Recension du roman Le Naufrage de Venise d’Isabelle Autissier

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Isabelle Autissier n’est pas seulement la navigatrice que l’on connaît et la présidente d’honneur du WWF-France. Bien au fait, par sa formation et sa carrière d’enseignante et de chercheuse, des problèmes d’exploitation de la mer, elle est aussi armée de l’expérience acquise dans la direction de diverses institutions et conseils environnementaux. Mais elle est également romancière, et à ce titre publie un roman d’anticipation, Le naufrage de Venise(1)Paris, Stock, 2022, 267 p.. Une anticipation presque au présent, puisque le dénouement, la destruction de la Sérénissime par une tempête lors d’une acqua alta sans précédent, est censé se dérouler peu de temps après la pandémie de Covid 19. Un roman qui, de façon frappante, commence par ce dénouement et le paysage de désolation qui s’ensuit, et analyse ensuite les processus par lesquels on en est arrivé là. Cette anticipation fonctionne comme une fable : le cas de Venise représente toutes les menaces qui pèsent sur la planète avec une urgence croissante.

À cette fin, Isabelle Autissier suit le parcours de divers personnages. C’est d’abord Guido Malegati, le petit paysan parvenu au statut d’homme d’affaires, spécialisé dans le tourisme de masse et la promotion immobilière, persuadé que l’avenir de Venise est le flux toujours plus dense de touristes, l’invasion de la lagune par les grands navires de croisière et la construction d’infrastructures hôtelières en conséquence. C’est ensuite sa fille Léa, étudiante en histoire de l’art, qui en arrive à se passionner pour les questions environnementales et devient une militante opposée aux projets de son père. C’est aussi Maria Alba, épouse de Guido et mère de Léa, issue d’une des grandes lignées aristocratiques de Venise, attachée aux traditions et au décorum, qui tente vainement d’occulter le déchirement de la famille, finit par prendre discrètement parti pour sa fille contre les projets de son mari, et sera engloutie sous les ruines de la ville.

D’autres personnages défilent, représentatifs eux aussi : le maire et son adjoint au tourisme, qui favorisent les projets de Guido (symbole de l’imbrication des intérêts privés et des politiques publiques), quitte à reconnaître à l’occasion qu’il va un peu loin ; l’universitaire Livio Scherzi, coordinateur d’un rapport sur l’avenir de la lagune, radicalement hostile aux projets de Guido, menaçant de lui faire retirer le label de l’UNESCO, et que Guido neutralise (symbole de la subordination des universités aux forces politico-économiques) en le menaçant à son tour de dénoncer la relation qu’il a nouée avec Léa ; les étudiants, prompts à édifier des contre-projets généreux, à s’exposer aux violences policières, à installer une ZAD sur Poveglia, petite île sur la lagune, qu’ils désertent ensuite l’automne venu. Un quasi absent, ce sont les forces populaires : les habitants de Venise peuvent manifester occasionnellement contre les projets trop pharaoniques, mais Guido fait valoir qu’il donne du travail à la population de la lagune, et on comprend que le souci d’assurer les fins de mois la rend peu sensible à la fin de Venise.

Mais un autre personnage est omniprésent (la « bête » tapie comme le Voreux de Germinal) : tout d’acier et de béton, le MOSE (acronyme faisant référence à Moïse) est un dispositif de portes mobiles destinées à fermer la lagune lors de l’acqua alta. Mais ce dispositif, qui existe réellement, se heurte à d’inquiétantes objections que l’on trouve détaillées au fil du roman. En fin de compte, il se révèle incapable de faire face à une montée des eaux sans précédent. Il est traité comme un symbole de la présomption des décideurs industriels qui croient réduire à l’impuissance le déchaînement des forces naturelles qu’ils ont provoqué eux-mêmes par l’exploitation sans frein ni règle de l’environnement.

Quelle leçon le lecteur doit-il tirer ? Le naufrage de Venise est bel et bien un roman : il évite la simplicité du didactisme. Les personnages ne sont pas tout d’une pièce : ils ont leurs qualités, et aussi leurs insuffisances, et les unes et les autres sont instructives. Le lecteur est incité surtout à comprendre, à analyser et à se faire les commentaires qui conviennent, pour juger de façon rigoureuse et nuancée.

Isabelle Autissier a suggéré avec insistance un de ces commentaires, dans le livre lui-même, mais aussi dans les présentations qu’elle en a faites : la dénonciation d’un « déni » généralisé. Chacun, de l’homme de la rue au grand décideur, croit ou veut croire que l’avenir ne sera pas aussi catastrophique que le disent les scientifiques, ou que la dégradation n’arrivera pas si vite, ou qu’on trouvera des solutions, etc. Ainsi, nous serions tous coupables, à des degrés divers.

Un autre commentaire est toutefois implicite dans la présentation des projets de Guido et leur critique par ses adversaires : c’est que la dégradation du milieu naturel a pour motivation la recherche des profits privés, et même d’un profit toujours plus grand, aiguillonnée par les exigences des actionnaires, appuyé sur les prestiges de la publicité qui stimule la consommation effrénée, le tout avec la complicité du pouvoir politique. Le lecteur peut ainsi percevoir, si besoin était, l’antagonisme entre le profit capitaliste et le bien commun. Aussi les étudiants, installés à Poveglia, envisagent-ils symboliquement (et fugitivement) des projets d’aménagement orientés vers ce bien commun et vers la réduction des inégalités.

Pourrait-on dégager des commentaires plus radicaux ? Certains membres du GIEC ne se privent pas de dire que les décideurs capitalistes ne sont pas dans le « déni », mais ont au contraire intérêt au dérèglement climatique(2)Voir les propos virulents tenus dans l’émission de Camille Crosnier sur France Inter le 13 juillet 2022 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-du-mercredi-13-juillet-2022-8346646 : les catastrophes climatiques, tout comme les guerres, donnent matière à des reconstructions, et donc à de nouveaux profits ; et les merveilles techniques destinées à remédier à ces catastrophes (dont le MOSE est un exemple) sont aussi des sources de profit. Le maître mot de cet avenir radieux est bel et bien, et toujours, la croissance. Aussi une véritable lutte contre le dérèglement climatique, qui soit autre chose que de belles paroles lénifiantes, est-elle incompatible avec le capitalisme(3)Voir l’article de Clément Caudron : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-combat-ecologique/face-aux-crises-ecologiques-transition-et-deceleration/7431803. C’est ce que, prolongeant un peu plus loin les pistes indiquées par Isabelle Autissier, pourrait se dire son lecteur.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Paris, Stock, 2022, 267 p.
2 Voir les propos virulents tenus dans l’émission de Camille Crosnier sur France Inter le 13 juillet 2022 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-du-mercredi-13-juillet-2022-8346646
3 Voir l’article de Clément Caudron : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-combat-ecologique/face-aux-crises-ecologiques-transition-et-deceleration/7431803