Islamophobie, le nouveau tabou À propos du rapport « sur l’islamophobie en Espagne en 2015 »

Publié en espagnol dans M’Sur le 4 juin 2016, traduction d’Alberto Arricruz (http://msur.es/2016/06/04/topper-islamofobia-tabu/)

On ne va pas être en reste, se sont-ils dit. Voyez Israël, comme ça leur est facile : n’importe qui voulant critiquer ses politiques se fait accuser d’antisémitisme et le tour est joué. L’occupation de la Palestine ? Le lobby sioniste aux USA ? Netanyahou fasciste ? Antisémite celui qui le dira ! Je lisais aujourd’hui que le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) demandait l’interdiction du mouvement BDS, celui qui veut le boycott d’Israël tant que continuera l’occupation… en l’accusant d’antisémitisme !

L’intouchabilité d’Israël et de ses défenseurs est un paradoxe du système démocratique européen et américain, basé sur le principe que tous les citoyens sont égaux devant la loi : un pays, une religion, un collectif sont placés au dessus de ce principe dans des sociétés qui ont acquis, après des siècles de lutte contre l’Église, le droit de se passer du Divin. De nos jours, en Europe, on peut caricaturer le Pape mais pas Netanyahou ; on peut caricaturer Dieu sauf quand on le nomme Jéhovah.

Ce deux poids deux mesures, d’aucuns le dénoncent ; d’autres veulent dupliquer cette exception. Si ça marche pour eux, pourquoi pas nous ? Roulement de tambours… le concept d’islamophobie est né !

Tout citoyen a le droit d’avoir ses phobies : des araignées, du football, de la musique rock, des messes chrétiennes, des livres de développement personnel ou des prêches islamistes… Ah mais non, ceux-là non : parce que c’est de l’islamophobie ; est alors c’est illégal.

Dans ceux qui défendent cette vision en Espagne, on trouve la Fondation de culture islamique (FUNCI), dirigée par des convertis espagnols et généreusement financée par plusieurs fonds publics. Cette institution présentait fin mai son « rapport sur l’islamophobie en 2015 ». On y utilise sans rougir cette nouvelle expression comme si un nouveau crime était déjà constitué. En 2015, assurent-ils, « environ 200 plaintes pour délit d’islamophobie ont été déposées ».

Je ne dois pas me tromper de beaucoup en disant qu’il se sera agi d’insultes, de peintures sur des murs de mosquées et d’agressions commises contre des musulmans du seul fait qu’ils soient musulmans. Autrement dit, tout ce que le code pénal punit des chefs de racisme et de discrimination. Ne pas servir un noir dans un magasin parce qu’il est noir, ou ne pas lui louer un appartement, cela peut et doit être poursuivi en tant que racisme. Idem s’il s’agit d’un Chinois, d’un Aymara, d’un Maori.

Pourquoi aurait-on besoin d’une catégorisation spécifique quand le client est originaire d’un pays qui définit l’Islam en tant que religion d’État ?

C’est l’un des deux versants de la campagne « contre l’islamophobie », une campagne promue depuis des années au travers d’un immense déploiement dans les réseaux sociaux, dans la presse et dans les cercles académiques, alimentée par une quantité énorme de fonds dont l’origine n’est connue que pour la partie publique. Que « Casa Arabe », une institution publique espagnole, aujourd’hui instrument des diverses ambassades de pays arabes, se soit prêtée à accueillir la présentation du rapport de la FUNCI montre à quel point est engagée la complicité entre les gouvernements européens et les missionnaires wahhabites.

Voilà une façon de se distinguer des noirs – les pauvres, ils souffrent seulement de racisme – et de réclamer l’appartenance à une sorte de race supérieure, un statut de victime de première classe. Presque au même niveau que les Israéliens juifs, victimes de ce crime unique, incomparable, inégalable dans l’Histoire que fut l’holocauste (ça c’est le dogme) et son expression quotidienne, l’antisémitisme.

À l’image de l’épaisse liste des « délits antisémites » publiée chaque année en Europe, on trouvera aussi dans la catégorie d’islamophobie les graffitis et leur version moderne : Twitter. Si les graffitis et les tweets étaient mis à exécution, il n’y aurait sans doute plus de banquier ni de politicien en vie en Espagne. Mais il faut faire du volume pour être victime, même l’année où les néonazis ont fait une si belle faveur à l’islamisme en lançant des fusées contre la mosquée de la M30 (le périphérique) de Madrid.

L’autre versant de la campagne contre l’islamophobie est plus préoccupant : il naît de l’idée que le rejet envers les personnes de foi musulmane ne peut être considéré comme étant du racisme s’il s’agit d’Espagnols convertis ou bien simplement de personnes que rien ne distingue d’un Espagnol – si ce n’est sa religion. Cela devient du racisme quand on montre publiquement sa religion, car dans des conditions normales elle est aussi invisible que le Saint-Esprit. Il y a discrimination parce que le citoyen a décidé d’exhiber sa foi.

Je dis citoyen, mais lisez citoyenne. Parce que dans l’Islam de nos jours, ou plutôt ce qui se fait appeler Islam, les hommes n’ont pas – sauf quelques rares exceptions – à subir la gène physique et sociale qu’implique de devoir marcher dans la rue en tunique, barbe fournie et turban pour ressembler à une illustration de la biographie de Mahomet. Ils laissent aux femmes cette tâche ingrate d’exhiber publiquement un dogme, comme ils leur laissent toutes les tâches ingrates.

C’est aux femmes que revient, dans la conception portée par le collectif islamiste qui fait campagne en faveur du concept « d’islamophobie », la charge d’exhiber la présence de la foi dans l’espace public, moyennant – vous l’aurez deviné – le voile, l’hidjab.

Il n’aura échappé à personne que l’hidjab est une exhibition volontaire d’un uniforme idéologique moderne, standardisé au cours des dernières décennies afin d’identifier les femmes de l’Indonésie au Maroc et au delà sous un unique signe distinctif. Seules quelques converties, drapées dans une ignorance à l’épreuve de toute lecture, soutiennent qu’il s’agit d’une « tenue traditionnelle islamique » (mais : quelle est la tenue traditionnelle chrétienne ?). Cela n’a pas de sens puisque les traditions appartiennent aux cultures tandis que l’Islam est une religion et, comme telle, doté d’une théologie.

La théologie qui s’est emparée du monopole dans cet éventail de croyances appelé Islam, c’est la théologie wahhabite. Celle qui recommande de cacher la femme le plus possible, le mieux étant de cacher jusqu’au visage, affirmant (sans perdre la face de honte) que « dans l’Islam » il est obligatoire de couvrir au minimum les cheveux. Et comme c’est obligatoire, par définition, une musulmane n’est pas responsable de cette décision puisqu’elle ne peut agir autrement : par conséquent critiquer le fait qu’elle porte un voile est une discrimination, c’est de l’islamophobie.

Parce que si c’était volontaire, si exhiber le voile reflétait la libre décision d’adhérer à une secte proclamant que la vision des cheveux d’une femme incite les hommes à la violer – et que c’est pour ça qu’elle doit les voiler puisqu’on ne peut pas exiger des hommes qu’ils contrôlent leurs pulsions de violeurs (ne riez pas : c’est l’explication théologique officielle) – alors dire à une convertie voilée que l’on abhorre son idéologie ne serait pas un délit, ce ne serait pas pire que de crier quelques insultes à des Témoins de Jéhovah quand ils sonnent à ta porte. Car on n’appelle pas cela de la christianophobie.

S’il s’agissait d’une décision volontaire, et non d’un commandement divin s’imposant à toute femme née musulmane et d’application automatique et obligatoire, le port du voile tomberait dans la catégorie des idéologies et ferait comme tel partie du débat public, avec défenseurs et détracteurs. Porter un badge avec la faucille et le marteau est aussi légal, comme agiter le drapeau de la CNT, se coudre le drapeau espagnol pré-constitutionnel sur la manche, se tatouer une croix gammée, défiler sous les insignes de la Légion du Christ ou accrocher le drapeau catalan à son balcon.

Et, au vu de ce qui se publie chaque jour dans la presse espagnole, il est tout aussi légal de traiter les communistes de poubelles ou de brûleurs d’Église, les syndicalistes de beaufs et de fanfarons, Franco d’assassin de masse, les nazis de génocidaires, les évêques de complices des pédophiles et les indépendantistes catalans de connards. Si attribuer un tel adjectif à quelqu’un peut être une injure, dénigrer une idéologie ne l’est pas. Il n’y a pas de délit de christianophobie, de communistophobie, d’anarchistophobie, de phalangistophobie, de naziphobie. Il y a bien judéophobie, appelée antisémitisme et assimilée au racisme grâce à la confusion séculaire entre la religion juive et l’ethnie ashkénaze.

Les idéologies n’ont pas de protection juridique. Elles peuvent être promues, défendues, critiquées, disqualifiées. C’est une dimension essentielle du débat démocratique et de la liberté d’expression.

Et s’il est légal d’exiger des employés d’un commerce et des fonctionnaires qu’ils n’exhibent pas leurs idéologies aux heures de travail, on peut tout autant rejeter le port du voile. Oui : c’est légal. La Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg a soutenu en 2004 (Leyla Sahin vs. Turquie) la décision du ministère turc de la santé – décision contestée par une étudiante turque élevée en Autriche – d’imposer aux étudiantes en stage un uniforme sans hidjab. L’État turc rejeta la prétention selon laquelle le Coran imposerait le voile et nia que l’exclure de l’espace professionnel ou éducatif soit une discrimination. Ce que la plaignante voulait imposer, c’était définir le fait de ne pas permettre de différencier visuellement les croyants des infidèles comme constitutif de discrimination.

C’est pour cela que la finalité de la campagne « contre l’islamophobie » n’est pas – contrairement à ce que croient les suprématistes chrétiens – de soumettre l’Europe par les lois islamiques : sa finalité est d’y soumettre toute personne née musulmane. Les victimes de la campagne « contre l’islamophobie » ne sont pas les femmes européennes : ce sont les musulmanes.

Parce que l’on prétend inscrire dans la conscience collective que l’hidjab est une partie indispensable à toute femme musulmane, que couvrir les femmes et les distinguer de la masse des non croyantes, les impures, est un « droit humain ». Et que cette idéologie islamiste moderne, qui a usurpé le nom d’une religion ancienne et diverse, doit être blindée juridiquement contre toute critique rationnelle.

Si le rejet suscité par le port de l’hidjab est inclus dans le rapport sur « l’islamophobie », c’est parce que ses promoteurs rejettent la jurisprudence de la plus haute institution des Droits de l’Homme en Europe, et placent au dessus de la Loi les fatwas de quelques cheiks islamistes qui ont leur préférence.

Vous me direz que je suis obsédé : nous parlons de l’Islam et je ne cesse de ramener sur le tapis ce maudit foulard. Mais ce n’est pas de mon fait : voyez le site web de « Twist islamophobie », financée et diffusée par la fondation FUNCI et la banque La Caixa. En une ? « Toutes voilées » : une exhortation à toutes les femmes à porter durant un jour le voile islamique pour protester… contre les laïques appelant au boycott des marques qui le vendent ! Autrement dit, le port du voile comme campagne de soutien aux entreprises qui cherchent à faire de l’argent avec la « mode islamique ». Parce que « les différences additionnent ».

Dommage que ce slogan sur les différences ne soit pas valable pour les pays qui ont l’Islam comme religion officielle, et où le même voile s’impose par la loi ou par une énorme pression sociale. Ni la FUNCI, ni aucune autre organisation musulmane d’Espagne n’a jamais demandé que toutes les musulmanes enlèvent leur voile durant une journée pour défendre le droit des musulmanes à ne pas le porter si elles ne le veulent pas. Jamais, qu’à Dieu ne plaise.

Le même site web met en avant une vidéo traitant de « dix mensonges à propos de l’Islam », compilation des plus énormes stupidités diffusées aux USA : pour combattre l’islamophobie, il faut bien entendu d’abord la diffuser. Le point 5 est intéressant : « on vous a dit que l’État islamique Daesh représente l’Islam, mais c’est totalement faux ». Je suis totalement d’accord. Ça fait dix ans que je le dis (« Confondre les communiqués de Daesh et ses semblables avec l’Islam, c’est confondre la tuerie de Waco avec une messe dominicale et confondre David Koresh avec Jean-Paul II »).

Mais les dogmes de Daesh sont ceux de l’Arabie saoudite, ceux qui sont enseignés dans la mosquée de la M30 ; on ne peut pas les distinguer, si ce n’est par le fait que Daesh pose des bombes et pas le gouvernement saoudien.

Les attentats : c’est tout ce qui dérange les dirigeants musulmans espagnols dans Daesh ? Si ce n’est pas le cas, si la FUNCI et les organisations semblables, outre qu’elles rejettent la violence, sont en désaccord avec l’idéologie de Daesh, j’espère qu’elles feront preuve de cohérence et déclareront que la religion officielle d’Arabie saoudite, les autorités de Al Azhar et pratiquement tout ce qui se diffuse par internet aujourd’hui, que tout cela n’est en rien l’Islam. J’espère qu’ils cesseront de relayer le mensonge selon lequel Charlie Hebdo « vilipende et méprise l’Islam » et qu’ils soutiendront les efforts de ce magazine pour combattre une idéologie – celle de Daesh et d’Arabie saoudite – qui « ne représente absolument pas l’Islam ».

Mais, évidemment, si l’idéologie saoudienne ne représente pas l’Islam, alors l’attaque contre la mosquée de la M30 ne peut pas non plus être qualifiée d’islamophobe…