Contre les récupérations politiciennes : Roland Gori, héritier de Norbert Elias

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Cet article est une recension du dernier ouvrage de Roland Gori : Dé-civilisation : les nouvelles logiques de l’emprise (Paris, Les Liens qui libèrent, 2025). Roland Gori fait figure d’héritier de Norbert Elias (Norbert Elias décrit la civilisation – au sens de « devenir civilisé » – comme une longue évolution des structures de la personnalité dont on trouve les origines dans l’évolution des structures sociales). Professeur de psychologie et de psychopathologie, psychanalyste, Roland Gori occupe une place singulière, et importante, dans le monde intellectuel français. Initiateur du fameux « Appel des appels » à la toute fin de l’année 2008, critique infatigable de la barbarie de la quantophrénie (https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/quantophrenie ; nom commun péjoratif signifiant une tendance excessive à appliquer des méthodes mathématiques pour analyser les phénomènes sociaux) évaluatrice qui s’est emparée de toutes les activités sociales.

Cela concerne en particulier des métiers impossibles à réduire à des nombres selon Freud, à savoir « soigner, enseigner, gouverner », où l’humain et la parole occupent une place centrale. Roland Gori est aussi un immense lecteur. Son érudition est étourdissante, allant de la philosophie (Hannah Arendt, Walter Benjamin et Michel Foucault comptent parmi ses références préférées) à la sociologie (Bourdieu), Roland Gori émaille ses ouvrages de citations plus éclairantes les unes que les autres.

Une préoccupation majeure : le déclin de la parole libre

Son œuvre est désormais conséquente : La folie évaluation, L’individu ingouvernable, La Fabrique des imposteurs (selon nous, un de ses plus grands livres), La fabrique de nos servitudes, La dignité de penser, on ne les citera pas tous, mais ces quelques titres suffisent à prendre conscience du fil rouge de la pensée de leur auteur : humaniste, amoureux de la liberté (de créer et de penser notamment) et homme de gauche viscéral, il s’inquiète non seulement du capitalisme néolibéral, mais aussi et surtout de ses conséquences anthropologiques. Marseillais d’origine, psychanalyste, la parole est pour lui ce qui fait le propre de l’Homme et de sa condition démocratique ; or, il ne cesse de dénoncer d’ouvrage en ouvrage la quantophrénie, la technolâtrie, la mécanisation de la parole, la réification(1)Voir : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r%C3%A9ification/67739 ; transformation effective d’un rapport social, d’une relation humaine en « chose », c’est-à-dire en système apparemment indépendant de ceux pour lesquels ce processus s’est effectué. de l’humain via le maillage de plus en plus serré des formes de contrôle qui exercent une emprise croissante sur nos vies.

Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, dans La fabrique des imposteurs, il montre de façon édifiante comment cette société technicienne et conformiste génère en batterie des imposteurs, dont Jérôme Cahuzac fut un exemple paradigmatique, qui sont passés maîtres dans l’art de se conformer au formalisme des nouvelles technologies de pouvoir. Foin de l’authenticité et de l’originalité, place aux apparences, gage de réussite sociale. Partant, nous assisterions à un considérable appauvrissement anthropologique et, au-delà, à la déréliction de la politique au sens large. Nous ne forcerions guère le trait en disant que Roland Gori dénonce de livre en livre une nouvelle barbarie du capitalisme néolibéral consumériste, aussi prédateur qu’aliénant.

Le savant contre l’extrême-centre

Son nouvel ouvrage prolonge ses réflexions antérieures en repartant de la thématique politicienne lancée par Emmanuel Macron, pour qui nos sociétés seraient en proie à un processus de « dé-civilisation ». Bien évidemment, il s’agit en l’espèce d’un nouvel habillage pseudo-intellectuel du thème de droite de l’insécurité montante, après une série de faits divers(2)Lire : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/31/en-parlant-de-decivilisation-emmanuel-macron-utilise-un-concept-malleable-a-souhait_6175507_3232.html..

Convoquer le grand sociologue allemand Norbert Elias pour faire du Darmanin, le pseudo-élève de Ricœur – dont on peut douter de la filiation intellectuelle et des liens réels avec ce dernier – n’a jamais eu froid aux yeux. Manque de chance, il existe de véritables intellectuels comme Roland Gori pour rétablir le véritable sens des mots, à rebours de leurs détournements politiciens. Il fallait compter sur lui pour se replonger dans l’œuvre du grand sociologue allemand, devenu un classique, au même titre qu’un Émile Durkheim ou un Max Weber, et montrer à quel point le hold-up conceptuel de Macron est… une imposture, thème auquel Roland Gori a consacré un ouvrage qui devrait être lu par tout lecteur de ReSPUBLICA.

Prolonger Norbert Elias

La thèse de Norbert Elias, en droite ligne de l’œuvre séminale de Max Weber, est que la construction de l’État français, donc de son monopole de la violence physique légitime, a entraîné la « civilisation des mœurs », à savoir un abaissement du seuil de tolérance à la violence physique et une montée de la pudeur. La « sociogenèse de l’État » est contemporaine de la transformation de la « psychogenèse des individus » dans le sens d’un autocontrôle accru des pulsions sexuelles et violentes. L’espace social s’est pacifié, au moins relativement ; l’espace domestique s’est lui aussi transformé radicalement, au moins autant que les règles du « vivre ensemble » : vous ne pouvez plus piocher à pleines mains dans les plats, et les rots et autres flatulences sont désormais malvenus dans la vie sociale, même si des spécialistes de la santé affirment qu’il ne faudrait pas se retenir ! Autrement dit, le génie de Norbert Elias est d’avoir lié des transformations macrosociales (la construction d’un État central) à des transformations individuelles, que l’on pourrait qualifier, en psychanalyse, de développement du surmoi (Norbert Elias était aussi un médecin et féru de psychanalyse).

Seulement voilà : on a souvent accusé Norbert Elias d’être téléologique(3)Voir : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9T0571 ; relatif aux causes finales ; qui admet l’existence d’une finalité. et de se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis des déchaînements de violence du XXe siècle, à commencer par le nazisme qu’il fut contraint de fuir en tant que Juif ! Non, le procès de civilisation ne semble pas irréversible. C’est ici qu’un Roland Gori est précieux : il s’est plongé dans la lecture du (gros) livre de mise au point d’Elias, intitulé Les Allemands, lequel revient sur la thèse de la « civilisation des mœurs ». La première partie du livre de Roland Gori consiste en une lecture acérée des Allemands qui souligne les différences entre la construction précoce de l’État français et la construction tardive et difficile de l’État allemand. Dès lors, le processus de « décivilisation » fut plus aisé en Allemagne, ouvrant la porte à la barbarie nazie. On aurait pu ajouter aux variables explicatives l’impact de la culture protestante, foncièrement inégalitaire avec ses « élus » et ses « damnés », mais aussi et surtout la « brutalisation » de la société allemande après la Première Guerre mondiale, le recours à la violence étant devenu banal dans la vie politique allemande (et aussi italienne, Roland Gori ne manquant pas de citer les ouvrages de Scurati sur l’avènement du fascisme italien).

Les racines sociales et culturelles de l’illibéralisme

Cependant, on s’en doute, le propos ne s’arrête en rien au constat des usages cosmétiques et instrumentaux de concepts non maîtrisés par Emmanuel Macron. Roland Gori se fait sociologue pour expliquer la situation politique actuelle, celle de la montée en puissance des régimes illibéraux et des extrêmes-droites fascistes en Europe, en en appelant souvent à Pierre Bourdieu. Il le fait de la meilleure façon qui soit : en refusant toute psychologisation des faits sociaux et politiques. L’on comprend pourquoi Elias l’a tant passionné, en tant que ce dernier a lié de façon équilibrée psychologie et sociologie. Même si l’auteur de ces lignes n’est guère porté sur l’usage de la notion de « masses » et encore moins de « psychologie des foules » (Le Bon, Freud, Fromm), Roland Gori poursuit sa réflexion sur la montée des peurs, sur fond de déclin de la parole et donc de la délibération démocratique, exploitées par les mouvements fascistes.

Le « gouvernement par la peur » qui atomise les individus, coupés des relations de solidarité, d’interconnaissances et d’interlocutions, alimente la montée des fascismes.

En ce sens, la « dé-civilisation » vient au moins autant du haut, des élites néolibérales, que du bas de la société, où l’insécurité sociale et le ressentiment font des ravages. En effet, force est de constater que le « gouvernement par la peur » qui atomise les individus, coupés des relations de solidarité, d’interconnaissances et d’interlocutions, soit la « désolation » au sens d’Arendt, alimente la montée des fascismes. Leur carburant est l’angoisse, soit la peur de la peur, et leur travail est de faire de ces masses, de ces foules resentimentales, des peuples mobilisés par les paroles de leaders se présentant comme des sauveurs. Ces leaders « populistes » ou démagogiques donnent à des individus désolés ce qu’ils attendent, la recherche de sens et d’ordre et la sortie du chaos.

La mécanisation de la langue

La langue dégénère en novlangue, en langage mécanique, à visée purement instrumentale et ne permet plus l’intercompréhension démocratique. Elle n’est plus qu’un stimulus qui recherche la production d’un comportement stéréotypé (soit le modèle stimulus-réponse). On soulignera que cette dégénérescence de la langue, qu’aime tant l’auteur, puisqu’elle est le prérequis de toute pensée, n’est certainement pas l’apanage des leaders fascistes ou protofascistes. Georges Orwell y insistait : « La prison d’un langage appauvri est une prison sans clé. » L’invasion des « narratifs » inventés par l’industrie de la communication au service de tous les pouvoirs, politiques et économiques, relève du même phénomène. Tout n’est plus que « narratifs » à tout propos de nos jours : la vérité, et d’abord la vérité des faits, semble être devenue obsolète.

Partout, dans les médias, dans la politique, mais aussi dans la vie quotidienne, au travail en particulier, l’injonction est à la non-pensée : adoptez la novlangue dominante, conformez-vous à ce qu’elle enjoint (ou, tout au moins, faites semblant), soyez « performant », « efficient », « agile », et tout ira bien pour vous. On ne vous demande pas de réfléchir et encore moins de discuter de la pertinence de ce que vous devez faire. Tout cela prend du temps et le temps c’est de l’argent. Roland Gori a toujours accordé une grande importance aux habitus formés par et dans le travail, ce travail qui occupe une grande partie de nos vies. Il a ainsi publié avec deux coauteurs Un manifeste des œuvriers(4)Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers, Paris, Actes Sud, 2017.. « Œuvriers » et pas ouvriers du néotaylorisme contemporain qui envahit les entreprises et les services publics. Les « œuvriers » sont maîtres de leur travail dans des organisations démocratiques. Ils ont prise sur leurs tâches. Les ouvriers, tels Charlot, exécutent.

La dignité de penser

C’est dire si ce livre tombe à point nommé en donnant des clés intellectuelles solides pour penser la gravité de la situation politique actuelle, dont le résultat récent des élections allemandes, qui donne froid dans le dos(5)Lire à ce propos Bernard Teper : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-europe/droitisation-expresse-en-allemagne/7438137. Les commentaires journalistiques et politiques mainstream ne cessent d’user et d’abuser de la métaphore médicale et de la contagion (la « peste brune ») – c’est la « maladie comme métaphore » pour parler comme Susan Sontag – ou encore de « populisme » (soit l’équivalent de la démagogie) ou encore d’une « internationale réactionnaire ». Or, tous ces registres n’expliquent strictement rien : au mieux, ils décrivent la situation pour mieux la déplorer sur un registre dramatisant bien fait pour faire de l’audience. Nous assisterions à des effets sans cause.

C’est là tout l’intérêt d’un livre comme celui de Roland Gori : la gravité de la situation politique actuelle est réintégrée dans des processus culturels et politiques de long terme, avec des mises en perspective historique éclairantes (la fin du XIXe siècle, l’entre-deux-guerres), est expliquée grâce au démontage des mécaniques langagières et, plus généralement, en mettant en évidence les conditions sociales de félicité de la montée de l’illibéralisme et des leaders fascistes. Roland Gori donne tout son sens au titre de l’un de ses ouvrages : La dignité de penser.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r%C3%A9ification/67739 ; transformation effective d’un rapport social, d’une relation humaine en « chose », c’est-à-dire en système apparemment indépendant de ceux pour lesquels ce processus s’est effectué.
2 Lire : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/31/en-parlant-de-decivilisation-emmanuel-macron-utilise-un-concept-malleable-a-souhait_6175507_3232.html.
3 Voir : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9T0571 ; relatif aux causes finales ; qui admet l’existence d’une finalité.
4 Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers, Paris, Actes Sud, 2017.
5 Lire à ce propos Bernard Teper : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-europe/droitisation-expresse-en-allemagne/7438137