Jouer à se faire peur pour de mauvaises raisons
Donald Trump a le droit à sa seconde cérémonie d’investiture, sous les vivats des représentants du capitalisme américain, Musk et Zuckerberg en tête, ainsi que des franges les plus réactionnaires et excitées de la société étasunienne (les fameux « Maga »). Intrigante coalition des transhumanistes de la « Tech », longtemps pro-démocrates, et des minorités conservatrices. À écouter ou lire les commentateurs étrangers, tout va être bouleversé par ce mariage que l’on croyait improbable de la carpe et du lapin : l’économie, la politique, la société, le futur plus généralement, sont définitivement obérés par la grande catastrophe du 5 novembre 2024. Nous allons tout droit vers un putsch fasciste version assaut du Capitole le retour…
Une élection moins triomphale qu’il n’y paraît
Certains psychiatres viennent au chevet de la politique étasunienne : qu’est-ce qui peut bien fasciner chez les Américains – entendu : tous les Américains – un sale type comme Donald Trump ? Serait-ce là un énième épisode de la psychologie des foules subjuguées par un démagogue sans scrupules ?
Commençons par dégonfler la baudruche psychologisante pour aller vers la réalité « matérielle », diraient les marxistes. Non, les Américains n’ont pas voté unanimement pour un fasciste. Trump a remporté 31 % des suffrages des inscrits, catégorie qui ne prend pas en compte les non ou mal-inscrits sur les listes électorales, lesquels sont, parions-le, légion. Une approximation nous amènerait à ce constat : environ les trois quarts du corps électoral américain potentiel n’ont PAS voté Trump, soit qu’ils ne sont pas inscrits, soit qu’ils se sont abstenus (37 % des inscrits), soit qu’ils ont voté Harris (75 millions contre 77 environ pour Trump). De plus si l’on suit la sociologie électorale, beaucoup ont voté Trump non pour Trump, mais parce qu’il était le candidat du parti Républicain, marque politique déposée depuis 200 ans.
Il n’y a donc aucune unanimité en faveur du candidat aux cheveux jaunes et c’est sa première contrainte, toute politique : une grande partie du corps électoral américain lui est au mieux indifférent, au pire hostile. Ce n’est pas Trump qui a gagné, mais le parti démocrate et sa candidate Harris qui ont perdu, faute de mobiliser l’électorat populaire et une partie des « minorités » : 10 millions de voix perdues par rapport à Biden, ce n’est pas rien et cela devrait pousser les démocrates à faire leur aggiornamento (on peut toujours rêver).
Une domination institutionnelle, mais pas dans la société
Cependant, nul doute que l’entrée en fonctions de Trump va participer d’un regain d’hystérisation du débat politique américain, dont le « centre de gravité » est, depuis trois décennies maintenant, « off the center », c’est-à-dire de plus en plus éloigné du centre, pour reprendre le titre d’un ouvrage de deux politistes américains. La victoire ne se joue plus sur la conquête de « l’électeur médian », mais, au contraire, sur la mobilisation des franges les plus radicalisées de chacun des deux camps. Les médias pro-démocrates vont donc s’en donner à cœur – chœur – joie contre l’infâme président, lequel dispose toutefois d’un atout maître, à savoir la majorité au Congrès, Sénat et Chambre des représentants confondus. Le « check and balance » – le système de contre-pouvoirs – américain en a pris un coup dans l’aile, d’autant que Trump a aussi l’avantage d’une Cour Suprême conservatrice.
Trump bénéficie donc des soutiens du capital, d’une frange minoritaire de l’électorat et des principales institutions judiciaires et politiques. C’est déjà beaucoup, mais pas au point de conférer tous les pouvoirs dans les faits.
Les contraintes du déclin américain
Car son action sera d’autant plus contrainte que, comme l’a bien montré Emmanuel Todd, l’économie et la puissance américaines sont sérieusement entamées(1)Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris Seuil, 2024. Voir aussi Peter Turchin, Le chaos qui vient, Paris, Cherche midi, 2024 et l’interview récente de l’économiste de renom Joseph Stiglitz au site ELUCID : https://www.youtube.com/watch?v=fbiYidRMriw&t=28s.. Si l’on déflate le PIB américain des secteurs hypertrophiés de la finance, du droit et de la santé, l’empire américain a nettement moins fière allure. Malgré le drainage des cerveaux « fabriqués » dans d’autres pays, le niveau éducatif général baisse comme l’espérance de vie. L’industrie US se porte aussi bien que l’industrie française, c’est-à-dire mal. Les géants de la « Tech » sont l’arbre qui cache… les troènes comme Boeing.
On en prendra deux symptômes : les États-Unis n’ont pas réussi à fournir à l’Ukraine les armes promises ; si le parti républicain se porte relativement bien, c’est en raison du fait qu’il canalise le mécontentement des classes laborieuses face à la pauvreté et aux inégalités qui augmentent de façon indécente. La campagne de Donald Trump avait d’ailleurs parfaitement tiré les conclusions du déclin américain : le temps est venu d’« America First » et du « Make America Great Again », mettant ainsi des mots sur l’anxiété du bas de l’échelle sociale. Il a attiré une partie de l’électorat grâce à un discours agressif, vis-à-vis de l’extérieur, mais pas sur le mode belliciste qui est devenu la marque de fabrique des Démocrates, plutôt sur le versant économique, visant bien entendu la Chine, mais aussi et surtout les vassaux européens. Nombre d’Étatsuniens sont en demande de protection sur le plan économique, tandis qu’ils sont lassés de l’interventionnisme militaire sur des théâtres d’opérations souvent inconnus d’eux. Peu seraient capables de placer sur une carte l’Ukraine, quand le Proche-Orient est, pour eux, lointain. En revanche, ils sont bien plus à l’aise avec les ressources naturelles du Groenland (alors même que le Danemark est un des plus solides alliés et relais du pays !), le Canada et le canal de Panama… Alors qu’ils n’étaient pas encore en fonction, Trump et son âme damnée Musk montraient déjà les dents en faisant comprendre aux « partenaires » que le temps des accommodements était terminé.
Vers le pillage des économies des vassaux européens de l’empire américain ?
Est-ce à dire que les États-Unis sont capables d’annexer le Canada et d’envahir le Groenland ? Certains pensent ce scénario possible. Pour notre part, nous pensons davantage qu’il s’agit de coups de bluff de la part de celui qui se fait passer comme le grand maître de « l’art du deal ». Cependant, Vladimir Poutine avait raison lorsqu’il déclarait dans ses entretiens avec Oliver Stone que « les États-Unis n’ont pas d’alliés, ils n’ont que des vassaux ». Entre le pillage, via l’espionnage à grande échelle mis au service de leurs propres fins économiques (souvenons-nous du dépeçage d’Alstom), l’extraterritorialité du droit américain et l’abandon en rase campagne des pays qu’ils avaient pourtant entraîné dans des guerres civiles ou extérieures (Irak, Libye, Afghanistan, Ukraine), il faut être un atlantiste croyant et pratiquant pour faire confiance à l’Oncle Sam.
Malgré les déclarations de guerre potentielles au Danemark et au Canada, c’est d’abord l’Union européenne qui tremble. Face au souhait de faire payer leur écot aux membres de l’OTAN, la menace d’un désengagement militaire isolationniste et, surtout, une politique protectionniste agressive, il faut bien avouer qu’il y a de quoi avoir peur. Les pays comme l’Allemagne qui comptaient sur les États-Unis pour leur défense sont Gros-Jean Comme devant, avec en prime la remise en cause de leur mercantilisme du fait de la hausse des tarifs douaniers. Le géant économique allemand est en train de rapetisser à la vitesse grand V.
Plus globalement, l’Union européenne est prise en étau entre les deux puissances américaine et chinoise et son réveil est bien trop tardif, attachée qu’elle est au libre-échange doctrinaire et au dogme de la « mondialisation heureuse ». Quand Emmanuel Macron déclare dans ses vœux télévisés que « l’Europe doit être moins naïve », on se pince ! Après tout, Trump fait un second tour de piste et l’on savait à quoi s’attendre, d’autant plus que l’administration Biden avait très largement repris la politique protectionniste de son prédécesseur. Avant Trump, sous Obama donc, Hollande et Merkel ont pu découvrir que leur téléphone personnel était écouté par les grandes oreilles américaines… Au fond, Trump 2 s’inscrit dans la continuité de la politique commerciale agressive de ses prédécesseurs. En attendant, ce sont bien les citoyens européens qui vont payer la note et l’on va voir que « l’union » est bien peu unie face aux sauve-qui-peut nationaux.
Trump vs le « Deep State »
Sur le plan intérieur, Trump ne s’en cache pas : il est un ultra-libéral et Musk carrément un libertarien(2)https://fr.wikipedia.org/wiki/Libertarianisme.. Sus à la bureaucratie fédérale(3)Le Deep State renvoie à l’ « État profond », c’est-à-dire à l’inertie des communautés d’intérêts et d’experts en charge de telle ou telle politique publique. ! Toutefois, les politistes savent que les discours va-t’en guerre contre « l’État profond » tant honni par Trump ne se traduisent jamais véritablement dans les faits, du moins pas avec l’ampleur annoncée. Les coupes budgétaires et les réductions de personnels sont souvent « incrémentales ». Même Reagan, élu en 1980 sur un programme de ce type, a dû en rabattre sur ses ambitions… Pour le reste, il risque de n’y avoir guère de surprise : la politique ploutocratique va continuer, creusant encore des inégalités devenues abyssales et insoutenables sur les plans social, sanitaire et politique (de telles inégalités corrodent forcément les institutions démocratiques). Mais ici, point de rupture non plus ; sous l’administration Biden la pauvreté a continué de s’étendre ainsi que le site ELUCID l’a documentée : « Pour les soutiens de Biden qui se rengorgeaient d’indicateurs économiques à faire pâlir de jalousie les « élites politiques » du monde entier, la victoire de Trump est une douche froide. Pourtant, un marché boursier en plein essor, une croissance annuelle du PIB à 2,5 % et un taux de chômage proche de 4 % semblaient indiquer une bonne santé économique et dessiner un chemin tout tracé à Kamala Harris vers la Maison-Blanche. Mais une majorité d’Américains affichent un ressenti différent des indicateurs. Les deux tiers d’entre eux jugent l’état de l’économie « pas très bon » ou « mauvais » et plus de la moitié pensent que les États-Unis sont en récession. En réalité, si Harris n’a pas capitalisé sur ces supposés bons résultats économiques, c’est parce qu’ils masquent de profondes inégalités qui n’ont cessé de se creuser aux États-Unis. »(4)https://elucid.media/analyse-graphique/la-pretendue-reussite-economique-de-joe-biden-les-plus-pauvres-toujours-sacrifies. On a envie d’ajouter : par-delà les alternances politiques.
Plutôt la continuité que la rupture
En résumé, il faut s’attendre à beaucoup de continuités et moins à des ruptures franches, tant les politiques menées par les deux partis sont devenues proches, ce qui les pousse à surenchérir verbalement en devenant chacun leur propre caricature. Reste en effet le « style Trump » qui focalise tant l’attention des observateurs étrangers, avec cette fois-ci l’adjonction de celui de Musk, encore plus « disruptif ». Mais la rhétorique de la provocation est une chose, les actes en sont une autre. Trump risque fort d’être rattrapé par la réalité, à commencer par la gestion de la défaite occidentale en Ukraine.
Notes de bas de page
↑1 | Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris Seuil, 2024. Voir aussi Peter Turchin, Le chaos qui vient, Paris, Cherche midi, 2024 et l’interview récente de l’économiste de renom Joseph Stiglitz au site ELUCID : https://www.youtube.com/watch?v=fbiYidRMriw&t=28s. |
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↑2 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Libertarianisme. |
↑3 | Le Deep State renvoie à l’ « État profond », c’est-à-dire à l’inertie des communautés d’intérêts et d’experts en charge de telle ou telle politique publique. |
↑4 | https://elucid.media/analyse-graphique/la-pretendue-reussite-economique-de-joe-biden-les-plus-pauvres-toujours-sacrifies. |