Sortir des débats religieux sur l’énergie. 1/2

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La question de l’énergie est centrale dans cette période et fondamentale pour l’avenir, compte tenu des problèmes écologiques et des dérèglements climatiques qui mettent en péril les conditions de vie de l’humanité sur la planète. Elle est centrale parce que le capitalisme industriel s’est développé sur et par l’utilisation exponentielle d’une énergie toujours plus puissante, sans se préoccuper des conséquences de cette utilisation sur les écosystèmes, en encourageant les populations à toujours consommer davantage de produits fabriqués pour faire toujours plus de profits, c’est-à-dire en dernier ressort en consommant toujours plus d’énergie.
On lira dans le numéro suivant de ReSPUBLICA (première semaine de janvier 2022) la seconde partie de l’article, à ne pas manquer. On retrouvera également la problématique de la transition énergétique dans un récent article.

Le débat actuel sur l’énergie pour aller vers une énergie décarbonée se limite à un débat formel pour ou contre le nucléaire et à l’opposition « énergies renouvelables » contre nucléaire comme énergie primaire pour fabriquer de l’électricité. Réduit à cet aspect, le débat ne peut déboucher sur rien de positif et finalement ne sert qu’à camoufler l’incapacité des forces sociales et politiques à définir une stratégie de sortie des énergies carbonées.

Au plan international, certes de grandes décisions sont prises dans de grandes messes du type COP 21, COP 26… pour dans un avenir plus ou moins lointain, déclarations auxquelles aujourd’hui plus personne ne croit, échaudé par le manque de réalisations concrètes et l’incapacité des États et institutions internationales (ONU et ses organismes) à promouvoir un minimum de politique commune.

Les scientifiques au niveau mondial (le GIEC sur le climat, l’IPBES pour  la biodiversité, 15 000 scientifiques interdisciplinaires et au niveau mondial en novembre 2017…) ont beau alerter depuis plusieurs décennies, peu de choses sont réalisées concrètement. « Business as usual » est toujours dominant. Contrairement à ce qu’avancent certains à gauche, le rapport de force est toujours en faveur des capitalistes et le capitalisme n’est pas mort, il est quasiment aujourd’hui le seul mode de production au monde, que ce soit en Europe, aux USA ou en Chine. La lutte des classes n’est ni obsolète, ni morte et vouloir la remplacer par des luttes sectorielles, « intersectionnelles », « racialistes », « éco-féministes » ou éco-tout-ce-qu’on-voudra ne sert qu’à se fourvoyer – même si les luttes contre les discriminations et le racisme sous toutes leurs formes sont bien évidemment indispensables.

C’est sur l’augmentation constante de l’utilisation d’une énergie toujours plus performante qu’est née et que s’est développée notre société technicienne. La transition énergétique se fera nécessairement sur une autre approche de l’utilisation des énergies qui existent sur notre planète, et ce n’est pas qu’une question de substitution d’une énergie carbonée par des énergies dites non carbonées, ou de sobriété lancée à la cantonade.

La lutte contre les changements climatiques pour la neutralité carbone, afin que les  dérèglements climatiques n’emportent une bonne partie de l’humanité, ne peut être que globale et mondiale, ce qui n’exonère personne d’agir, notamment les États ou les échelons régionaux comme l’Union européenne. Ce sont les pays du Nord dits développés qui ces 250 dernières années ont le plus massivement utilisé les énergies carbonées (charbon, pétrole, gaz) et les utilisent encore le plus. Il est donc logique que ce soient eux qui fassent les plus gros efforts pour en sortir et baisser les rejets de gaz à effet de serre qui découlent de cette utilisation (CO2, NH4, protoxyde d’azote …).

Ces prémisses posées, il s’agira donc ici de poser une série de questions quant à la façon dont le débat est abordé dans notre pays et dans l’Union européenne, car c’est en priorité à ces deux niveaux institutionnels que nous pouvons agir le plus efficacement. De plus ces deux entités géographiques, la France et l’Europe, font partie des premiers utilisateurs historiques  des énergies carbonées, ils font partie du  foyer (des inventeurs) du capitalisme prédateur. Leur engagement pour la lutte contre les changements climatiques est donc essentiel ; même si la France ne représente que 1 % des rejets de CO2 mondiaux et l’UE  7 %, cet engagement  doit être exemplaire pour avoir valeur symbolique et doit se coupler avec une aide financière et technologique aux pays du Sud en dehors de tous rapports néocoloniaux prédateurs.

En fait il s’agit pour la société civile, pour les classes populaires de créer les rapports de force pour imposer des politiques globales et des politiques publiques à ces différents niveaux rompant avec la domination des grandes entreprises multinationales et de l’oligarchie financière et technocratique. C’est donc bien de rapports de classes et de luttes de classes que soulèveront les questions posées, et c’est pourquoi toute approche dogmatique et religieuse dans ce débat indispensable doit autant que possible être exclue.

Le débat dans notre bonne vieille France

Plusieurs scénarios sont sur la table, qui tous prétendent à la bonne  solution pour sortir des énergies carbonées, avec ou sans nucléaire. Il ne s’agit pas de décortiquer dans le détail  chacun d’entre eux (1)Voir à ce sujet l’article de Jacques  Rigaudiat, conseiller maître à la Cour des comptes pour ATTAC, 23 septembre 2021. mais de voir les angles morts de leurs approches afin d’essayer de dégager les conditions d’un débat qui prendrait toutes les dimensions, autant que faire se peut, de la question énergétique, car c’est la seule manière de sortir des divers évangiles.

Le scénario NégaWatt  

Le scénario NégaWatt (Association pour la sortie du nucléaire) ne traite que des aspects techniques de la production et des économies possibles d’électricité grâce à la sobriété vue techniquement. Il ne traite ni des problèmes de coût et des questions économiques (c’est spécifié dans le texte), ni des questions sociales des inégalités entre classes sociales y compris dans l’utilisation de l’énergie. Il ne traite pas non plus des questions d’ensemble de l’industrie de l’électricité, réseaux de transports, réseaux de distribution, équilibrage des réseaux, etc. Il ignore aussi les contradictions de nature technique et technologique qu’implique toute activité industrielle. Par exemple, le Monde Campus du jeudi 9 décembre rapporte la réaction d’un étudiant de l’École des Ponts et Chaussées Paristech lors d’un TD qui lève le doigt pour dire « Le document indique que la culture du tournesol consomme 82,6 litres de diesel par hectare. C’est bizarre non ? On utilise du diesel pour fabriquer du biodiesel » et la professeure de répondre : « On l’oublie souvent, mais pour produire une énergie renouvelable, on a besoin de machines qui fonctionnent… au diesel. Charge à vous de vérifier, avec vos calculs, si cette consommation vaut le coup ou pas ». NégaWatt, comme trop « d’écologistes » oublient beaucoup de choses dans leurs prises de positions.

L’étude se conclut donc selon ce que NégaWatt voulait démontrer : que nous pouvons à l’horizon 2050 nous passer du nucléaire dont la fin est prévue pour 2035 et répondre aux besoins, sobriété incluse, avec les seules énergies renouvelables

L’étude se conclut donc selon ce que NégaWatt voulait démontrer : que nous pouvons à l’horizon 2050 nous passer du nucléaire dont la fin est prévue pour 2035 et répondre aux besoins, sobriété incluse, avec les seules énergies renouvelables, éolien, photovoltaïque et hydroélectrique, biomasse. L’évangile selon NégaWatt en somme.

Les scénarios RTE-EDF

Les6 scénarios de RTE (Réseau  de transport d’électricité, filiale d’EDF), précisons que RTE est une entreprise détenue majoritairement par EDF et la Caisse des dépôts et Consignations (avant la privatisation partielle d’EDF, ce réseau était intégré à EDF).  L’étude de RTE est plus complète et plus globale du point de vue de la production d’électricité que celle de Négawatt, mais elle ne traite pas jusqu’à plus ample informé ( le rapport complet des modalisations doit être rendu public début 2022) des questions sociales que pose la transition énergétique.

Les six scénarios sont tous bâtis autour de la production d’électricité avec des « mix énergétiques » allant de :

  • 100 % renouvelables avec 36 % solaire, 31 % d’éolien terrestre, 21 % d’éolien en mer et 12 % autres (hydraulique et biomasse essentiellement),
  • deux scénarios à 87 % de renouvelables avec 13 % de nucléaire historique chacun, un avec 36 % de solaire et 40 % d’éolien terrestre et en mer et l’autre avec 22 % de solaire et 53 % d’éolien terrestre et en mer et chacun11 % autres,
  • un scénario  avec 74 % de renouvelables avec 22 % de solaire, 24 % d’éolien terrestre et 17 % d’éolien en mer, 14 % de nucléaire historique et 22 % de nucléaire nouveau (soit 26 % de nucléaire) et 11 % autres,
  • un scénario à 63 % de renouvelable avec 17 % de solaire, 20 % d’éolien terrestre et 16 % d’éolien en mer, 14 % de nucléaire historique et 22 % de nouveau (soit 36 % de nucléaire) et 11 % autres,
  • le sixième scénario avec 50 % de renouvelable, 13 % de solaire, 13 % d’éolien terrestre, 12 % d’éolien en mer, 23 % de nucléaire historique et 27 % de nouveau (soit 50 % de nucléaire) et 12 % autres.

RTE part d’un double objectif, assurer l’approvisionnement du pays en électricité et atteindre la neutralité carbone en 2050. Six scénarios sont proposés, un 100 % énergie renouvelable (éolien, solaire, hydraulique…) sans nucléaire, et cinq avec du nucléaire allant de 13 % à 50 %.  RTE conclut que, plus les scénarios demandent du nucléaire,  moins ils sont coûteux en investissements (en particulier en réseaux de transport et de distribution et en complément de l’intermittence de l’éolien et du solaire avec des centrales au gaz). Toutefois RTE précise que la France peut financer tous les scénarios, mais avec des augmentations de prix substantiels allant de 15 % à 30 % selon le scénario (ces estimations sont sans doute très fortement sous-estimées quand l’on mesure les augmentations actuelles du prix de l’énergie , électricité comprise). En 2050, avec une électrification forte de nos sociétés (voiture électrique, chauffage électrique avec des pompes à chaleur, hauts fourneaux avec des fours électriques etc.) l’électricité représenterait 55 % du mix énergétique contre 25 % aujourd’hui ; 45 % de l’énergie consommée seraient donc essentiellement des énergies carbonées, et l’électricité ne sera pas entièrement décarbonée (extraction et transformation  des matières premières etc., question non abordée dans les divers scénarios)

Lors de l’étude la question de la sobriété a fait l’objet de débats passionnés avec «  des prises de position parfois violentes, très polarisées » selon le directeur exécutif stratégie et prospective de RTE. Les six scénarios ont été élaborés à partir d’une trajectoire inspirée de la Stratégie nationale bas carbone du gouvernement. La consommation serait en 2050 de 645 TWH, contre 475 aujourd’hui, elle n’impliquait pas de changement de mode de vie.

RTE a aussi étudié d’autres trajectoires qui impliquent des modes de vie et de consommations différents, une trajectoire sobriété et deux trajectoires réindustrialisation.

La « trajectoire sobriété » également étudiée et qui rejoint en termes de consommation électrique les conclusions du  scénario NégaWatt avec une consommation d’électricité de  554TWH, impliquerait des politiques volontaristes et des changements de société tels que : réduction des déplacements individuels au profit du covoiturage, plus de télétravail, régulation du chauffage, allongement de la durée de vie des équipements… Nous verrons plus loin quelques questions essentielles que pose cette notion de sobriété au regard des modes de vie et sur quelles catégories sociales elle doit porter.

Enfin, la trajectoire « réindustrialisation profonde » aboutit à une production de 752 TWH, dont 87 d’hydrogène, mais permettrait de diminuer l’empreinte carbone de la consommation du pays car elle internaliserait les productions actuellement importées de l’étranger. La « réindustrialisation profonde » ou pas n’est pas abordée dans les scénarios précédents. Cette question est déterminante car c’est bien dans les process de fabrication industriels, en fonction des sources d’énergie primaire qu’il sera le plus possible de réduire les rejets de gaz à effet de serre. Ce sont les produits qui seront offerts à la consommation qui détermineront les comportements des consommateurs, comme toujours et pas l’inverse contrairement à ce que soutiennent les ultralibéraux, sinon à quoi servirait la publicité ?

Elle pose des questions industrielles, d’emplois, de compétitivité, de conditions de travail et de rémunération des salariés, donc des problèmes sociaux  dans toutes leur ampleur, qui ne peuvent pas être évacués dans le cadre d’un débat et des décisions à prendre sur la politique énergétique d’un pays et de l’Union européenne. Elle pose la question de toutes les politiques publiques et des services publics dans le cadre de la transition écologique. Elle pose surtout la question des process de production de tout bien et service au regard des ressources naturelles et de l’exploitation humaine, donc la question du process de production capitaliste(2)Voir La cité du travail Le fordisme et la gauche, de Bruno Trentin, Fayard, janvier 2013, point aveugle de tous les scénarios sans exception et de tous les débats syndicaux et politiques actuels.

Si tout est laissé au marché la transition ne se fera pas. Si tout est laissé à la rapacité actionnariale, non seulement la transition ne se fera pas mais les violences ne feront que croître et les possibilités de vivre sur notre unique planète seront de plus en plus insupportables voire impossibles.

Dans une interview au journal Le Monde du 14 octobre 2021, Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie dit à ce sujet : «  Prenons l’exemple des véhicules électriques : beaucoup d’États ont mis en place des incitations pour favoriser leur achat. Mais les SUV ont représenté 48 % de l’ensemble des voitures vendes à travers le monde ? Donc il ne suffit pas d’inciter à l’achat de véhicules électriques, il faut aussi taxer lourdement l’achat de SUV ». Oui, mais l’UE va interdire les véhicules à moteur thermique en 2035, pourquoi ne pas aller au bout avec les SUV, véhicules préférés des couches les plus riches et les interdire ?

Par ailleurs, les choix énergétiques pour le pays ne peuvent s’effectuer sans examiner les conséquences des politiques de libéralisation de l’électricité et du gaz suite à des décisions prise en commun par les États (avec l’approbation active de tous les gouvernements français qui se sont succédé depuis le début du processus) dans le cadre de l’Union européenne depuis l’Acte Unique de 1987.

Les choix énergétiques pour le pays ne peuvent s’effectuer sans examiner les conséquences des politiques de libéralisation de l’électricité et du gaz suite à des décisions prise en commun dans le cadre de l’Union européenne.

Cette question n’est abordée nulle part, comme si la libéralisation et la mise en concurrence du système électrique étaient acquises une fois pour toute, naturelles et évidentes sans remise en cause envisageable ; comme si l’expérience acquise depuis vingt ans à ce sujet n’avait pas besoin d’évaluation sérieuse et contradictoire ; comme si la question d’un service public de l’énergie et notamment de l’électricité ne se posait pas ; comme si le fait de s’en remettre à une seule industrie pour un très grand nombre de fonctions dans notre société ne posait aucun problème. En effet, sans électricité, pas d’éclairage, pas de chauffage, pas de transports, pas de téléphone, pas d’internet, pas « d’intelligence artificielle », pas de guichets automatiques à billets, etc. etc. Aucune étude n’aborde cette problématique, pourtant essentielle pour l’avenir de nos sociétés, de la « sobriété », surtout si tout le système électrique est entre les mains du marché.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet l’article de Jacques  Rigaudiat, conseiller maître à la Cour des comptes pour ATTAC, 23 septembre 2021.
2 Voir La cité du travail Le fordisme et la gauche, de Bruno Trentin, Fayard, janvier 2013