Laïcité et lieu de travail

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Un lecteur, Jean-Christophe Loew, avocat au Barreau de Mulhouse, se propose d’alimenter une nouvelle rubrique pour ReSPUBLICA. Cette nouvelle rubrique se veut être une « chronique de jurisprudence militante ». Le pouvoir judiciaire est l’un des trois piliers de toute démocratie, avec le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Nous sommes nombreux à avoir conscience que l’équilibre et l’indépendance entre ces trois pouvoirs sont pour le moins fragilisés, voire bousculés.

 

La volonté est de ne pas assommer le lecteur avec un langage abscons et de pratiquer une vulgarisation de qualité. Que le plus grand nombre de nos concitoyens s’approprie, maîtrise, comprenne le système judiciaire est une exigence pour une République qui met l’égalité au cœur de sa devise. Le principe connu est qu’un agent de l’État ou une personne employée par une association ayant reçu une mission de service public doivent respecter la plus stricte des neutralités religieuses. En général, en dehors du lieu de travail, la liberté d’expression de ses opinions est de mise. En revanche, les propos tenus sur un réseau social très extrêmes contre les valeurs de la République, ses symboles et le principe de laïcité qui pose que la loi commune est au-dessus des croyances particulières ne sont pas acceptables. C’est la conclusion de cette chronique judiciaire.

 

Le comité de rédaction

Laïcité – Chambre Sociale, Cour de Cassation, 19 octobre 2022 – pourvoi 21-12.370

L’affaire 

Monsieur Z. a été embauché par l’association « mission locale du pays salonais », dont le siège est à Salon-de-Provence, en qualité de conseiller en insertion sociale et professionnelle. Dans le cadre de ce contrat, il a été mis à disposition de la commune de L. pour exercer ses fonctions dans le cadre du dispositif intitulé « seconde chance », issu d’une convention de partenariat entre la ville de L. et la mission locale.

Ce dispositif vise à accompagner les jeunes en difficulté en leur proposant un accompagnement individualisé et personnalisé leur permettant de s’inscrire dans un parcours d’insertion professionnelle.

Par lettre du 15 décembre 2015, la mission locale a licencié le salarié pour faute grave, en lui reprochant d’avoir publié sur son compte Facebook, accessible au public, « des propos incompatibles avec l’exercice de ses missions et notamment, une critique importante et tendancieuse du parti politique “Les Républicains” et du “Front National”, ainsi que des appels à la diffusion du Coran, accompagnés de citations de sourates appelant à la violence ».

L’employeur considérait, dans la motivation du licenciement, que ces faits caractérisent des « manifestations politiques et religieuses qui débordent, d’une part de sa vie personnelle et, d’autre part, qui comportent des excès remettant en cause la loyauté minimale requise par la qualité juridique de sa mission de service public » et constituent par ailleurs une atteinte à l’obligation de neutralité du salarié, laquelle « englobe un devoir de réserve ainsi qu’une obligation de respect de la laïcité », et un abus de sa liberté d’expression.

L’employeur, la mission locale du pays salonais, est condamné par la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence qui considère que le licenciement de Monsieur Z. est discriminatoire en raison de l’expression de ses opinions politiques et de ses convictions religieuses. L’employeur fait donc un pourvoi en Cassation contre cet arrêt de la Cour d’appel.

Le pourvoi 

À l’appui de son pourvoi, l’employeur soutient notamment que le salarié qui participe à une mission de service public est tenu, même en dehors du service, d’un devoir de réserve qui lui impose de s’abstenir de toute manifestation d’opinion de nature à jeter le discrédit sur l’autorité chargée de la mission de service public à laquelle il participe.

L’employeur rappelle que le salarié était appelé à intervenir auprès du jeune public. Il fait valoir qu’il a licencié Monsieur Z. pour avoir, sur son compte Facebook accessible à tous, violemment critiqué l’action du gouvernement et n’avoir pas respecté les emblèmes de la République comme le drapeau français.

L’employeur fait encore valoir que le salarié qui participe à une mission de service public est tenu par une obligation de laïcité qui lui interdit de faire du prosélytisme religieux ; qu’en l’espèce, Monsieur Z a, notamment, diffusé sur son compte Facebook des sourates du Coran, appelant au combat et en invitant à diffuser massivement le Coran.

La décision de la Cour de Cassation 

Elle casse et annule, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 18 décembre 2020 par la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence. Autrement dit, elle donne raison à l’employeur d’avoir licencié, pour ces motifs, Monsieur Z.

Les motifs de la décision 

En premier lieu, selon la Cour de Cassation, les principes de laïcité et de neutralité du service public qui résultent de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé.

Elle rappelle que les missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, dans le cadre de leur mission de service public pour l’emploi, ont pour objet d’aider les jeunes de seize à vingt-cinq ans révolus à résoudre l’ensemble des problèmes que pose leur insertion professionnelle et sociale en assurant des fonctions d’accueil, d’information, d’orientation et d’accompagnement à l’accès à la formation professionnelle initiale ou continue, ou à un emploi. Il résulte de ces dispositions que les missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes constituées sous forme d’association sont des personnes de droit privé gérant un service public.

Il s’ensuit que le salarié de droit privé employé par une mission locale pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, constituée sous forme d’association, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et, dès lors, à une obligation de réserve en dehors de l’exercice de ses fonctions.

Et la Cour de Cassation d’en conclure que « le salarié, conseiller en insertion sociale et professionnelle, référent au sein de la commune de L. pour les missions d’insertion auprès d’un public de jeunes en difficulté scolaire et professionnelle, en grande fragilité sociale, avait publié sur son compte Facebook ouvert à tous, sous son propre nom, fin novembre et début décembre 2015, des commentaires mentionnant “Je refuse de mettre le drapeau… Je ne sacrifierai jamais ma religion, ma foi, pour un drapeau quel qu’il soit”, “Prophète ! Rappelle-toi le matin où tu quittas ta famille pour aller placer les croyants à leurs postes de combat”.

« La cour d’appel, qui n’a pas recherché, comme il lui était demandé, si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d’insertion sociale et professionnelle, notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels le salarié exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l’obligation de réserve du salarié en dehors de l’exercice de ses fonctions en tant qu’agent du service public, en sorte que son licenciement était justifié par une exigence professionnelle essentielle et déterminante tenant au manquement à son obligation de réserve, n’a pas donné de base légale à sa décision ».