Déficit public et enfumage antisocial

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L’annonce d’un déficit budgétaire s’élevant à 5,5 % du PIB (produit intérieur brut) fait florès dans les médias. C’est bien au-delà des 3 % prévus par l’Union européenne. L’interprétation de ces résultats diffère selon que l’on est adepte de l’école ultralibérale et néoconservatrice ou de l’école néokeynésienne (voir notre précédent article sur la recension du livre de Jacques Généreux Quand la connerie économique prend le pouvoir.)

Les adeptes de la première école y vont de la litanie : un État de droit social trop généreux, des dépenses, notamment sociales, trop élevées. L’objet de cette modeste analyse repose sur l’aspect conjoncturel. L’analyse de fond ou structurelle, indispensable sur le long terme, est abordée dans les articles de Bernard Teper (voir nos précédents articles sur la « Géopolitique » de Bernard Teper.).

L’annonce récente par les deux des plus grandes agences de notation, Fitch et Moody’s, de maintenir leurs notes inchangées ce vendredi à AA- pour la France montre d’une part que l’attractivité de notre économie est d’un bon niveau et d’autre part exige la vigilance, car le gouvernement va y trouver un encouragement à aller plus loin dans l’austérité.

Règles communautaires au sein de l’Union européenne : déficit public et dette publique

Il est important de savoir ce que dit le Traité de Maastricht de 1992 en matière de règles budgétaires. Il précise, de manière générale, que les recettes doivent couvrir les dépenses. Le protocole n°12 du même traité stipule que le déficit public annuel ne doit pas excéder 3 % du PIB. Rappelons que personne n’est capable de dire d’où sort ce chiffre, qui semble avoir été donné au petit bonheur la chance. Il est ajouté que la dette publique, à savoir les engagements financiers contractés par l’État, la Sécurité sociale, les collectivités territoriales et les administrations publiques, doit rester inférieure à 60 % du PIB. Précisons que, à l’autre bout, les excédents commerciaux doivent être limités, car cela se répercute négativement sur les autres pays. Alors que les règles sur la dette publique et le déficit public sont surveillées de manière draconienne, celle concernant un excédent commercial trop important est loin d’être respectée(1)Voir le volet 2 de l’article sur la géopolitique de Bernard Teper.

Situation au sein de l’Union européenne

La moyenne européenne en ce qui concerne le déficit public s’établit à 2,8 % du PIB. Les dépenses publiques totales s’élèvent à 48,8 % du PIB(2)Source : https://www.youtube.com/channel/UCvrqvZ1ABclMKlMLQKfutQA..

Dans les deux cas, la France comme de nombreux pays de l’UE ne parviennent pas à les respecter. Ainsi, en matière de déficit public, lors du troisième trimestre de 2023, se situent au-delà des 3 % : l’Espagne, l’Italie, la Slovénie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche, la Tchéquie, la Pologne, la Lettonie et l’Estonie et entre 0 et 3 % : la Grèce (mais au prix de sanctions antisociales énormes), Malte, l’Allemagne, la Suède et la Finlande.

Les pays de la zone euro affichant un excédent public sont le Portugal, Chypre, la Croatie, l’Irlande, les Pays-Bas, le Danemark et la Lituanie. Cela ne doit pas cacher le fait que certains de ces pays représentent de véritables paradis fiscaux internes à l’Union européenne expliquant en partie le déficit des autres économies.

Même si la politique budgétaire demeure une compétence nationale, elle est fortement limitée ou encadrée par le « Pacte de stabilité et de croissance » mis en place par le Conseil européen, à ne pas confondre avec le Conseil de l’Europe, dès juin 1997(3)Précisons que le Conseil de l’Europe diffère complètement du Conseil européen et du Conseil de l’UE. Le Conseil de l’UE, 27 États membres, est une institution de l’Union européenne qui réunit les ministres d’État selon sept catégories : Agriculture et pêche/ Compétitivité/ Justice et affaires intérieures/ Emploi, politique sociale, santé et consommateurs/ Transports, télécommunications et énergie/ Affaires générales/ Affaires étrangères/ Affaires économiques et financière/ Éducation, jeunesse et culture. Le Conseil européen, devenu une institution officielle de l’UE en 2009 avec le Traité de Lisbonne, réunit les 27 chefs d’État et définit les orientations politiques générales. Le Conseil de l’Europe est une organisation internationale de défense des droits de l’Homme et de la démocratie réunissant 46 États membres, y compris l’ensemble des États de l’UE. Jusqu’en 2022, la Fédération de Russie en faisait partie. L’une de ses premières initiatives a été la mise en place de la Convention européenne des Droits de l’Homme..

Force est de constater que la plupart des pays « avancés », économiquement parlant, affichent des déficits atteignant des sommets. La France doit régler 41 milliards d’€ pour rembourser les seuls intérêts de la dette. La problématique est que la France risque de ne plus être en capacité de pouvoir emprunter, ce qui n’est pas encore le cas.

Comparaison n’est pas forcément raison en matière de dépenses publiques

Comme l’indiquait un précédent article de Bernard Teper, il faut se méfier des comparaisons dans le domaine des dépenses publiques entre les pays comparables économiquement à la France, car elles ne recouvrent pas exactement la même chose. C’est ainsi que certaines dépenses, comme les retraites, sont inscrites dans la sphère publique en France. D’autres pays relèguent dans la sphère privée totalement ou en grande partie les dépenses afférentes à la retraite et à la santé. Elles sortent donc des dépenses publiques et sont directement supportées par les entreprises, pour les salariés les « mieux lotis » ou par les ménages. Cela fausse la notion de respect ou de non-respect des règles communautaires maastrichtiennes.

Haro sur les dépenses publiques et austérité : seules options du pouvoir

Après les annonces de Bruno Lemaire, le leitmotiv diffusé à longueur d’antenne est que la France serait trop dépensière et un ogre fiscal dévorant les richesses créées. Ce faisant, il s’est couché devant le ministre des Finances allemand qui a défendu et obtenu un système de « frein à l’endettement ». Ce système fait fi de toutes les circonstances alors que la Commission tendait, enfin, à permettre à tous les pays de l’UE de mener « des politiques anticycliques pour relancer l’activité lorsque la croissance ralentit et de financer leur réindustrialisation verte »(4)Entretien avec Liêm Hoang-Ngoc, économiste, dans le n° 1407 de Marianne : « Une spirale austéritaire risque de se déclencher ».  Les remèdes de cheval préconisés par le ministre de l’Économie risquent de précipiter la mort du malade tel Diafoirus dans la pièce de Molière qui pratique des saignées inutiles, des méthodes veillottes et à contretemps. Il vaut mieux se passer de tels médecins pour sauver notre économie.

Alors que nos services publics souffrent d’un manque d’investissements publics comme pour la santé et l’école, il est prévu d’exiger de l’Éducation nationale de soustraire 700 millions d’€(5)Voir notre précédent article recensant différents chiffres sur l’école en France : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/je-vous-explique-pourquoi-lecole-va-mal-par-francois-ruffin/7435846.. C’est typiquement le genre de mesures contre-productives quand on sait ce que coûtent en plusieurs dizaines de milliards d’€ les lacunes de notre Éducation nationale pour l’économie française. L’économie à réaliser pour satisfaire les critères de Maastricht et du Pacte de stabilité et de croissance serait quasiment l’équivalent, en 2024, du budget de l’Éducation nationale (73 milliards d’€).

Quelles autres options ?

Henri Sterdyniak, qui se présente comme un économiste citoyen, affirmait déjà en 2021 dans un billet de Mediapart que l’annulation de la dette publique tout autant que « le choix de l’austérité, économiquement et socialement désastreux » mène à des impasses. Selon ses propos, l’annulation de la dette ne toucherait pas les détenteurs finaux de cette dernière, soit l’oligarchie financière, qui s’appuie sur des placements plus rentables. Elle frapperait les gens qui détiennent des assurances-vie, des comptes bancaires, des gens qui ont fait confiance à l’État en lui prêtant à des taux très faibles. Frapper les « riches » ou « très riches » exige le retour à des instruments comme l’impôt sur la fortune, de lutter efficacement contre l’optimisation fiscale, d’appliquer des mesures fortes contre la financiarisation de l’économie et les salaires abusifs des dirigeants d’entreprises.

Des mesures constructives

Des mesures adéquates doivent au minimum concerner les traités budgétaires européens qui doivent être reconsidérés et de nouvelles règles doivent être édictées pour que la garantie des dettes publiques soit assurée par la Banque centrale européenne (BCE) et que les banques se voient confier la mission de financement des investissements et de la transition pour une économie de plus en plus décarbonée. Un autre point essentiel est que la Commission européenne cesse de menacer de sanctions les pays qui ne se plieraient pas à la mise en œuvre de réformes structurelles ordolibérales et ultralibérales et qui se refuseraient à la baisse des dépenses publiques et sociales.

La BCE joue au pompier pyromane. Obnubilée par l’inflation, elle a relevé les taux directeurs, ce qui signifie qu’elle prête à un taux plus élevé aux banques commerciales. Cela conduit à un net ralentissement de l’économie. La croissance est moins forte, les recettes fiscales baissent et les marchés financiers renchérissent les coûts des prêts, faisant passer pour la France les emprunts de 0,2 % par an à 2,8 %. Le serpent se mord la queue avec une BCE en partie responsable de la situation, qui recommande de pratiquer des économies. C’est ce s’empresse de faire Bruno Lemaire, qui veut jouer au bon élève, bien fayot, et qui ne veut surtout pas se positionner en rebelle qui refuserait de respecter des règles délétères et mortifères. Pourtant, les graphiques de l’INSEE indiquent que depuis 30 ans, la dette grimpe, mais que son coût est plus supportable, passant de 3,6 % en 1996 à 1,8 % en 2023. De tout cela peuvent émerger quelques propositions(6)Le dossier « Les tocards de l’économie » paru dans Marianne n° 1412 est intéressant et propose des pistes. :

  • Mieux cibler les hausses d’impôts : la politique macroniste a procédé à une réduction de la ponction sur les ménages de 24 milliards par an. Cela a profité principalement aux 20 % les plus riches qui ont empoché 44 % des baisses. Les analyses de France Stratégie n’ont pas remarqué de ruissellement en faveur de la relance de l’activité. Pire, l’Institut des politiques publiques (IPP) constate que les ultrariches placent leurs revenus financiers dans des holdings générant une perte de recettes fiscales de 30 milliards (évaluation de 2016).
  • Soutenir l’Éducation nationale(7)Voir notre précédent article recensant différents chiffres sur l’école en France : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/je-vous-explique-pourquoi-lecole-va-mal-par-francois-ruffin/7435846. : le défaut d’investissement dans ce secteur a un effet de ralentissement de la productivité, avec un manque de 140 milliards par an selon le Conseil d’analyse économique (CAE) pour le PIB. Cela correspond à un défaut de recettes fiscales de 60 milliards équivalent au budget des armées, alors que la guerre Ukraine-Russie devrait nous faire prendre conscience qu’un effort devrait être effectué dans ce secteur pour assurer notre indépendance nationale,par rapport à la Russie, mais aussi par rapport à l’OTAN, nous voyons désormais l’importance de l’enjeu.
  • Envisager un grand emprunt : il s’agit de convaincre les Français de prendre sur leur épargne estimée à 6 000 milliards, soit le double de la dette publique, pour abonder un prêt « patriotique ». Cela aurait le double avantage d’assurer aux prêteurs hexagonaux un taux aux alentours de 3 % et de préserver notre indépendance vis-à-vis de la haute finance internationale, qui retire trop facilement son « aide » au moindre avis de tempête.
  • Sortir du système de vache à lait de l’État vis-à-vis des entreprises : il s’agit de conditionner les aides de l’État s’élevant à 140 milliards d’€ (chiffre de 2018) sur des critères de maintien de l’emploi, de remboursement en cas de licenciement et d’investissement dans l’appareil de production. Revoir le « Crédit impôt recherche », soit 7 milliards d’€ par an, profitant, selon le CAE (Conseil d’analyse économique), surtout aux grandes entreprises.

S’attaquer à la fraude

Les fraudes sociales et fiscales doivent être combattues. Il est utile de préciser que la fraude fiscale et l’optimisation du même nom sont d’une autre ampleur et bien supérieures à la fraude sociale. S’il faut s’attaquer aux deux, l’urgence est bien la fraude fiscale, qui occasionne un défaut de recettes de l’ordre de 60 à 80 milliards par an ; la fraude à l’assurance maladie représente quant à elle une perte de l’ordre de 6 à 8 milliards par an. Pour cette dernière, il semblerait que cela provient plus de certains médecins que des assurés eux-mêmes.

Un préjugé courant, trop de prélèvements en France…

La France n’est pas un ogre fiscal. Elle possède bien la pression fiscale la plus élevée (OCDE, Recettes fiscales, données 2013) :

  • France, 45,2 % de la richesse produite en un an (2018 : 46,9 %) ;
  • Italie, 44 % (2018 : 42,05 %) ;
  • Allemagne, 36,4 % (2018 : 33,54 %) ;
  • Royaume-Uni, 32,5 % (2018 : 45,2 %).

En réalité, une partie de ces recettes n’est pas dépensée par l’État, mais repart directement dans la poche des habitants sous forme d’aides sociales. Cet argent ne fait que transiter par les caisses publiques pour retourner à la population.

Il faut donc enlever cette partie des recettes fiscales globales. C’est ainsi que les aides sociales versées aux habitants en % de la richesse produite en un an s’élèvent à 19,2 % pour la France et 10,7 % pour le Royaume-Uni. La part de la richesse captée par les pouvoirs publics se situe pour la France, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni dans une fourchette entre 22 %et 26 %.

Revoir la structure des contributions fiscales

Globalement, la fiscalité française est régressive. C’est ainsi que :

  • la moitié la plus pauvre de la population française (entre 1 000 et 2 000 € brut/mois) se voit prélever en moyenne 45 % de son revenu,
  • les 40 % suivants (entre 2 300 et 5 100 € brut/mois), 48 à 50 % de leurs revenus.
  • les plus riches (au-delà de 6 900 € brut/mois) voient leurs prélèvements obligatoires baissés jusqu’à 35 % pour les 0,1 % les plus aisés.

Il est indispensable que notre fiscalité soit plus juste socialement.

Des mesures structurelles

Comme abordé par les articles Bernard Teper sur la « Géopolitique »(8) https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-premier-volet/7435822 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-deuxieme-volet/7435854 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-troisieme-volet/7435874., les mesures conjoncturelles, certes nécessaires, ne suffisent pas. Il faut imaginer des mesures de long terme pour assurer la souveraineté industrielle, alimentaire, agricole et sanitaire du pays. C’est indispensable pour renouer avec une création de richesses à un niveau suffisant. Seule la création de richesse permet de parvenir à résorber les dettes de manière saine. De 2019 à 2023, la croissance française est en mode ralenti avec +0,4 % par an. Cela grève les recettes fiscales.

De manière générale, les théories néoconservatrices reposant sur l’offre, c’est-à-dire sur la production initiale, se révèlent fausses. Il faudrait réfléchir à la mise en œuvre d’une politique néokeynésienne de la demande. C’est parce qu’il y a un débouché que les détenteurs de capitaux investissent et non l’inverse. Cela doit permettre de renouer avec la croissance qui doit tenir compte de la préservation des grands équilibres écologiques locaux et planétaires.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir le volet 2 de l’article sur la géopolitique de Bernard Teper.
2 Source : https://www.youtube.com/channel/UCvrqvZ1ABclMKlMLQKfutQA.
3 Précisons que le Conseil de l’Europe diffère complètement du Conseil européen et du Conseil de l’UE. Le Conseil de l’UE, 27 États membres, est une institution de l’Union européenne qui réunit les ministres d’État selon sept catégories : Agriculture et pêche/ Compétitivité/ Justice et affaires intérieures/ Emploi, politique sociale, santé et consommateurs/ Transports, télécommunications et énergie/ Affaires générales/ Affaires étrangères/ Affaires économiques et financière/ Éducation, jeunesse et culture. Le Conseil européen, devenu une institution officielle de l’UE en 2009 avec le Traité de Lisbonne, réunit les 27 chefs d’État et définit les orientations politiques générales. Le Conseil de l’Europe est une organisation internationale de défense des droits de l’Homme et de la démocratie réunissant 46 États membres, y compris l’ensemble des États de l’UE. Jusqu’en 2022, la Fédération de Russie en faisait partie. L’une de ses premières initiatives a été la mise en place de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
4 Entretien avec Liêm Hoang-Ngoc, économiste, dans le n° 1407 de Marianne : « Une spirale austéritaire risque de se déclencher ».
5, 7 Voir notre précédent article recensant différents chiffres sur l’école en France : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/je-vous-explique-pourquoi-lecole-va-mal-par-francois-ruffin/7435846.
6 Le dossier « Les tocards de l’économie » paru dans Marianne n° 1412 est intéressant et propose des pistes.
8 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-premier-volet/7435822 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-deuxieme-volet/7435854 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-crises/comprendre-la-crise-economique-sociale-et-politique-mondiale-troisieme-volet/7435874.