Penser et faire avec le monde tel qu’il est
Invité, mercredi dernier, à la matinale de France Culture, l’ancien ministre des Affaires étrangères et spécialiste de géopolitique, Hubert Védrine, se voyait rappeler par Guillaume Erner qu’il faisait partie de l’école dite néoréaliste des relations internationales. Ne le niant pas, il a précisé derechef qu’il était moins pour la Realpolitik que contre l’Irréalpolitik, celle qui passe la réalité au tamis de la morale occidentalocentrée, au risque de ne plus rien comprendre à la marche du monde, voire d’emprunter des voies contre-productives. Son message est simple : il faut prendre le monde tel qu’il est, chaotique, violent, divers, avec ses chocs d’intérêts et non pas tel qu’on aimerait qu’il soit. À cet égard, le premier mois de l’administration Trump II a secoué tous les commentateurs patentés pour qui le monde se sépare en deux : nous, les Occidentaux, les gentils, d’un côté, les méchants autocrates ou dictateurs de l’autre. Manque de chance : le bizarre et l’incompréhensible ont surgi au cœur de l’empire, car l’Occident est bien, ou était, nous allons y revenir, un empire avec un centre, les États-Unis, et une périphérie, l’Europe. Où Trump en apprend autant sur les États-Unis que sur nous-mêmes, Européens. Il nous tend un miroir.
Au-delà de la mise en scène politique de la « rupture »
Nous avions, dans un précédent billet, évoqué les continuités et les ruptures qu’il convenait d’attendre du retour de Trump à la Maison-Blanche. Bien évidemment, pour une nouvelle administration, l’urgence des premiers mois est de mettre en scène les ruptures. Pour sûr, nous avons été servis, tant sur le fond que sur la forme, mais d’abord sur la forme. Les cérémonies qui ont entouré l’investiture du milliardaire relevaient, pour un Français, de l’hallucination : l’affichage ostentatoire de la collusion du pouvoir politique et du pouvoir économique, la mise en scène de la signature de dizaines de décrets, des discours de Trump en roue libre, le salut nazi d’un Musk surexcité et dont on peut douter de la santé mentale, n’en jetez plus ! Cela étant dit, les annonces de Trump ne furent pas si surprenantes, tant elles ont comblé les attentes de sa base : protectionnisme et mercantilisme, agressivité en matière de politique migratoire avec le renvoi de milliers de migrants en situation irrégulière ou considérés comme indésirables et, comme attendue, une offensive déterminée contre ce que l’on appelle le « wokisme », avec le démantèlement de l’industrie de la « diversité, l’équité et de l’inclusion » (DEI). Voir rappeler par un Président lors de son discours d’investiture qu’il n’existe que deux sexes fut cocasse, car cela cadrait mal avec la solennité du moment ! Tout fut d’ailleurs du même tonneau, et on a réalisé que Trump était resté fidèle à lui-même lorsqu’il a prononcé un discours-fleuve et fantasque, pour ne pas dire incohérent, alors qu’il rejoignait ses plus fervents supporters dans une salle avoisinante du Capitole.
Trump, symptôme de l’anxiété étatsunienne
Seulement, voilà : Trump a été élu par 77 millions d’Étatsuniens, parmi lesquels beaucoup de femmes, malgré son machisme et son sexisme assumés, et des proportions importantes d’électeurs issus des minorités ethniques, en particulier hispaniques (mais aussi 20 % d’Afro-Américains), malgré son anti-wokisme enragé. Les Européens ne veulent pas comprendre, ou ne peuvent pas comprendre qu’un tel énergumène soit à la tête, pour la seconde fois, du pays le plus puissant de la planète, même s’il est en passe d’être supplanté par la Chine. Une fois, cela pouvait être un malencontreux malentendu. Mais deux fois, il y a récidive, pour parler comme Michael Föessel. Le phénomène Trump nous dit beaucoup de choses sur le doute et l’anxiété qui ont saisi la société étasunienne.
De quoi Trump est-il le nom, si on laisse de côté la dimension clownesque du personnage ? De l’angoisse du déclin dont Trump ne cesse de répéter qu’il va l’enrayer pour « Make America Great Again ». À cet égard, la période actuelle n’est pas si différente de celle des États-Unis des années 1960-1970, où l’actualité domestique tragique (assassinats de figures de premier plan comme Robert Kennedy ou Martin Luther King, émeutes « raciales », etc.) le disputait, en politique étrangère, à la concurrence japonaise et européenne et au retrait piteux du Vietnam. À l’époque, déjà, les États-Unis doutaient de la solidité de son « way of life ». Elle a porté à la présidence un acteur de Western, Ronald Reagan, sur la base d’un programme de rupture qui n’était pas si différent de celui de Trump. Il fallait là aussi déréguler l’économie, débureaucratiser l’État fédéral, adopter une posture résolument agressive à l’égard des concurrents de la puissance américaine. Certes, l’ancien cow-boy avait une autre tenue que Trump une fois élu. Reagan s’est présidentialisé, là où Donald « trumpise » la fonction avec son lot d’incongruités, de logorrhées, de déclarations fracassantes, qui sur le nouveau golfe « d’Amérique » (avec une carte fièrement affichée dans le bureau ovale), qui sur le Groenland, qui sur le Canada, qui sur la « déwokisation » de la science, qui sur la persécution de ceux qui l’avaient, de son point de vue, persécuté sur le plan judiciaire…
Un promoteur immobilier à la Maison-Blanche
Sur le style donc, la rupture avec Joe Biden est pleinement assumée et on peut dire que l’on en a pour notre argent ! Mais, sur le fond, la rupture est-elle aussi nette ? Rien n’est moins sûr. Laissons de côté les ambitions pro-business en matière de politique économique interne, autel sur lequel est sacrifiée toute ambition environnementale. C’est un point de passage obligé de toute administration étatsunienne, mais il est avec Trump poussé à un point d’incandescence rarement atteint (« Forez, forez, forez » ou en anglais « drill, baby, drill ! ). « It’s the economy, stupid ! » avait lancé un jour Bill Clinton à l’un de ses conseillers. Aux États-Unis, on ne plaisante pas avec la prospérité et son double maléfique, le chômage.
Concentrons-nous sur la politique étrangère au sens large. La rupture devient moins franche. En matière commerciale, il nous faut rappeler que Joe Biden avait fait passer une loi de « réduction de l’inflation » (IRA) très agressive envers les « partenaires » européens qui n’avaient pas fait mystère de leurs inquiétudes(1)Lire ici : https://www.vie-publique.fr/en-bref/292447-loi-americaine-sur-la-reduction-de-linflation-les-inquietudes-de-lue.. En fait, le protectionnisme avait déjà commencé sous l’administration Obama qui, lui, avait clairement rompu avec le dogme du libre-échange doctrinaire d’un Bill Clinton qui a fait du parti démocrate un parti au néolibéralisme fièrement affiché, ce que ne lui ont pas pardonné les classes populaires : elles ont assisté à la délocalisation de leurs emplois industriels. On l’a déjà dit, mais on le répète, les causes de la défaite de Hillary Clinton, puis celle de Kamala Harris, sont à rechercher d’abord dans cette grande rupture ou, plutôt, ce grand divorce entre ce qui fut jadis le parti de la « fierté ouvrière » et les classes populaires américaines. Le livre autobiographique du vice-président J. D. Vance, dans lequel il raconte sa vie de misère dans les Appalaches puis dans l’Ohio, doit être impérativement lu pour comprendre les ressorts sociologiques du trumpisme(2)On pourra aussi regarder le film tiré de l’ouvrage Hillbilly Elegie sur une plateforme américaine bien connue, dont le titre français est Une Ode américaine..
L’accélération du pivot américain vers la zone indopacifique
Sur le plan géopolitique, la rupture n’est pas non plus évidente. Les États-Unis continuent de pivoter vers la zone indopacifique pour affronter leur véritable rival, la Chine, aux dépens de la « vieille Europe ». Un célèbre politiste américain, Graham Allison, qui avait fait une remarquable analyse de la crise des missiles de Cuba et dont l’ouvrage, The Essence of decision, est devenu un classique de la science politique mondiale, parle de « piège de Thucydide » pour désigner la situation où une puissance en déclin – et les États-Unis connaissent un déclin incontestable, comme l’a montré dans son récent ouvrage Emmanuel Todd – doit affronter une puissance montante, ici la Chine. L’empire en perte de vitesse est alors tenté par une politique de plus en plus agressive, sinon belliqueuse, qui peut mener possiblement à un affrontement direct (et dont l’enjeu pourrait être ici Taïwan).
Clairement, et même si certains lecteurs n’apprécient pas le terme, les « vassaux » européens ne sont plus une priorité : « débrouillez-vous pour régler vos problèmes », a dit en substance J.D. Vance lors de sa tournée européenne ; ce qui ne manque pas de culot lorsque l’on connaît le rôle décisif qu’ont joué les États-Unis dans le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il était évident que Poutine n’allait pas accepter de se faire encercler par l’OTAN, et ce, en dépit des promesses avérées des États-Unis de ne pas étendre cette dernière vers l’Est, en particulier l’Ukraine, sujet hautement sensible et inflammable pour les Russes (rappelons qu’à part Staline, qui était géorgien, tous les chefs du PCUS étaient ukrainiens).
L’Union européenne a perdu son Nord
L’accélération du pivot étatsunien vers le Pacifique fait apparaître l’Union européenne pour ce qu’elle est : une simple zone de libre-échange ouverte aux quatre vents et (géo)politiquement impuissante.
C’est ici que Trump et Vance jouent le rôle de révélateur au sens photographique du terme. En Europe, les journalistes et autres experts patentés sont médusés, interloqués et sont en proie à la panique : « C’est impensable que le grand frère américain nous laisse seuls face à la menace russe ! » s’écrient-ils. C’est que l’accélération du pivot étatsunien vers le Pacifique fait apparaître l’Union européenne pour ce qu’elle est : une simple zone de libre-échange ouverte aux quatre vents et (géo)politiquement impuissante. Elle est en outre tiraillée par des forces contraires, certains pays étant des atlantistes ataviques, et ses deux moteurs, la France et l’Allemagne, sont en panne, minés qu’ils sont par la malfaçon ordolibérale pour parler comme Frédéric Lordon.
Alors, oui, les « observateurs » sont très inquiets et ont raison de l’être : sans les États-Unis, pire, avec des États-Unis devenus des « partenaires » commercialement agressifs, l’Union européenne semble bien peu unie malgré les déclarations lénifiantes et les sommets où il ne se décide rien de sérieux. Tout au plus, les Allemands commencent à envisager de relâcher la contrainte des 3 % de déficit budgétaire et de procéder à un endettement commun pour augmenter les dépenses militaires des pays membres sans saccager le reste de l’économie et de l’État social. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Il faudrait au demeurant ne pas grossir la menace russe : la Russie, ce sont bientôt 133 millions d’habitants et 72 milliards de dollars de dépenses militaires annuelles, là où l’Europe compte 450 millions d’habitants et, si l’on fait la somme des dépenses militaires de la Grande-Bretagne (qui, malgré le Brexit, n’a pas dérivé !), de la France et de l’Allemagne (sans compter les autres pays donc), on atteint 187 milliards de dollars. On imagine mal les régiments russes, épuisés par trois ans de guerre, déferler sur le reste de l’Europe pour l’occuper ! Il est vrai que la panique actuelle ne facilite guère une observation froide de la situation, à la façon d’un Hubert Védrine, d’un Dominique de Villepin ou d’un Emmanuel Todd.
I want my money back !
Reste à évoquer le Moyen-Orient où l’idée de faire de Gaza une nouvelle Riviera, démontre à la fois le côté grotesque du personnage Trump, mais aussi sa vision économiciste et transactionnaliste de la politique. Trump n’est jamais qu’un bétonneur et un promoteur immobilier, même s’il apparaît fantasque et souvent délirant. Comprendre Trump, c’est d’abord essayer de voir le monde à travers ses yeux. La tâche est ardue, on le concède. Mais ce qu’il dit et fait a du sens si on le rapporte d’une part à la continuité de la politique étatsunienne du premier tiers XXIe siècle et d’autre part à son habitus d’homme d’affaires. Margaret Thatcher, fille d’épiciers elle (sans connotation péjorative), avait coutume de lancer à la figure des représentants de l’Union européenne « I want my money back ! », « rendez-moi mon argent ! ». Au fond, Trump ne dit pas autre chose. Économiser de l’argent qu’il juge gaspillé et en faire, voilà tout ce qui compte pour lui. La morale, l’intérêt général sont l’apanage des faibles. En cela, il est bien un phénomène étatsunien, phénomène dans tous les sens du terme.
Notes de bas de page
↑1 | Lire ici : https://www.vie-publique.fr/en-bref/292447-loi-americaine-sur-la-reduction-de-linflation-les-inquietudes-de-lue. |
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↑2 | On pourra aussi regarder le film tiré de l’ouvrage Hillbilly Elegie sur une plateforme américaine bien connue, dont le titre français est Une Ode américaine. |