera pas sauvée en échangeant l’État-providence(6)Préférons le terme État de droit social, plus juste et moins ambigu.contre des armes » ou encore « Ce n’est pas parce que le courant de l’histoire nous entraîne vers le désastre qu’il faut se laisser emporter. Le peuple portugais et les Européens méritent plus que ces dirigeants faibles, désorientés et effrayés ».
Ensuite, il faut s’appuyer sur le réel. Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou était sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne était à portée de main. Il convient de raison garder. Refonder l’Union européenne est indispensable pour qu’elle soit efficiente et désirable. Nous reviendrons sur ce point. Van der Leyen veut lancer un budget de 800 milliards d’€ sur les budgets militaires, alors que l’on ne sait toujours pas où sont passés les 750 milliards du plan de relance « Next génération UE » avec son outil de la « Facilité pour la reprise et la résilience » (FRR). Sont-ils arrivés à tous les bénéficiaires ou sont-ils restés majoritairement au niveau du budget des États ? La réponse est suggérée dans la question.
Enfin, nous disons, comme Olivier Schmitt, professeur à l’Institut des opérations militaires du Collège royal de défense danois : « Nous manquons de compétences en Europe pour commander une grande armée ».
Notes de bas de page
↑1 | https://www.humanite.fr/en-debat/epargne-populaire/monsieur-bruno-le-maire-le-livret-a-ce-nest-pas-pour-larmement-mais-pour-le-logement-social. |
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↑2 | Voir : Against Militarization: Scientists Unite in Opposition to EU Rearmament. |
↑3 | 0,35 % du PIB. |
↑4 | Voir notre précédent article : « Accepterons-nous le marché unique des capitaux que les néo et ordolibéraux de gauche et de droite nous promettent pour l’Union européenne ? ». |
↑5 | Voir les trois derniers paragraphes du discours de Pierre Mendès France dans « Mendès France et les risques du Marché commun ». |
↑6 | Préférons le terme État de droit social, plus juste et moins ambigu. |