Repenser le travail et la question sociale comme boussoles du clivage politique gauche-droite – 3/3

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Cet article est la suite de nos première partie et deuxième partie parues lors des deux derniers numéros. Cette dernière partie traite de la deuxième moitié du vingtième siècle.

Le déclin inexorable de la gauche française

Début des réformes anti-sociales et remise en cause de la gestion de la Sécurité sociale par les représentants des salariés

De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, souhaite en finir avec l’influence du Parti communiste et de la CGT. Pour satisfaire les revendications patronales, il s’applique à démanteler méthodiquement le projet de démocratie sociale dans sa contre-réforme de la Sécurité sociale de 1960 et 1967 : il met fin aux élections sociales et instaure le paritarisme plaçant le Patronat en position hégémonique, sépare la Sécurité sociale en branches étanches et la place sous tutelle renforcée de l’État… Le rêve autogestionnaire de Sécurité sociale a fait long feu et avec lui l’hégémonie qu’exerçait la CGT dans le champ syndical français.

Toutefois, cet héritage « communiste » de 1945-1947 n’a pas été remis en cause frontalement, y compris par la droite qui monopolise le pouvoir entre 1958 et 1981. Porteuse d’une certaine vision planificatrice de l’État et respectueuse du compromis républicain d’après-guerre, la droite de gouvernement n’ose pas remettre en question les acquis de 1945 dans un contexte politique et international encore très favorable à la classe ouvrière. Plus encore, les événements de Mai 1968 démontrent une pleine capacité de mobilisation ouvrière qui bride les aspirations libérales des gouvernements de droite. Toutefois, les Trente glorieuses voient apparaître de grandes fissures dans l’ancrage travailliste de la gauche et des syndicats. La crise des grands secteurs industriels qui constituaient de grands bastions syndicaux, mais également le développement d’aspirations individualistes, précipitent le déclin du rapport de force salarial en affaiblissant progressivement ses capacités de résistance.

Début de l’éviction de la question sociale au profit des enjeux sociétaux

Par ailleurs, gauche et droite se déchirent en leur sein sur de nouveaux enjeux politiques qui cristallisent les oppositions en dehors du cadre classique de la question sociale. La question coloniale qui culmine avec la guerre d’Algérie polarise le débat politique et le déplace sur la question des droits de l’Homme. Mais surtout, apparaissent de nouvelles formes de revendications politiques autour de la reconnaissance du droit des minorités et du droit des femmes ; c’est essentiellement le camp politique et syndical de gauche qui se fracture vivement sur ces nouveaux enjeux politiques, qui éclipsent la question sociale au profit d’aspirations de nature individuelle.

La culture du contentement et la conversion néo-libérale de la gauche

Ce qui se joue pendant les trois décennies d’après-guerre n’est ni plus ni moins qu’un renversement majeur de l’hégémonie culturelle de la gauche. C’est en effet sur le plan culturel que la gauche va perdre peu à peu son influence majeure au cœur du paysage politique français. Il faut dire que pendant les Trente glorieuses, la culture de la consommation de masse sous-tend une certaine « culture du contentement » selon les termes de l’économiste J.K. Galbraith. Le pacte social consumériste institue un compromis politique : la masse populaire abandonne volontiers le pouvoir économique au capital et le pouvoir politique à des représentants issus des classes supérieures en échange d’un revenu stable lui ouvrant l’accès à la société de consommation(1)Jacques Généreux, La déconnomie, Seuil, Paris, 2016 ; lire notre recension..

La classe ouvrière aspire à être promue au sein de la classe moyenne et la classe moyenne se met à partager un imaginaire politique des riches, parce que l’aspiration lénifiante à la consommation éteint l’aspiration révolutionnaire à l’égalité(2)Jacques Généreux, La déconnomie, Seuil, Paris, 2016.. Le développement des revenus et l’accès massif à la propriété, pourtant permise par un rapport de force syndical et politique favorable à la progression des revenus du travail, détournent une grande partie des salariés des revendications traditionnelles de la gauche. Le consentement à l’impôt progressif s’étiole, de même que la taxation de l’héritage perçue comme confiscatoire. Les salariés sont de moins en moins disposés à payer pour les autres, c’est-à-dire les chômeurs et les pauvres, et de plus en plus attirés par les assurances individuelles plutôt que par la Sécurité sociale, de plus en plus sensibles à la baisse des prix qu’à l’augmentation des salaires…

De citoyens à consommateurs : les limites d’un compromis entre le salariat et le capitalisme

La pulsion consumériste a préservé le capitalisme des pulsions révolutionnaires en favorisant l’épanouissement de valeurs égotistes fondées sur le mérite personnel et l’effort individuel. Mais ce modèle de contentement ne peut tenir qu’en préservant la croissance, mère de tous les bienfaits. Or, le déclenchement de la crise pétrolière (1974) va mettre un coup d’arrêt brutal au modèle capitaliste « fordiste » au cœur du compromis d’après-guerre. Alors que l’expansion du chômage et de la pauvreté aurait dû raviver les réflexes solidaristes de la classe salariale, c’est au contraire l’espoir d’une croissance retrouvée et d’une relance de la consommation qui occupe l’imaginaire collectif. La mutation idéologique néo-libérale, initiée depuis les années 1950 par les économistes néoconservateurs ou ultralibéraux (Anthony Giddens, F. von Hayek, Milton Friedman…) vont préparer le terrain idéologique de cette totale inversion de l’hégémonie culturelle et du retour du refoulé conservateur. Puisque le modèle d’économie régulée semble incapable de rétablir la croissance, la voie de la dérégulation prônée par les conservateurs (Reagan, Tchatcher, Kohl…) semble désormais la voie à suivre.

Une embellie sociale de courte durée en France

La France fait en apparence figure d’exception en portant François Mitterrand et les socialistes au pouvoir en 1981. En apparence seulement, car la victoire de 1981 apparaît avant tout comme une sanction du bilan de la droite, aux affaires depuis 25 ans. Mais ce n’est pas la promesse de l’égalité et de la solidarité qui porte les socialistes au pouvoir, c’est surtout celle de la relance(3)Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.77. ! Pourtant les deux premières années du septennat semblent tenir toutes leurs promesses d’une continuation de l’œuvre socialiste : 5e semaine de congés payés, réduction du temps de travail, nationalisations massives, rétablissement des élections sociales et nouveaux droits sociaux en entreprise, etc. Toutefois l’échec du plan de relance marque la fin de cette parenthèse éphémère : dès 1983, le Gouvernement opte pour une politique d’austérité salariale sans précédent précipitant le retour de la droite en 1986. Revenu aux affaires en 1988, François Mitterrand change radicalement de cap politique et enterre définitivement l’ancrage de la gauche de gouvernement dans l’idéal socialiste.

Fin du compromis social et financiarisation de l’économie

À partir des années 1980, les réformes mises en œuvre aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans le reste de l’Union européenne vont méthodiquement détruire le compromis social d’après-guerre. Fruit d’un long travail académique préparatoire dans les laboratoires de recherche étasuniens, la dérégulation massive de la finance va donner les pleins pouvoirs au capital financier, entraînant dans son sillage une mutation historique du capitalisme mondial. Mise sous pression par la finance, l’industrie est contrainte de dégrader les conditions de travail et les revenus d’une fraction croissante de salariés. De fait, dès les années 1990, le pacte consumériste est rompu : les ouvriers et employés (soit 60 % du salariat) n’ont plus l’assurance de voir leur vote compensé par un emploi stable. Et au bas de l’échelle salariale, un emploi stable n’est plus la garantie contre la pauvreté. L’obtention d’un diplôme n’est plus une garantie contre la précarité. Dans le même temps, les inégalités progressent dans des conditions inédites : un fossé se creuse entre les nouveaux riches de la finance et les nouveaux pauvres de l’industrie(4)Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.71..

La constitution du bloc bourgeois ou la conversion néo-libérale de la gauche

La remise en cause du compromis d’après-guerre et la progression, inconnue jusque-là, des inégalités aurait pu (dû) amener les classes populaires à renouer avec les revendications sociales séculaires de la gauche. Encore eût-il fallu que l’offre politique à gauche fût encore en mesure de porter ces aspirations. Car entre-temps le parti central de la gauche, le PS, a opéré son aggiornamento néo-libéral et s’est converti à l’idéologie mondialiste. Comme le démontrent Bruno Amable et Stefano Palombarini(5)Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.67., « le tournant de 1983 dans les politiques socialistes correspond à une victoire idéologique de la deuxième gauche au sein du parti » et de la prééminence du « réalisme économique ». Selon les auteurs, le tournant libéral de 1983 n’est nullement la résultante de l’échec des politiques de relance qui se seraient heurtées aux dures lois du réalisme économique, mais découle exclusivement d’un changement « des équilibres internes au PS », permettant au courant social-libéral dont l’artisan principal était Michel Rocard de faire triompher une « ligne politique présente depuis longtemps au sein du parti »(6)Philippe Alexandre et Jacques Delors, En sortir ou pas, éditions Grasset, 1985, Paris, cité in Amable, Palombarini, op. cité, 2018..

Cette victoire idéologique de la deuxième gauche rocardienne face à la ligne de rupture avec le capitalisme explique largement le tournant politique que prendra le parti socialiste dans le domaine social. La deuxième gauche trouve des relais politiques internes auprès du Premier ministre, Laurent Fabius, de Jacques Delors ou encore d’un jeune militant qui deviendra président de la République en 2012 : François Hollande. Dès 1984, la jeune garde socialiste est obsédée par le déclin économique de la France et par la nécessité d’adapter le modèle social français à « la bataille économique joyeuse et sauvage du capitalisme »(7)Tribune du quotidien Le Monde, intitulée « Pour être modernes, soyons démocrates », signée par François Hollande, Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard et Jean-Pierre Mignard, 16 décembre 1984, cité in Amable, Palombarini, op.cité, 2018.. Elle exhorte la gauche à réconcilier l’entreprise et la Nation et à se convertir au libéralisme économique. François Hollande écrira même : « la survie de la gauche dépendra de sa capacité à se “restructurer”elle-même pour faire accepter la modernisation de la société dans son ensemble ». Cette mutation idéologique s’appuie sur un levier idéologique puissant qui va devenir le véritable rayon paralysant politique de la gauche française : la construction européenne.

Le clivage traditionnel gauche-droite vole en éclat avec le triomphe du « Il n’y a pas d’alternative » à la compétition dérégulée

Cette mutation de la gauche va avoir des conséquences majeures sur l’ensemble des composantes du spectre politique français. Ce qui se joue, c’est tout simplement le remplacement de la structuration politique classique droite/gauche par une nouvelle offre qui s’appuierait sur un « bloc bourgeois » permettant de dépasser les contradictions propres à chaque parti. Ce bloc constituerait une nouvelle alliance entre les classes moyennes et supérieures qualifiées, favorables aux réformes économiques structurelles visant la compétitivité et la modernisation du pays. Partant du postulat que l’explosion des inégalités, de la précarité et de la pauvreté est inévitable dans un monde soumis aux contraintes de la mondialisation, le bloc bourgeois nous encourage à revêtir l’uniforme de la guerre économique mondiale. Il s’agit d’entretenir l’idée que les gouvernements agissent contraints et forcés par les lois de l’économie, qu’il n’y a pas d’alternative (« There is no alternative » ou « TINA » de Margaret Thatcher), et que la seule manière de résister est de devenir plus « compétitif ».

Clivage entre la fraction aisée et les classes populaires

La conversion à la guerre économique s’insinue dans tous les domaines de l’action publique : austérité salariale et affaiblissement des syndicats, remise en cause de la protection sociale, paupérisation des services publics, nouveau management public, ouverture à la concurrence et dérégulation des marchés de l’énergie, de l’éducation et de la santé, etc. Or, c’est bien la gauche qui a joué un rôle décisif dans la mise en œuvre du modèle économique des conservateurs et dans l’installation du capitalisme actionnarial. Plus encore, le bloc de gauche s’est fracturé entre une fraction aisée, satisfaite des évolutions découlant d’un approfondissement de l’union économique et monétaire, et une fraction issue des classes populaires qui subit la concurrence accrue entre les pays d’Europe. En se détournant des classes populaires, en accentuant les réformes mises en œuvre par les gouvernements conservateurs (sur les retraites, l’austérité salariale, le droit du travail, la politique de l’offre, etc.), la social-démocratie française a opéré un déplacement à droite toute du centre de gravité politique du pays.

Ironie de l’histoire, alors que la gauche française enterrait la lutte des classes pour mieux se convertir à la guerre économique, le grand capital financier assumait plus que jamais de mener une bataille de classe. La célèbre phrase du milliardaire Warren Buffet résonne avec d’autant plus de cynisme :

La lutte des classes existe et c’est notre classe, celle des riches, qui la mène et qui la gagne.

La droitisation à marche forcée de la gauche de gouvernement a eu des conséquences politiques majeures qui expliquent très largement la crise politique et institutionnelle que nous vivons depuis une trentaine d’années. L’effondrement des deux partis hégémoniques de l’affrontement partisan (PS et LR) a amené à une reconfiguration de l’espace politique autour de nouveaux groupes politiques qui revendiquent un dépassement des frontières électorales traditionnelles.

Apparition de l’extrême centre macroniste ni « de gauche ni de gauche »

L’extrême centre a fédéré en son sein tous les courants du bloc bourgeois issus de la deuxième gauche et de la droite libérale et plus globalement de l’électorat acquis aux bienfaits de la mondialisation heureuse.

En réalité, la reconfiguration de l’espace politique autour du bloc bourgeois a fait émerger un nouvel espace inédit incarné par le parti du Président Macron autour d’une ligne « d’extrême centre » selon l’approche théorisée par l’historien Pierre Serna. Modérantiste dans les déclarations, mais orienté dans les faits par un ultra-libéralisme économique, et surtout conduit par un exécutif à tendance autoritaire, l’extrême centre a fédéré en son sein tous les courants du bloc bourgeois issus de la deuxième gauche et de la droite libérale et plus globalement de l’électorat acquis aux bienfaits de la mondialisation heureuse. L’extrême centre serait-il pour autant la marque édifiante de la fin de l’histoire néo-libérale ? Pas si sûr.

Montée du RN libéral, xénophobe et nationaliste avec un programme pas si social

Mitterrand disait du centre qu’il « n’est ni de gauche ni de gauche » … Ayant en son sein des ministres issus de la droite néo-libérale, l’extrême centre macroniste peut être utilement qualifié de droite dure sur le plan économique, compensé par un certain progressisme sur le plan des mœurs. Or, le positionnement résolument pro-patronat du camp macroniste ainsi que son idéologie mondialiste précipitent les classes laborieuses les plus fragiles dans les bras de partis qu’elles jugent plus enclins à leur offrir une protection face aux menaces extérieures. Au cœur de cette reconfiguration politique, le Rassemblement national est parvenu à fédérer un électorat populaire composé de travailleurs pauvres, d’ouvriers et d’employés abandonnés résolument par la gauche et qui subissent de plein fouet la désindustrialisation et la concurrence des travailleurs à bas coût tout en se sentant menacés culturellement par les populations issues des vagues les plus récentes d’immigration dans les quartiers populaires. Ayant réussi à faire oublier son héritage politique antisémite, xénophobe et catholique traditionnel, le RN apparaît aujourd’hui comme un parti de gouvernement crédible dont le programme économique est classiquement libéral et pro-patronat et conservateur sur le plan des mœurs. Sa double obsession sécuritaire et migratoire a été totalement banalisée par la droite traditionnelle et son arrivée au pouvoir est aujourd’hui une hypothèse crédible.

Performances électorales fragiles de Jean-Luc Mélenchon sur la base d’ambiguïtés et d’attitudes rédhibitoires

Et la gauche dans tout cela ? Le succès électoral de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement La France Insoumise (LFI) en 2017 et 2022 a laissé supposer que la gauche radicale s’était refondée autour d’un projet résolument populaire et social. Mais la radicalité du discours médiatique de son leader fondée sur la culture de l’affrontement permanent, les ambiguïtés politiques sur la laïcité et les questions internationales, mais surtout les querelles intestines entre les différents partis de gauche qui contestent à LFI sa position dominante à gauche, opèrent aujourd’hui un effet repoussoir pour une partie de l’électorat traditionnel de la gauche issu des classes moyennes, sans pour autant attirer l’électorat ouvrier.

D’où une stratégie de captation de l’électorat jeune des quartiers urbains défavorisés, n’excluant pas, çà et là, un certain clientélisme électoral. En revanche, classer à l’extrême gauche son projet politique est une aberration. Son programme politique et économique est centralement social-démocrate : abandon de toute référence à la lutte des classes et au renversement du capitalisme, keynésianisme assumé, étatisme, respect du jeu institutionnel et démocratique… Un filet d’eau tiède à côté des 110 propositions du candidat Mitterrand de 1981. Qualifier d’extrême-gauche un tel programme politique démontre à quel point le centre de gravité du paysage politique s’est, en toute hypothèse, déplacé à droite.

Conclusion

À défaut d’envisager le travail et la question centrale au cœur du clivage idéologique, l’antagonisme politique se polarise désormais autour de lignes de fracture prétendument nouvelles sur le plan éthique et sociétal : l’instauration du « mariage pour tous » sous le quinquennat Hollande en est à ce titre le symbole. Mesure progressiste phare d’un gouvernement issu de la deuxième gauche, cette loi a ravivé le refoulé réactionnaire du pays. En revanche, sur le plan économique et social le quinquennat Hollande a mené une politique économique résolument pro-patronale qu’il est impossible de distinguer de celle de son prédécesseur N. Sarkozy et de celle poursuivie par E. Macron, marquée entre autres par une remise en cause du droit du travail, du droit à la retraite ainsi que par une politique d’austérité salariale sans précédent traduisant une soumission de la politique économique française aux injonctions libérales de l’UE.

Toutefois, le gouvernement Hollande était à l’unisson de l’évolution sociologique d’un électorat de classe moyenne urbaine et éduquée qui a délaissé les classes populaires et, derrière elles, toute aspiration sociale de nature égalitaire au profit de revendications civiles fondées sur la liberté individuelle. Adeptes d’un nouvel art de vivre fondé sur l’éthique individuelle (tourisme en Asie, développement personnel et cyclisme urbain…), la classe moyenne embourgeoisée des centres-villes a, semble-t-il, abandonné toute forme de revendication politique fondée sur le sentiment d’appartenance à une classe laborieuse qui a été sacrifiée sur l’autel de la culture du contentement consumériste.

De nouvelles lignes de fractures et lutte des classes en jachère

Plus globalement, le débat politique semble s’être reconfiguré autour de nouvelles lignes de rupture qui interrogent les termes mêmes de notre contrat social républicain : partisans d’une laïcité républicaine contre promoteurs du multiculturalisme, adeptes de la décroissance écologique contre partisans d’une planification industrielle, promoteurs d’un fédéralisme européen contre souverainistes et défenseurs de l’État Nation, défenseurs de l’Étatisme contre militants de l’auto-organisation politique…

En réalité ces clivages n’épousent plus les contours traditionnels de la gauche et de la droite. Ils les traversent. Ainsi, l’anarchisme, traditionnellement estampillé à l’extrême gauche, est aussi concerné par des dérives sectaires. Une partie de ce mouvement abandonne « Ni Dieu, ni maître » pour un soutien aux signes religieux à l’école publique ! Et traitent d’« islamophobes » les libertaires qui continuent à poser le primat de la lutte des classes. Pour d’autres, il est désormais le mantra d’une partie de l’extrême droite (je fais directement référence ici à l’anarcho-capitalisme de droite voire d’extrême-droite issu du mouvement dit « libertarien » dont l’actuel Président de l’Argentine Javier Milei et l’ex-Président brésilien Jair Bolsonaro sont les principaux représentants – et dans une certaine mesure Donald Trump aux États-Unis.).

Ce mouvement de pensée repose sur un ultra-libéralisme économique allant jusqu’à la remise en cause du rôle de l’État y compris sur le champ régalien. Ce mouvement « libertarien » se proclame « anarchiste » en cela qu’il récuse tout forme de régulation collective et promeut un effacement total de l’État au profit d’une régulation sociale fondée sur une sanctuarisation des libertés individuelles dans le domaine comportemental (légalisation de l’usage des drogues par exemple), économique, social voire sécuritaire (promotion des milices privées par exemple). Ce mouvement n’a évidemment rien en commun avec la philosophie anarchiste originelle, d’essence socialiste, fondée sur l’auto-organisation du peuple, le rejet de la propriété, le solidarisme et le renversement de la hiérarchie sociale. Le mouvement libertarien d’extrême droite naturalise à l’inverse les inégalités sociales et la disparition des éléments les plus fragiles de la société sur la base d’une rhétorique qui n’est pas sans rappeler celle du darwinisme social et de la hiérarchie des races. Fortement influencée par les courants évangélistes américains, le mouvement libertarien promeut un discours ouvertement complotiste et climato-sceptique.

Ce mouvement libertarien est à relier aux nombreux courants politiques de l’extrême-droite millénariste, suprémaciste et survivaliste qui postulent la fin de la société en lien avec les bouleversements climatiques et géopolitiques à venir. En réponse à l’effondrement civilisationnel de l’Occident, ces mouvements à tendance sectaire militent pour la libéralisation du port d’arme et l’entraînement à la guerre civilisationnelle rendue inévitable par la pression migratoire inhérente aux bouleversements du monde. Ce mouvement est parvenu à instaurer une confusion idéologique en se réclamant de la lutte contre le marxisme culturel qui aurait colonisé la société occidentale et se retrouverait dans l’action de l’État, oppresseur par essence. Les libertariens en appellent par conséquent à une réduction drastique du poids de l’État, à une dérégulation absolue de l’économie et à une privatisation de la Banque centrale, à la suppression des aides sociales et à la limitation à l’extrême des dépenses publiques. S’ils sont partisans d’une liberté absolue de choisir leur mode de vie, ils ne poussent pas le raisonnement jusqu’à promouvoir le droit des femmes et encore moins celui de l’IVG.

En France, si l’influence libertarienne néo-conservatrice américaine reste limitée, l’anarchisme de droite se développe néanmoins dans les milieux ultralibéraux dont le mouvement « Génération libre » de Gaspard Kœnig est l’une des principales figures de proue. Partisan d’un effacement de l’État et d’une très forte décentralisation, ce mouvement autoproclamé « libertaire » préconise notamment une totale libéralisation des marchés et l’instauration d’un revenu universel (« LIBER ») qui aurait vocation à se substituer aux systèmes de protection sociale solidaire. S’il est avant tout un ultralibéralisme économique et social d’influence tocquevillienne, il se distingue néanmoins des courants de la droite libérale classique par une pensée qui sanctuarise le libre arbitre individuel (concept de « propriété de soi ») allant jusqu’à un rejet de la fonction régulatrice de l’Etat dans le domaine éthique, sanitaire et comportemental (légalisation des stupéfiants, libéralisation de la GPA, droit à l’euthanasie, etc.).

De même, envisager le combat écologique sans en appeler à réinterroger la soutenabilité du productivisme capitaliste conduit inexorablement à dépolitiser le débat écologique en l’enfermant dans le terrain éthique et individuel. Enfin, la laïcité envisagée indépendamment de la question sociale conduit d’une part une partie de la gauche à substituer, pour reprendre les termes de Gérard Noiriel(8)Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Races et sciences sociales, Essai sur les usages sociaux d’une catégorie, éd. Agone, coll. Epreuves sociales, Paris, 2021., « la lutte des races à la lutte des classes » et d’autre part à permettre à la droite de trouver une justification honorable de l’existence de discriminations objectives tout en portant une certaine vision ethnico-culturelle de la Nation française (« les racines chrétiennes de la France »).

Les questions du travail, des luttes sociales doivent retrouver leur centralité

L’histoire sociale récente, à savoir le mouvement Gilet jaune (2019-2020) nous renseigne sur les dangers des solutions politiques qui éludent la question du travail comme fondement du droit de citoyenneté. Envisager de répondre spécifiquement à l’enjeu des inégalités en réservant des prestations sociales aux seuls produits de la solidarité nationale, tandis que les travailleurs, notamment les plus fragiles, voient leurs droits sociaux systématiquement remis en cause, conduit à une impasse. Les travailleurs pauvres, cette France périurbaine qui se lève tôt, nourrissent dès lors une exaspération sociale née du sentiment d’être les éternels laissés pour compte d’un système de solidarité dont ils se sentent exclus, encouragés en ce sens par un discours politique et médiatique qui fustige quotidiennement l’assistanat. A défaut d’envisager le salaire comme modalité de juste rémunération du travail, on adresse un signal terrible aux premiers de corvée : faute d’être suffisamment productifs pour que leur salaire leur assure des conditions de vie dignes, leur existence sociale ne peut venir que de coups de pouce sous forme de primes visant à soutenir leur pouvoir d’achat.

En frappant d’obsolescence le combat pour l’égalité réelle, autrement dit, en éludant le travail comme condition indépassable de la citoyenneté sociale, la reconfiguration du clivage politique en dehors de la question sociale a néanmoins un coût considérable en termes de cohésion sociale. Cela nourrit tous les dangers politiques que fait peser le retour du refoulé réactionnaire de notre pays dont le RN n’est qu’un avatar.

Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres les plus divers.

Antonio Gramsci

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Jacques Généreux, La déconnomie, Seuil, Paris, 2016 ; lire notre recension.
2 Jacques Généreux, La déconnomie, Seuil, Paris, 2016.
3 Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.77.
4 Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.71.
5 Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, nouvelle édition actualisée et augmentée, Raison d’agir éditions, Paris, 2018, p.67.
6 Philippe Alexandre et Jacques Delors, En sortir ou pas, éditions Grasset, 1985, Paris, cité in Amable, Palombarini, op. cité, 2018.
7 Tribune du quotidien Le Monde, intitulée « Pour être modernes, soyons démocrates », signée par François Hollande, Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard et Jean-Pierre Mignard, 16 décembre 1984, cité in Amable, Palombarini, op.cité, 2018.
8 Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Races et sciences sociales, Essai sur les usages sociaux d’une catégorie, éd. Agone, coll. Epreuves sociales, Paris, 2021.