Guerre Russie-Ukraine (seconde partie) : LA GUERRE D’USURE TOURNE À L’AVANTAGE DU KREMLIN 

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Comme nous l’avions analysé au mois de décembre dans la première partie de cet article, la guerre d’usure qui dure depuis presque deux ans place l’Ukraine dans une impasse stratégique.

Pour son ennemi, la situation est quasiment inverse. Après une entame de guerre calamiteuse, la Russie semble avoir surmonté la situation et se met en position offensive sur l’ensemble du front. En fait, ce retournement était prévisible. La guerre d’usure use d’abord la nation la moins nombreuse en population et la plus faible sur le plan économique et industriel. L’Ukraine et l’OTAN misaient sur un rapide effondrement de la Russie de Poutine, militaire ou politique… ou les deux à la fois. Or il n’en fut rien, car pour surmonter le défi, la Russie a connu une véritable révolution, sans pour cela changer de régime politique.

Le capitalisme russe a changé de peau

Ce qui vient de se passer en 2022 et 2023 est une expérience inédite. La question était posée depuis longtemps, mais simplement de manière théorique : une nation moderne pouvait-elle sortir vivante d’une exclusion du capitalisme financier mondialisé ? Aucun pays du monde développé ne tenta l’expérience par volonté politique directe dans les trente dernières années, tant cette direction semblait suicidaire. Souvenons-nous des débats en Europe au moment de la crise grecque en 2015. Bien sûr, la Grèce et la Russie ne sont pas de tailles comparables, ni en superficie, ni en ressources, ni en population. Mais à l’époque la simple menace de sanctions économiques effrayait et paralysait la direction radicale de Syriza au pouvoir à Athènes. Toutes les forces politiques des États de l’OCDE semblaient tétanisées par la menace éventuelle de sanctions économiques et financières de « l’Empire américain » et de ses alliés. Or, une expérience « passive » vient de se dérouler sous nos yeux : la Russie a été exclue du monde financier dirigé par l’Occident sans provoquer son effondrement. Bien mieux, il semble même que le pays sorte renforcé sur le plan stratégique à moyen et long terme.

Pourtant, la Russie de Poutine partait dans cette aventure en étant handicapée, en raison de l’héritage du désastre des « années Eltsine » après la chute de l’URSS.  Au début des années 90, les « Chicago boys » ultra-libéraux américains qui conseillaient le président de l’époque, toujours entre deux beuveries, avaient profilé un capitalisme de prédation absolue sur ordre de Washington. Ce système mortifère mêlait désastre économique, vol des biens publics et constitution d’une mafia d’oligarques milliardaires, agents directs de l’Occident capitaliste. En fait, ce nouveau capitalisme oligarchique russe « singeait » en quelque sorte sa version occidentale, sans son dynamisme entrepreneurial, et plus particulièrement le capitalisme américain dans ses pires aspects de spoliations. Signalons qu’une partie substantielle des avoirs des nouveaux milliardaires russes étaient placés sur des comptes bancaires dans des « paradis fiscaux », contrôlés par la City de Londres.

Pourtant, progressivement au cours des années 2000 et 2010, Poutine a repris un certain pouvoir sur l’oligarchie. Cette reprise en main a été le résultat d’un délicat compromis entre la bureaucratie d’État et les principaux oligarques avec un rapport de force tangent. Le déclenchement de l’offensive contre l’Ukraine le 24 février 2022 a tout bouleversé. Une guerre interne terrible a liquidé en grande partie cette mafia économique et lui a supprimé tout pouvoir politique. Poutine domine maintenant le capitalisme d’État russe.

Tel Al Capone, Poutine a ordonné « la tuerie de la Saint-Valentin » des oligarques

Le calcul des pays de l’OTAN était clair : en imposant des sanctions financières, en gelant les avoirs des milliardaires russes et en coupant les liaisons financières considérées comme vitales (par exemple le réseau SWIFT), une partie substantielle du capitalisme allait obligatoirement s’opposer au maître du Kremlin pour préserver ses intérêts parasitaires. Or, en fin tacticien, Poutine a pris les devants pour éviter d’être confronté à une coalition oligarchique mettant son régime autoritaire en péril. L’ancien officier du KGB n’a pas hésité une seconde : il a tout simplement ordonné le massacre systématique des oligarques qui risquaient de se retourner contre lui. Pour la seule année 2022, pas moins de quatorze d’entre eux, de premier plan, ont perdu la vie(1) https://www.france24.com/fr/europe/20221229-suicide-noyade-venin-de-crapaud-les-morts-mystérieuses-de-14-oligarques-russes .

Empoisonnement, « suicide », chutes de terrasses d’appartements et massacre en règle des familles des cibles désignées, bref les moyens les plus sanguinaires furent employés pour liquider une éventuelle opposition oligarchique. La terreur a fait son œuvre, les quelques survivants en délicatesse avec le Kremlin soit ont fait une totale allégeance à Poutine, soit se sont enfuis comme ils ont pu avec les quelques monnaies rassemblées à la hâte. Fin 2022, le capitalisme oligarchique russe, hérité des « Chicago boys », n’existait plus.

La mise en place en Russie d’un « capitalisme à la chinoise »

Les dés étaient jetés : la mise en place d’une économie de guerre sous l’organisation d’un complexe militaro-industriel se ferait donc sur une nouvelle base. Une sorte de capitalisme d’État « à la chinoise » a supplanté le capitalisme oligarchique en place à Moscou depuis une trentaine d’années. Certains penseurs économiques parlent de l’établissement d’un capitalisme mercantile. Telles la France et l’Angleterre construisant leur capitalisme respectif par la guerre permanente dirigée par un pouvoir autoritaire sur presque cent ans (de Louis XIV à Napoléon pour la France), la Russie bâtirait son capitalisme original par la guerre avec l’OTAN. Si l’argument est intéressant, il doit être nuancé par l’influence et l’hégémonie idéologique du capitalisme chinois que le Parti communiste a mis en place à Pékin. Il est de notoriété publique que Poutine et Xi Jinping s’entendent parfaitement et développent une certaine complicité, voilà pour la petite histoire. Mais l’essentiel est ailleurs : le seul modèle réellement alternatif au capitalisme financier mondialisé, si l’on se place du seul point de vue capitaliste, c’est le capitalisme chinois qui forme une entité économique vraiment indépendante capable d’imposer un rapport de force à la puissance américaine. Donc, Poutine façonne sa réorientation économique à la sauce pékinoise, c’est-à-dire, avec pour centre une bureaucratie d’État contrôlant une économie de guerre concentrée sur la production d’armement.

Cette correspondance de modèle de développement se traduit en premier lieu par une coopération économique inédite entre les deux pays. Pour les onze premiers mois de 2023, le commerce sino-russe se chiffre à 218,2 milliards de dollars, dépassant l’objectif annoncé de 200 milliards de dollars d’ici la fin de 2024. Le commerce entre janvier et novembre 2023 a atteint le double du volume de 2019 qui était de 108,3 milliards de dollars, qui représentait déjà une augmentation de 24,5 % par rapport à 2017. Poutine a orienté son pays dans une alliance stratégique avec la Chine. La nouvelle bourgeoisie d’État russe doit miser maintenant sur le commerce avec Pékin ou disparaître. Car l’Occident n’est plus une source d’enrichissement pour la caste d’État à Moscou.

La production d’armes à plein régime

Après le désastre militaire de l’armée russe devant Kiev en février et mars 2022, l’arme blindée a perdu plus de 3500 chars d’assaut et autres véhicules de transport de troupes. Or la Russie de 2022 était seulement en capacité — d’après les services de renseignement occidentaux — de produire ou de moderniser 380 chars par an. La défaite de l’hiver 2022 aurait dû être fatale puisque la Russie ne disposait en tout et pour tout que de 5000 chars de tous les modèles, y compris de T 54 qui, comme son nom l’indique, datent du début des années 50. Or, très rapidement fin 2022 et début 2023, les chaînes de production des blindés se sont mises en fonctionnement à grande échelle pour produire les T 90, encore assez récents et même des T 14 Armata de dernière génération. Visiblement, les immenses réserves en matières premières, les « Kombinats » d’industrie lourde, les usines métallurgiques et mécaniques ont réussi à se coordonner pour assurer la chaîne de production jusqu’à la sortie des véhicules à chenilles. Il faut constater également que Moscou a relevé le défi « high-tech » ou de la haute technologie. En effet, l’OTAN misait beaucoup sur la pénurie, grâce à un embargo strict, de composants électroniques, en particulier de « puces », des semi-conducteurs. Manifestement, la Russie les fabrique ou, à défaut, la Chine lui fournit ces composants essentiels.

Il en va de même pour les autres productions d’armes, canons, missiles, drones. Seule l’aviation semble encore souffrir d’un déficit de fabrications de modèles de dernière génération comme les SU 35 S. Toutefois, la suprématie de Moscou dans les airs est encore presque absolue. Notons d’ailleurs que le conflit en Ukraine n’est pas une guerre aérienne. L’aviation n’est qu’un soutien aux combats au sol.

Par contre, la production de missiles semble également se développer côté russe, y compris celle des missiles de croisière ou des missiles hyper soniques, alors que l’OTAN estimait il y a encore six mois que les stocks russes étaient pratiquement épuisés. Ce n’est pas le cas : des débris de missiles explosés sur le sol ukrainien ont prouvé une fabrication en 2023.

Pas de rupture dans la fourniture d’obus et de bombes

Depuis l’avènement, au 20e siècle, de la guerre industrielle, le point essentiel pour vaincre à long terme est la capacité, ou non, de produire les munitions pour le champ de bataille. D’ailleurs, l’Ukraine appelle au secours périodiquement sur la question de pénurie de munitions en raison du défaut de fournitures de l’OTAN. Or, depuis plus d’un an, il s’agit essentiellement d’une guerre de position où un barrage de feu est indispensable quasiment en permanence. Cette réalité est d’autant plus importante lorsque se constituent des « chaudrons », c’est-à-dire des points de fixation avec menace d’encerclement, comme à Verdun en 1916, par exemple. Ce fut le cas en 2023 à Bakhmout et c’est une réalité, aujourd’hui, plus au sud à Avdiivka et à Marïnka. Dans ces confrontations, le « barrage de feu » fait la différence à moyenne échéance.

Or, pour assurer cette intensité du barrage d’artillerie, la Russie n’applique pas le modèle occidental de production d’obus et de « bombes intelligentes », c’est-à-dire « verrouillées » par guidage sur l’objectif. Le canon français CAESAR en est certainement le meilleur exemple. Ces munitions sont très chères et leur production demande du temps, car il ne s’agit pas d’une fabrication de masse. Par contre, celle de bombes et d’obus dits « stupides », c’est-à-dire sans guidage, est facile et peu coûteuse. Elle peut même être sous-traitée à d’autres pays comme la Corée du Nord ou l’Iran. Sur une ligne de front, l’intensité du barrage prime sur « l’intelligence » du guidage. Les bombes « stupides » sont en fait adaptées à la guerre d’usure qu’ont réussi à imposer les Russes en 2023.

La Russie rompt avec le modèle néo-libéral de la « privatisation » de la guerre

Le 23 et 24 juin derniers, les mercenaires russes de la société Wagner ont tenté un putsch en occupant le centre de commandement de la guerre en Ukraine à Rostov sur le Don, puis en marchant sur Moscou. Evgueni Prigojine, le « condottiere » de cette milice privée, faisait des rodomontades, en tenant des propos assez incohérents, s’abstenant tout de même de revendiquer le renversement de Poutine comme objectif. L’ancien maître d’hôtel devenu chef de guerre s’avéra incapable de mener à bien cette révolte mercenaire. Aucun régiment de l’armée régulière ne se rallia à l’insurrection. Les officiers supérieurs réussirent en grandeur nature le test de fidélité à Poutine. Quelques semaines après son soi-disant départ en exil en Biélorussie, le chef putschiste mourut, ainsi que toute la direction opérationnelle de Wagner, dans le curieux crash de son jet privé en territoire russe.

Cette rocambolesque aventure, assez incompréhensible, a pourtant eu une conséquence claire et concrète : la fin des sociétés privées de mercenaires sur le front ukrainien. Les « volontaires » de Wagner, souvent des repris de justice, furent contraints de s’engager sous contrat dans l’armée régulière. Cette normalisation du recrutement des combattants est en rupture avec la conception néo-libérale américaine, qui date de la seconde guerre d’Irak au début du siècle. Car, jusqu’à présent, les Russes « singeaient » aussi l’Occident sur le thème de la guerre privatisée. La présence américaine en Irak ou en Afghanistan, par exemple, fut marquée par une forte implication des sociétés privées américaines de mercenaires comme les officines Blackwater ou encore Mozart. À Kaboul, lors du départ précipité des Américains en 2021, il ne restait sur place qu’environ 7 000 hommes de troupe de l’armée régulière américaine et plus de 15 000 mercenaires des sociétés privées. Visiblement, la « privatisation de la guerre » ne donne pas de bons résultats !

Moscou a donc rompu avec cette manière de faire la guerre alors que Kiev est pour le moment dans l’incapacité de se débarrasser de ses dizaines de milliers de pseudo-volontaires étrangers, en fait des « chiens de guerre » venus des cinq continents.

Le temps joue en faveur de Poutine

Que nous réserve 2024 du côté de l’armée russe ? Il est toujours difficile de donner un pronostic, en particulier du fait du manque d’informations indépendantes sur le front du Donbass. Toutefois, il serait étonnant que l’armée de Poutine déclenche une offensive générale pour percer le front en profondeur. Le chef suprême russe jouit d’une certaine stabilité, contrairement à la situation en 2022. Ses appuis paraissent fermes et rien ne le menace à court terme. Sur le plan de la stratégie militaire, Poutine semble miser sur un « KO debout » ukrainien, pour employer une analogie pugilistique. Lancer une offensive de la cavalerie blindée demanderait un soutien aérien important et des chars équipés de systèmes anti-missiles sol-sol, ce qui n’est pas le cas pour l’essentiel des escadrons. La leçon de février-mars 2022, la débandade devant Kiev, résonne encore comme un avertissement. Poutine envisage plutôt l’avenir de la guerre à l’image du délitement du front allemand entre août et novembre 1918. Il est plausible que Moscou cherche encore et toujours à laminer les forces ukrainiennes et qu’elle obtienne des victoires partielles, comme aujourd’hui à Marïnka, près de Donetsk, sans enchaîner sur une poursuite de l’offensive en profondeur qui mettrait ses flancs à découvert. Ce laminage, espère le maître du Kremlin, pourrait entraîner une décomposition générale de la ligne de front ukrainienne, enfermant l’OTAN dans une alternative dramatique. En effet, si le front craque en de multiples endroits, l’alliance atlantique devrait soit colmater les brèches avec des contingents de soldats des pays membres, soit proposer à Moscou une négociation humiliante pour l’Occident, passant par l’abandon de la Crimée et de l’ensemble des territoires contrôlés à ce jour par l’armée russe.

Un choix vraiment cornélien puisque, pour l’Alliance atlantique, l’une et l’autre possibilités se révèlent désastreuses.