Le Droit social comme fondement de la reconnaissance politique de la classe laborieuse

Opérer une analyse théorique de la puissance distinctive de la Sécurité sociale née du projet du Conseil National de la Résistance de 1945 est une opération éminemment complexe et risquée. Et ce, pour une raison assez simple : la Sécurité sociale née des ordonnances d’octobre 1945 s’est construite sans véritable théorisation préalable. Dès lors, toute étude théorique de la Sécurité sociale ne peut procéder que d’une démarche analytique ex post et essentiellement dynamique.

Primo, il est tout d’abord insensé de vouloir faire entrer la Sécurité sociale dans un cadre théorique préexistant. En ce sens, j’en appelle en particulier dans mon ouvrage (1)Olivier Nobile (en collaboration avec Bernard Teper), Pour en finir avec le trou de la Sécu : repenser la protection sociale au XXIème siècle, éd. Penser et Agir, 2014. Voir la Librairie militante. à renvoyer Beveridge et Bismarck dos à dos, en opposition à la taxinomie réductrice d’Esping-Andersen qui qualifie le système français de bismarckien ou encore de conservateur-corporatiste. De même, analyser la Protection sociale à l’aune d’un cadre d’analyse strictement économique qui nierait le rôle politique que la protection sociale occupe mais surtout qui empêcherait d’opérer un glissement théorique essentiel sur la question centrale du salariat et du Droit social. J’y reviendrai.

Secundo, l’analyse théorique de la Sécurité sociale doit être entendue à l’instar de l’observation d’un corps en mouvement et implique non pas tant de la penser en tant que ce qu’elle est mais bien en tant que ce qu’elle devenue et plus encore ce qu’elle a permis dans le cadre des rapports de force, extrêmement antagonistes, du capitalisme, lui-même en mouvement. Cette approche dynamique de la Sécurité sociale nous amène non pas à considérer le projet du CNR comme un aboutissement social idéalisé dont l’horloge se serait à jamais arrêtée en 1945, mais bien comme le point de départ d’une construction socio-politique et juridique continue inscrite dans un théâtre de luttes sociales. C’est en ce sens que je qualifie la Sécurité sociale d’intermédiation de la lutte des classes, dans le sens où elle opère une réduction institutionnelle et partant, pacificatrice, des conflits sociaux immanents au capitalisme.

Plus précisément, la Sécurité sociale constitue une concession sociale arrachée au patronat (et de haute lutte) par la classe des travailleurs en contrepartie de leur acceptation du rapport de domination inhérent à l’emploi salarié, impliquant un lien de subordination d’un travailleur à un employeur. Point de contresens néanmoins, l’idée que la Sécurité sociale soit le fruit d’un compromis social de première importance au sein du mode de production capitaliste confère dans le même temps à la Sécurité sociale les ferments d’un déjà-là de l’émancipation sociale et politique des salariés, voire de l’édification d’un nouveau droit de citoyenneté fondé sur le Droit social qui reposerait sur les deux principes suivants :

  • le bénéfice de droits sociaux directs et non soumis à une délibération politique extrinsèque : autrement dit le droit aux prestations de la sécurité sociale est lié directement (ou indirectement par le mouvement d’universalisation du salaire) à l’acte de cotisation des travailleurs. J’y reviendrai un peu après.
  • l’ouverture de droits politiques propres aux travailleurs au sein des institutions du Droit social (typiquement les conseils d’administration des Caisses Nationales et locales de la Sécurité sociale) ouvrant dès lors les perspectives d’une démocratie sociale conférée à la classe salariale habilitée à prendre en main sa destinée sociale ; cela préfigure l’idée d’un déjà-là d’un socialisme possible en contexte démocratique sans intervention de l’Etat a priori dans les domaines liés aux conditions sociales d’existence de la classe laborieuse disposant au surplus d’une conscience de classe et des armes politiques de résistance à la contrainte sociale du capitalisme.

Il est nécessaire, pour bien comprendre ces deux principes d’analyser la Sécurité sociale à l’aune de sa puissance distinctive et déceler ce qui lui confère sa force émancipatrice au cœur de l’édifice capitaliste. La pierre angulaire est à mes yeux évidemment son mode de financement, la cotisation sociale. En faisant reposer la Sécurité sociale sur un financement patronal lui-même adossé au salaire de ses salariés, les pères fondateurs de la Sécurité faisaient alors un choix pour le moins crucial. Pourquoi en effet ne pas privilégier un financement par l’impôt à la base de tous les modèles de redistribution classique, notamment beveridgiens ? La réponse est tout d’abord technique : l’assiette des cotisations sociales a de nombreux avantages par rapport à celle de l’impôt. L’impôt est en effet marqué par deux faiblesses ontologiques :

  • La compliance à l’impôt (autrement dit une acceptation spontanée de versement de l’impôt de la part des contribuables) n’est possible que dans un contexte d’acceptation forte de la légitimité de l’Etat et plus encore d’une grande homogénéité sociale facilitant l’acceptabilité de la redistribution verticale de nature fiscale (ce qui est le cas des pays nordiques, petits pays marqués par de plus bas niveaux d’inégalités sociales et de faibles flux migratoires … du moins jusqu’à un passé récent) ;
  • L’assiette des impôts des entreprises est très aisément dissimulable ou contournable y compris légalement à l’inverse de la cotisation sociale qui implique pour y échapper de dissimuler… un salarié. Un financement de la protection sociale par l’impôt sur le revenu suppose quant à lui un mouvement spontané d’augmentation importante des salaires (hautement hypothétique sans contrainte) et fait peser un risque majeur de développement des modes de rémunération non salariale non imposable. Cela est tellement vrai que la seule manière que les pouvoirs publics aient trouvée de fiscaliser la sécurité sociale a consisté à maquiller une cotisation sociale en impôt : la CSG.

La réponse qui préside au choix de la cotisation sociale est ensuite et surtout éminemment tactique : en effet sans cotisation sociale, point de démocratie sociale. Ce choix est en tout point essentiel. Il repose sur l’idée princeps, qu’ont très bien comprise les pères fondateurs du CNR, qu’une gestion directe de la Sécurité sociale par les assurés sociaux n’est envisageable que dans la mesure où la Sécurité sociale procède d’un droit direct des salariés. Sur cette base que non seulement, le salarié dispose d’un droit personnel et inaliénable aux prestations Sécurité sociale (droit à l’assurance maladie, droit retraite qui ne peuvent être remis en cause a posteriori…) mais également d’un droit politique car, c’est par leur contribution que les assurés sociaux disposent d’une légitimité politique à siéger dans les Conseils d’Administration des Caisses de Sécurité sociale.

Une fois encore, la construction des principes directeurs du Droit social ne s’est pas faite d’un coup et il est nécessaire d’envisager ce processus sur un temps long allant selon moi jusqu’à la fin des années 1970. Toujours est-il que dans le contexte de croissance fordienne des Trente glorieuses, à laquelle s’ajoute la peur de bloc socialiste, les représentants des assurés sociaux même affaiblis par le paritarisme instauré en 1967 parviennent à obtenir des avancées sociales d’une ampleur inégalée : extension considérable des retraites par répartition avec de nombreuses périodes de validation gratuite de périodes non cotisées, extension sans précédent de la couverture maladie à presque l’ensemble de la population, modernisation sans précédent de l’hospitalisation publique, création de l’allocation aux adultes handicapés (1975) ouvrant la voie d’une prise en charge de la dépendance, unification des droits des chômeurs en 1979 mettant fin aux dispositifs de solidarité pour les chômeurs en fin de droit et universalisation des allocations familiales (1978)… Dans le même temps la Sécurité sociale a opéré un mouvement d’intégration dans le champ du Droit social de nombreuses catégories de travailleurs qui évoluaient en marge du salariat : exploitants agricoles, travailleurs indépendants (création du régime social des indépendants 1948), cadres (création de l’AGIRC 1947)… Dans le même temps, l’assurance maladie, par la voie conventionnelle, transforme littéralement les conditions d’exercice des professions de santé et jette les bases d’une quasi-salarisation de celles-ci. De la sorte le Droit social opère une harmonisation des droits sociaux de l’ensemble du corps productif de la Nation et reste à ce jour le plus grand vecteur de cohésion sociale entre l’ensemble des travailleurs.

Une telle expansion des droits sociaux aurait-elle été possible sans la force motrice de la cotisation sociale ? On peut tout à fait refaire le match et considérer, dans un délire uchronique, qu’il en aurait été de même dans le cadre d’un système fiscal redistributif de type beverdigien sous réserve que les rapports de force soient favorables aux salariés. Un tel débat me semble néanmoins inepte car primo on ne refait pas l’histoire et secundo les faits sont têtus : la France est le pays qui édifié le plus important dispositif de protection sociale du monde avec 31 % de son PIB consacré à la dépense sociale et celui qui a le marché des retraites par capitalisation parmi les plus étroits de l’OCDE, même en comparaison aux grands pays beveridgiens d’Europe du Nord. Le rôle joué par les représentants des assurés sociaux au sein des structures politiques de la Sécurité sociale, au moins jusque dans les années 1970, y est peut-être pour quelque chose… Or, il n’aurait pas été envisageable dans un système étranger à la cotisation sociale.

C’est à partir de ces principes que l’on comprend mieux comment la cotisation sociale prend une dimension réellement politique et potentiellement subversive. La cotisation a en effet été le vecteur d’une extension considérable du champ du Droit social à des sphères de temps déconnectées de l’emploi (arrêt maladie, retraite, invalidité etc…) conférant à la cotisation une dimension de salaire socialisé, à savoir de mutualisation du salaire permettant une rémunération salariale de temps de vie de plus en plus déconnectés de l’aire d’autorité de l’employeur. La cotisation sociale joue ainsi un rôle de distribution horizontale du salaire et des droits sociaux associés entre périodes (temps, travail) d’emploi et périodes (temps, travail) de hors emploi mais ne relève pas d’une logique redistributive. Par logique redistributive, il faut entendre au contraire transfert vertical de revenus entre contribuables (qui payent) et bénéficiaires (qui reçoivent sur la base d’une délibération politique extrinsèque) à l’instar de ce qu’opère l’impôt avec les dispositifs d’assistance. Pour s’en convaincre, il faut avoir à l’esprit plusieurs idées fondamentales :

  1. la cotisation sociale est versée en contrepartie ou à l’occasion d’un travail (L 242.1 Code de la Sécurité Sociale) et les taux appliqués sont strictement proportionnels (taux fixes) : l’employeur verse donc un salaire indirect équivalent relativement à la rémunération de base du travailleur. Il n’y a donc aucune redistribution de nature économique entre travailleurs riches et pauvres. Il s’agit donc bien d’une part indirecte des salaires et non d’une captation ex post de ressources fiscales. Le fait que les taux soient identiques pour tous les salariés se justifie pour éviter toute concurrence salariale entre les entreprises mais surtout car …
  2. la cotisation ouvre un droit inaliénable et égalitaire au versement de prestations sociales : c’est un des fondements de la nature dite contributive (ou assurantielle) de la Sécurité sociale. C’est là la différence fondamentale majeure avec l’impôt. Le travailleur cotise et c’est par cette cotisation qu’il peut prétendre au bénéfice des prestations de Sécurité sociale (150 heures pour ouvrir un trimestre de retraite, 60 heures de travail pour ouvrir droit à l’assurance maladie pendant un an par exemple…). Cette nature contributive de la cotisation sociale s’exprime notamment dans son caractère affecté à une dépense sociale et le fait qu’aucune délibération politique n’est censée remettre en cause les droits acquis par les salariés, contrairement à l’impôt qui est soumis à une délibération politique en Loi de Finances. Autrement dit, les droits sociaux acquis par un travailleur (assurance maladie, retraite etc) par le biais de sa cotisation sociale, ne peuvent à aucun moment être remis en cause par quelconque délibération politique extrinsèque : l’article 34 de la constitution habilite le Parlement uniquement à déterminer les grandes orientations de la Sécurité sociale et à créer les régimes de Sécurité sociale et l’article 37 ouvre une voie réglementaire pour ajuster le montant des prestations, mais nullement les droits acquis. Quant aux Lois de Financement de la Sécurité sociale née de la réforme Juppé de 1996, elles impliquent certes une délibération du Parlement dans le domaine social mais ne comportent pas la même portée normative que les Lois de Finances de l’Etat. C’est en ce sens que  je considère que le lien cotisation/prestation hérité du fondement assurantiel de la Sécurité sociale est essentiel, car il est le principal rempart contre une remise en cause des droits sociaux par les organes politique de la démocratie représentative potentiellement assujettis aux intérêts de la classe possédante (la superstructure capitaliste en vulgate marxiste).

Attention au contresens, la condition d’assurance, immanente au système français de Sécurité sociale, est devenue avec le temps de moins en moins individuelle et la condition de cotisation s’est muée en une condition collective (universalité des allocations familiales…). Cela dit formellement cette condition d’assurance, même lâche, entre travailleur cotisant et travailleur assuré social est essentielle car c’est elle qui justifie l’exercice d’un droit politique au sein des structures politiques du Droit social. Par ce mouvement d’extension du champ du salaire socialisé, la Sécurité sociale associée à un renforcement considérable des règles d’ordre publique sécurisant juridiquement l’exercice d’un emploi salarié a contribué à créer les conditions d’une édification politique de la classe des travailleurs autour des acquis du Droit social. De la sorte, le Droit social crée les conditions indispensables à une globalisation des luttes sociales en jetant les bases d’une convergence d’intérêts entre catégories distinctes de travailleurs : étudiants, chômeurs, salariés du privé, fonctionnaires, mais également « improductifs » au sens capitaliste du terme. Le point d’orgue de cette convergence restera le grand mouvement social de 1995 en opposition au Plan Juppé, lequel constitue la dernière véritable victoire du corps social unifié des travailleurs face à une remise en cause de droits sociaux qui pouvaient passer, en première analyse, pour catégoriels (les régimes spéciaux de retraite).

Or, pour bien comprendre ce processus, il est indispensable d’opérer un glissement théorique essentiel : d’une approche empreinte de marxisme littéral qui verrait uniquement le salariat comme la classe laborieuse n’ayant que sa force de travail à proposer, je propose une définition nouvelle qui assoit le salariat sur sa dimension strictement politique, en la posant comme la classe des travailleurs constituée juridiquement et politiquement autour des structures du Droit social. A noter que j’inscris clairement les travailleurs indépendants dans cette catégorie politique constituée autour du salaire socialisé. Un artisan, un petit commerçant, une profession libérale ou un exploitant agricole sont soumis à une contrainte plus subtile à l’emploi mais bien réelle. Premièrement, ils tirent leurs revenus très majoritairement de leur force de travail, liée par ailleurs à un savoir-faire professionnel réglementé (pour les artisans). Certes, une partie de leur rémunération est liée à leur investissement en capital (fonds de commerce, machines-outils, licences …) mais ils exercent un droit d’usage direct sur ce capital et ne tirent que très marginalement des profits et plus-value sur leur revente. Leur positionnement dans la division du travail les pose très fréquemment dans un lien de subordination à l’entreprise capitaliste, notamment en qualité de sous-traitants des grands groupes industriels, commerciaux ou de services. Mais surtout, un aspect permet de les rattacher sans ambages au champ du Droit social et donc au salariat pris dans son acception statutaire : leur rattachement au régime social des indépendants, dont les droits (retraite et maladie) ont été harmonisés avec ceux des salariés depuis 1974.

Le passage d’une notion de salariat-objet de la domination à celle de salariat-sujet du Droit social a été permis précisément par les mécanismes d’extension du salaire socialisé qui découlent directement du projet originel du CNR. Plus important encore, la Sécurité sociale a permis d’étendre les frontières du Droit social à des individus par essence exclus par essence du marché de l’emploi salarié et à étendre les garanties sociales liées au salaire et à la cotisation sociale à des sphères de plus en plus larges de hors emploi.

Dans ce cadre la place de la branche famille de la Sécurité sociale a joué un rôle fondamental, bien que, avouons-le, assez ambigu. La branche famille joue un rôle de compensation des charges de famille, donc une fonction en apparence redistributive voire nataliste, mais dans le même temps son financement par la cotisation sociale lui confère une dimension indéniable de salaire socialisé. Et c’est en ce sens que la Sécurité sociale a joué un rôle de reconnaissance économique et politique du temps consacré aux charges de famille. Reconnaissance économique tout d’abord car les prestations familiales ont contraint le patronat à reconnaître que le temps familial était nécessaire à son dessein économique : soutien à la consommation des ménages, amélioration de l’état de santé et de formation des jeunes, augmentation l’assiduité grâce aux solutions de garde d’enfants, etc. Ce travail à première vue improductif car non valorisé monétairement par l’entreprise capitaliste est en réalité générateur d’externalités positives considérables pour le capitalisme, quoique fréquemment ignoré par les économistes.

Politique ensuite, car en contraignant l’employeur à reconnaître ce temps individuel du salarié, il a ouvert la voie d’une extension du champ du Droit social et des droits politiques associés à des individus exerçant un travail en dehors des contraintes du marché du travail, et pour commencer les personnes en charge d’enfants, dont on a consacré politiquement et socialement le travail.

Certains y verront une forme de naturalisation du temps familial, voire une justification du salaire maternel. Une fois encore ce débat ne m’intéresse guère, peut-être à tort. En réalité, peut me chaut que ce temps soit consacré à l’éducation effective des enfants et puisse être considéré comme du salaire maternel, ou paternel d’ailleurs. Ce n’est pas mon propos ni ma préoccupation, car ce qui compte à mes yeux, c’est que la branche famille fasse partie intégrante du champ du Droit social, autrement dit l’ensemble des droits sociaux et politiques adossées au salariat pris dans une dimension statutaire et collective.

Par conséquent, les allocations familiales en tant qu’elles font partie de l’édifice du Droit social doivent être analysées à l’aune de la signification politique de cet édifice juridico-politique. A l’inverse, je m’oppose à toute logique politique qui viserait à justifier toute dissociation des prestations familiales de la logique salariale. En particulier, l’idée d’une reconnaissance du droit de l’enfant en tant que citoyen en devenir ou tout simplement en tant qu’être humain est objectivement très noble mais elle me semble renfermer un risque d’une dangerosité exceptionnelle de basculement dans une logique de revenu universel d’existence, avatar ultra-libéral de l’impôt négatif friedmanien. Mais plus simplement je ne vois pas du tout comment faire entrer l’enfant dépositaire de droits sociaux directs, même avec beaucoup d’efforts et d’imagination, dans les principes du Droit social, condition sine qua non à l’édification politique de la classe des travailleurs. En effet, dès lors que le patronat n’aura plus la main clouée par la reconnaissance du temps individuel du travailleur par le biais de la Protection sociale entendue comme intermédiation de la lutte des classes, plus rien ne pourra justifier que l’on maintienne le financement salarial de celle-ci et le maintien d’un semblant de démocratie sociale qui en est la conséquence.

La mutation du capitalisme nous oblige à repenser la protection sociale

Le lien entre salaire socialisé et emploi salarié a pu apparaître comme solide dans la période de croissance économique à deux chiffres et de plein emploi des trente glorieuses (bien que largement mythifiée si l’on songe à la forte inactivité des femmes). En effet, la dimension contributive (la cotisation préalable comme condition de l’ouverture d’un droit à prestations sociales) avait un sens concret car la frontière entre emploi salarié et bénéfice des prestations sociales était relativement mince. Les individus, à de rares exceptions, était censés jusque dans les années 1980 être inscrits très majoritairement à la fois dans une fonction d’emploi salarié soumis à cotisation sociale même intermittente rendant légitime la perception de prestations de Sécurité sociale même à un membre durablement inactif (conjoint, enfant à charge, etc.).

La situation devient beaucoup plus complexe en situation de chômage de masse avec l’apparition de situations d’éloignement durable voire définitif du champ de l’emploi salarié. C’est cette situation qui constitue le point de départ d’une remise en cause à grande ampleur du salaire socialisé au profit de solutions très classiques de redistribution à l’endroit des plus pauvres. La remise en cause du salaire socialisé passe en premier lieu par une bataille idéologique reprise en boucle par les médias, d’autant plus puissante qu’elle repose sur des principes extrêmement simples et nimbés de logique absolument rationnelle. Parmi ces vérités absolues, il y a l’idée fondamentale que les allocations familiales par essence universelles et déconnectées de la logique de l’emploi ne sauraient être vues que comme un attribut redistributif de la politique familiale à destination des familles les plus pauvres (d’où la modulation des AF et la mise sous conditions de ressources) et par conséquent, elles ne sauraient être financées que par l’impôt (d’où la CSG et le pacte de responsabilité notamment). Il est très difficile de contrer un tel argumentaire pour justifier au contraire la nécessité de maintenir la branche famille dans le corpus de la Sécurité sociale et d’asseoir son financement sur la cotisation sociale car cela implique de longs développements théoriques comme ceux que je vous propose. Le résultat est donc sans appel : notre camp est laminé idéologiquement car il n’est pas capable de brandir des principes solides et aisément accessibles pour conférer une justification rationnelle au maintien de la branche famille dans le champ de la Sécurité sociale, de justifier par des principes tout aussi solides son financement patronal et le maintien de la démocratie sociale au sein des conseils d’administration des CAF et de la CNAF.

Et la situation de la branche famille n’est évidemment que l’arbre qui cache la forêt, car l’assurance maladie est depuis plusieurs décennies dans toutes les têtes réformatrices comme la branche à scier d’urgence afin de la transformer en système dual marqué par une prise en charge minimale d’assistance fiscalisée pour les plus pauvres (CMU) assortie d’un dispositif de couverture maladie intégralement privatisé pour les plus aisés. Les conséquences sociales sont désastreuses et produisent déjà largement leurs effets. Cette transformation néo-libérale vise en réalité à stratifier les droits sociaux en fonction de la position des individus dans la division du travail social :

  • super-salariés largement inscrits dans le projet capitaliste,
  • salariés précarisés,
  • individus inemployables dépendant de la solidarité nationale.

Cela fait peser des risques majeurs en termes de cohésion sociale et des situations de stigmatisation des bénéficiaires de l’assistance dans la mesure où les salariés les plus précarisés (souvent à peine mieux lotis) se voient exclus des dispositifs de solidarité sans pour autant prétendre au bénéfice des dispositifs relevant de la sphère lucrative qui ne bénéficient réellement qu’aux super-salariés (fonds de pension, assurances complémentaires facultatives, etc.).

D’autres évolutions récentes de la situation de l’emploi, bien qu’insuffisamment analysées, font peser d’importantes menaces sur le compromis social né au lendemain de la guerre. Je pense notamment au phénomène récent d’« uberisation », autrement dit le déploiement considérable des plate-formes collaboratives et lucratives, qui brouillent fondamentalement le lien entre salariat et travail. L’uberisation est le fait de mettre en relation sur des plate-formes, via Internet ou des applications, des fournisseurs de services et des clients tout en court-circuitant l’entreprise (Blablacar, Airbnb …). En effet, ces fournisseurs de services ne sont pas salariés mais indépendants voire bénévoles. Par indépendants, il faut comprendre « autoentrepreneur », autrement dit ce sous-statut social de travailleur indépendant créé par Nicolas Sarkozy en 2008, pour faciliter le contournement des règles sociales liées à l’emploi salarié et à celui de travailleur indépendant classique. Nombre d’autoentrepreneurs sont en réalité des salariés déguisés soumis à un lien de subordination univoque à quelques employeurs, qui bénéficient de la sorte d’un allègement considérable des cotisations sociales à verser. Cette situation est à rapprocher des pratiques de travail dissimulé qui coûtent au bas mot 16 milliards d’euros de manque à gagner de cotisation sociale par an à la Sécurité sociale. Peu de critiques ont été formulées dans le milieu syndical sur le risque majeur que faisait porter le statut d’autoentrepreneur, à l’exception notable des organisations professionnelles des Artisans qui y ont très vite vu une remise en cause de leur statut professionnel, en particulier en matière de reconnaissance de leur pratiques professionnelles et des garanties sociales associées à l’exercice de leur activité.

D’autres dispositifs socio-économiques, à l’instar des Services d’échanges locaux (SEL), qui reposent en réalité sur le principe du troc, constituent des défis importants à relever car ils constituent tout à la fois des mécanismes de survie et une forme de contournement intéressante du système monétaire mais comportent les mêmes faiblesses : aucune cotisation ou contribution sociale n’étant versée, les travailleurs sont dépourvus de tout statut social. Mais l’ubérisation, de même que les SEL sont en même temps un défi à relever car le succès majeur de ce nouveau rapport au travail, voire la solution collaborative qu’elle apporte à un certain nombre de personnes considérées comme inemployables dans le capitalisme classique nous amènent à réfléchir aux modalités de valorisation économique de ces pratiques, condition sine qua non pour rattacher ces situations de travail au champ du Droit social et éviter le morcellement, ou plutôt une stratification de la classe des travailleurs que réalise avec un succès flagrant les réformateurs du néo-libéralisme et dont l’objectif est de rendre définitivement inopérant tout mouvement de globalisation des luttes dans le domaine social.

Plus que jamais, la recherche d’un fondement théorique solide s’impose pour justifier le fondement salarial des institutions du Droit social et faire reposer leur financement sur le salaire socialisé, lequel contraint nolens volens le patronat à reconnaître politiquement la classe des travailleurs. Or il convient de contredire l’évidence selon laquelle seul le travail valorisé monétairement par le prix fixé par l’entreprise capitaliste est créateur de richesse. La prise en charge de la maladie, l’éducation des enfants, la retraite, etc. participent clairement de la richesse de la Nation et génèrent des puissantes externalités positives pour le capitalisme, notamment théorisées par les théoriciens de la croissance endogène. C’est un premier argument de poids pour justifier que l’employeur capitaliste soit contraint à reconnaître le temps improductif des charges de famille, des retraités et des invalides. Mais il importe davantage de trouver le fondement théorique pour asseoir l’idée que la rémunération par le salaire socialisé procède d’une droit autonome de leurs bénéficiaires et non d’une délibération politique contingente, sans quoi l’on ne peut rien opposer à l’idée qu’une redistribution fiscale serait plus adaptée que la salaire socialisé pour prendre en charge les situations sociales les plus éloignées de la sphère de l’emploi marchand (en particulier les allocations familiales). D’où la nécessité de reconnaître que les situations donnant lieu à socialisation du salaire (charge d’enfants, retraite, maladie, handicap …) sont des situations de travail autonome qui rattachent leurs bénéficiaire à la classe salariale. Que cela soit exact ou non d’un point de vue économique n’a finalement que peu d’importance ; importe ici la dimension strictement politique de cette reconnaissance du travail contenu dans ces périodes de hors emploi impliquant qu’ils soient partie intégrante du champ du salaire socialisé et des droits politiques qui en découlent.

En conclusion, à ceux qui verraient dans la Sécurité sociale créée en 1945, soit une institution ontologiquement anticapitaliste, soit à l’inverse un adjuvant capitaliste nécessaire à la reproduction de la force de travail, je répondrais simplement que la Sécurité sociale est fondamentalement a-capitaliste en cela qu’elle est étrangère dans son mode de fonctionnement aux principes économiques et politiques du capitalisme – en particulier de sa branche actuarielle – (affiliation obligatoire et universelle sans sélection du risque, absence de recours à l’épargne et aux marchés financiers, gestion directe par les assurés sociaux) tout en restant fondamentalement liée à la violence des rapports de production capitalistes. J’estime même que l’idée de Sécurité sociale telle qu’elle a été érigée en 1945 est consubstantielle à l’existence même de notre mode de production capitaliste au sein duquel elle constitue le compromis social majeur. Ma préoccupation n’est donc pas de savoir quel serait le système de protection sociale idéal et son mode de financement adapté dans un cadre de politique de temps long marqué par la baisse tendancielle du taux de profit et le collapsus dialectique du capitalisme qui en découlerait. Quand nous en serons là, la question de savoir si la cotisation sociale a plus de sens que l’impôt redistributif pourra être posée. Mais précisément nous n’en sommes pas là et l’urgence est de défendre notre édifice social né de projet du CNR. Premièrement car il constitue le meilleur rempart que l’histoire ait inventé contre la peur du lendemain des travailleurs, mais surtout car il donne des armes extrêmement puissantes aux travailleurs pris collectivement pour imposer leur reconnaissance politique au sein d’institutions consacrées et en définitive l’édification d’un nouveau droit de citoyenneté fondé sur le Droit social.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Olivier Nobile (en collaboration avec Bernard Teper), Pour en finir avec le trou de la Sécu : repenser la protection sociale au XXIème siècle, éd. Penser et Agir, 2014. Voir la Librairie militante.