« Woke », « identitaire »… analyser pour mieux combattre À partir de deux ouvrages

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Cet article part de deux lectures qui se recoupent partiellement, bien que le premier, écrit en 2021 et axé sur la gauche française, ne parle pas du tout du wokisme qui se développait alors, mais n’en était qu’à ses débuts ; il a paru utile d’en rendre compte en parallèle – bien que d’une façon non exhaustive – pour dégager les bases d’une souhaitable contre-offensive.

  • Crise de la gauche. Cancel culture, décolonialisme et universalisme, sous la direction de Michel Dreyfus (éditions Hermann, 2022, 132 p.)
    Il s’agit du cinquième d’une série de six livres consacrés à la crise de la gauche, portant sur la nébuleuse qualifiée pour l’occasion de « gauche identitaire », terme imprécis qui recouvre principalement les termes figurant dans le sous-titre. Ce qui les rassemble, pour M. Dreyfus – historien du mouvement social contemporain – c’est la focalisation sur les « questions sociétales » d’une gauche qui, depuis des années, « s’est montrée incapable d’apporter une réponse aux besoins des classes modestes, en matière notamment de lutte contre le chômage ».
    Le livre comporte neuf contributions ; nous y ferons référence avec les lettres CG et le nom de l’auteur.
  • La religion woke, par Jean-François Braunstein (Bernard Grasset, 2022, 288 p.)
    Écrit un an plus tard alors que les idées (les idéologies plutôt) se diffusent et développent à grande vitesse, JF Braunstein – philosophe spécialiste d’épistémologie et d’histoire des sciences – adoube le terme « woke » pour mieux dénoncer et alerter. Il le fait grâce à une très abondante documentation issue d’abord des États-Unis, le cas échéant complétée par la version française des théories woke. On sort de cet exposé d’absurdités partagé entre la consternation et le rire(1)Ce qu’a également ressenti Jean-Michel Muglioni dans les réflexions qu’il livre, suite à la lecture de l’ouvrage, « interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas »..
    Par commodité, il sera fait référence à l’ouvrage par les initiales RW.

Généalogie des idées en cause

Un chapitre de l’ouvrage CG (« L’anti-universalisme peut-il être de gauche ? ») est dû à Stéphanie Roza(2)Il reprend l’essentiel de son ouvrage La gauche contre les Lumières ? (janvier 2020) qui a fait déjà l’objet d’une recension dans ReSPUBLICA par P. Hayat.. L’auteure montre comment l’anti-rationalisme, l’anti-progressisme et l’anti-universalisme convergent dans une haine des Lumières, de la Raison – ce qui peut dangereusement rapprocher la gauche identitaire de l’extrême-droite. Pour elle, des penseurs de la déconstruction tels Derrida et Foucault sont responsables en tant que « passeurs » de l’argumentaire de rejet des Lumières de Nietzsche et Heidegger.

Braunstein pour sa part, tout en notant l’attaque des wokes contre l’héritage des Lumières récuse cette thèse en considérant que l’influence de la French Theory est très surestimée (RW, pp. 18, 205). Sans rentrer dans un débat académique à base de citations, on rappellera l’intérêt des services américains, afin de contrer le marxisme, pour les penseurs de la déconstruction et la floraison de la « théorie française » sur les campus américains(3)Voir l’article de Philippe Hervé dans ReSPUBLICA « De la contre-insurrection, de la French Theory et du mouvement woke »..

Une « religion » intolérante

Pour éclairer le titre un peu provocant de son livre, JF Braunstein souligne l’influence des mouvements de « réveil » religieux (protestants : To wake = s’éveiller) associés à la culture populaire noire. Mais s’ils se targuent de rectitude morale et du sens de la justice sociale, les militants wokes appartiennent à une élite d’« élus » arrogants, blancs et de milieux favorisés, situation qui leur permet, à partir de l’université, de répandre leur idéologie dans les médias, les industries culturelles et les GAFAM (RW, p. 47-55).

Les aspects les plus caricaturaux de cette religiosité à l’américaine sont les rituels de l’aveu, le genou mis en terre, le lavement des pieds des militants noirs… Mais il s’agit d’une religion sans pardon : le privilège blanc est irrémédiable, l’important sera de séparer les purs des impurs, c’est-à-dire de dénoncer, de faire taire ceux qui pensent différemment(4)Ici les exemples français viennent se superposer aux exemples américains : pour ne citer que le domaine de la culture, les pressions auxquelles a résisté Ariane Mnouchkine sur le casting de la pièce Kanata, inversement la déprogrammation des Suppliantes à la Sorbonne.. Car avec des personnes qui récusent l’objectivité et la vérité dès lors qu’elles leur apparaissent liées à l’histoire oppressive des Blancs, le dialogue est impossible.

C’est dans l’ouvrage CG (p. 21, par Joël Kotek) qu’on trouvera une ahurissante description d’« inquisition wokiste et décoloniale » avec le mouvement belge BePAX, d’origine catholique, mais très proche de l’Islam, qui se consacre par des formations à la réhabilitation du mâle blanc hétéronormé responsable du « racisme systémique d’État » (plus particulièrement ici à l’égard des arabo-musulmans). Il en découle alors que le racisme, propre à la société blanche, ne peut pas être le fait d’un « racisé ». À la limite, il est vain de vouloir changer de camp.

Premier paradoxe, le mouvement woke qui se veut antiraciste, surtout depuis Black Lives Matter, a développé une « théorie critique de la race » (critical race theory) à l’opposé du discrédit antérieur de cette notion, « qui ne cesse de réaffirmer la nécessité de considérer les relations sociales et l’ensemble de la vie humaine en termes de race » (RW, p. 159). Second paradoxe du wokisme : cette assignation par la couleur de la peau(5)Bien qu’elle ne semble pas très fixée pour les latinos, les juifs, ou les asiatiques. Quant aux cinq policiers noirs récemment inculpés pour le meurtre du noir Tyre Nichols à Memphis, qu’en disent nos wokes ?! ne vaut plus lorsqu’il s’agit du sexe : la « fluidité du genre » – on y reviendra – permet d’échapper à la toxicité du masculinisme…

Un dernier point par lequel J.F. Braunstein caractérise la « religion woke », c’est son absence de perspective d’avenir, un catastrophisme alimenté par les préoccupations écologistes : l’humanité va, doit même, s’arrêter.

Les luttes contre le fascisme et l’antisémitisme

Le passé colonial (et non esclavagiste) de la France a dessiné un contexte différent de celui des États-Unis. La tradition de l’antiracisme républicain est également spécifique dans notre pays : un texte intitulé « Aux sources de l’antiracisme universaliste » (CG, Emmanuel Debono) montre comment dans les années 1930 la question des identités fut tranchée au profit d’une conception universelle de la lutte, en particulier à la LICA devenue LICRA en 1979. Avec le Comité Adama Traoré, nous en sommes bien loin !

Il en va un peu de même pour l’antifascisme qui fut si rassembleur avant-guerre et l’était encore dans l’opposition au Front national en 2002 (« F comme fasciste, N comme nazi… ») et est devenu le quasi-monopole d’une ultra-gauche composite, avec un NPA « qui a abandonné une bonne part de l’héritage idéologique de la LCR » et des représentants de la France insoumise (CG, Gilles Vergnon « Métamorphoses de l’antifascisme »). Un exemple extrême en est l’Action antifasciste de Paris-Banlieue qui se présente ainsi : « Notre antifascisme a aujourd’hui pour adversaire principal l’État bourgeois et raciste, son appareil idéologique et ses institutions qui distillent quotidiennement une islamophobie d’État » ! Quant au fascisme islamique, motus pour la gauche anti-Charlie (CG, Manuel Boucher) !

Après l’échec du mouvement des Beurs, la montée de l’islamogauchisme faisant du musulman le remplaçant du prolétaire, méritant un soutien inconditionnel(6)Voir N. Sidi Moussa, La fabrique du Musulman., avec la complicité de chercheurs comme Éric Fassin et la mise en place du processus de victimisation (le Comité contre l’islamophobie en France – CCIF), les années 2000 décomplexent donc la revendication de la race sous la forme des Indigènes de la République. Houria Bouteldja s’écrie : « Vous me dites 1789, je vous réponds 1492 ! », car 1789 « symbolise pour elle non pas la Révolution qui permit la première abolition de l’esclavage, mais ce que les décoloniaux dénoncent : l’état de droit, la laïcité et la démocratie » alors que 1492 est à la fois l’amorce de la colonisation de l’Amérique et la chute de l’émirat de Grenade (CG, François Rastier, p. 72). Faute de pouvoir réécrire l’histoire, en 2006 le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) tente de faire interdire l’ouvrage de O. Pétré-Grenouilleau illustrant la traite négrière des Arabes.

Quant à la lutte contre l’antisémitisme, Michel Dreyfus dénonce la passivité de la gauche, surtout extrême, face aux nouvelles formes et à la montée des actes antisémites à compter de l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006(7)La Ligue communiste révolutionnaire, les anarchistes et l’Union juive française pour la paix refuseront de manifester en son hommage. (CG, « Antisémitisme à gauche ? Hélas… »). Le conflit du Moyen-Orient faisant de la cause palestinienne le symbole de la lutte contre toutes les oppressions, nonobstant bien des conflits plus meurtriers, l’antisionisme en vient parfois à masquer l’antisémitisme. Nous renvoyons à l’ouvrage pour la chronique de « cette sous-évaluation ou cet aveuglement » des intellectuels et des partis de gauche, en soulignant la conclusion : la gauche identitaire apparaît comme participant à une nouvelle judéophobie qui consiste « à retourner contre les Juifs l’accusation de racisme en raison de l’existence d’Israël ».

La question du genre

Le rôle de l’intersectionnalité est peu présent dans l’ouvrage CG, bien que cette « théorie » se soit introduite très tôt de ce côté de l’Atlantique, parrainée par des auteurs ou des personnalités étasuniennes repérés comme progressistes (on songe à Angela Davis soutenant les victimes noires de notre police) et qu’elle ait une place dans l’affirmation des identités.

JK Braunstein s’attarde sur les premiers écrits « intersectionnels », ceux de K. Crenshaw, suscités par une particularité du droit américain voulant qu’on ne puisse retenir qu’une seule sorte de préjudice devant les tribunaux, une discrimination en tant que femme ou en tant que Noire. Car l’expérience des femmes noires ne peut se superposer ni à celle des hommes noirs ni à celles des femmes blanches. Mais ce constat assez banal, note justement l’auteur, au lieu de ramener au concept connu de « convergence des luttes », conduit des groupes de plus en plus nombreux à une concurrence victimaire, susceptible d’ailleurs de mener à des conflits entre eux (RW, pp. 193 sq).

Au chapitre du genre, Braunstein privilégie la problématique des transgenres. Là encore, l’auteur voit dans les données étasuniennes une dimension religieuse de « nouvelle naissance » et une émancipation de type puritain. Émancipation toute individuelle, mais qui permettrait de rejoindre une communauté « trans » ou « non-binaires » qui s’agrège autour de l’idée de la transphobie des autres.

Refus du réel, la négation du corps physique dans lequel on est né pour constituer ces « identités improbables », « déclaratives » atteint surtout les jeunes solitaires et les professions intellectuelles ; elle n’aurait été rendue possible « qu’au travers des communautés formées sur Internet ».

Oui, mais il y a des effets réels dans tout cela. Lorsque des appellations comme « personnes avec une prostate » ou « personnes avec un col de l’utérus » s’accompagnent d’une exigence de droits effectifs, on atteint l’insupportable : des hommes avec pénis dans le quartier des femmes en prison ou exerçant un chantage à la transphobie sur les lesbiennes, des compétitions sportives dénuées de sens… Il a fallu à l’auteure britannique JK Rowling tout le poids de sa notoriété pour faire passer des messages de bon sens à ce sujet, et elle en a payé le prix !

En France, le mouvement LGBTQ+ se déchire sur ces questions, mais le plus dangereux dans cette illusion de la « fluidité de genre » est son prosélytisme. Depuis le ministère de Najat Vallaud-Belkacem (2014-2017) à l’Éducation nationale, le ver est dans le fruit, l’éducation à la sexualité via le Planning familial « nouveau » et l’impréparation du corps enseignant font redouter le pire (voir La fabrique de l’enfant transgenre, par Caroline Eliacheff et Céline Masson).

Comment en est-on arrivé là et que faire ?

Reprenons le diagnostic politique (CG, p. 24) :

La gauche française doit prendre conscience que l’influence grandissante en son sein du ‘modèle’ racialiste étasunien anti-marxien et anti-laïque participa à l’affaiblissement des capacités réflexives et d’action des classes populaires. La division de celles-ci sur des bases identitaires et ethno-raciales sert, en effet, les intérêts de classe de la bourgeoisie, y compris de la ‘bourgeoisie ethnique’ en ascension. 

Et revenons à la dernière partie du livre de Braunstein intitulée « Une religion contre la science. Les épistémologies du point de vue ». Les auteurs américains dont il discute les thèses sont sans doute peu connus ici, une citation de la démocrate « wokissime » Alexandria Ocasio-Cortez à la Chambre des représentants devrait suffire (RW, p. 249) :

« Je pense que beaucoup de gens sont soucieux d’être précis, factuels et sémantiquement corrects, alors que pour moi, il vaut mieux être “moralement correct”. Et de toute façon, poursuit-elle, si je fais des erreurs ce n’est pas la même chose que lorsque Trump “ment à propos des migrants”. Ce sont des erreurs pour le bien. […] » On a rarement vu un tel cynisme.

Car aux États-Unis, la question de wokisme clive politiquement. On le voit avec la campagne pour la primaire républicaine en vue de 2024 du gouverneur DeSantis. Les entreprises qui pratiquent une politique DEI (Diversité Equité Inclusion) sont visées au nom des intérêts des actionnaires…

Serions-nous moins atteints en France ? Il n’est pas sûr que notre culture européenne, que notre ethos républicain suffisent à contenir ce qui est plus qu’un effet de mode. Nous soumettons quelques modestes pistes pour réagir :

  • Développer un contre-discours argumenté là où nous sommes et où le wokisme s’infiltre : partis, associations, syndicats. Au-delà, pratiquer l’éducation populaire sans s’illusionner sur le fait que la majorité de nos concitoyens ont bien d’autres priorités en tête… Peut-être par des formes de mise en scène faisant appel à la dérision ?
  • Tenter de contrer les médias complices (Médiapart, Le Monde, Télérama…) et de s’affirmer sur les réseaux sociaux. S’appuyer pour cela sur quelques intellectuels raisonnables, y compris étasuniens, car il y en a !
  • Faire le lien avec le combat laïque, qui permet de comprendre ce qu’est une véritable liberté individuelle de pensée et de comportement à l’opposé des assignations : couleur de peau, sexe, sont des données du réel, « faire avec » ne veut pas dire accepter ce que la société en fait.
  • Rétablir la primauté du combat social sur les combats sectoriels, « sociétaux » (ce qui ne signifie pas les négliger). Montrer la différence entre égalité et équité, entre un universalisme abstrait qui laisse subsister les discriminations et un universalisme concret qui, par exemple, refonderait une véritable méritocratie par l’égalité des chances.

C’est au prix d’une insurrection contre les délires wokes que la gauche française peut espérer ne pas se couper du peuple et ne pas prêter le flanc aux flèches de la droite et de l’extrême-droite.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ce qu’a également ressenti Jean-Michel Muglioni dans les réflexions qu’il livre, suite à la lecture de l’ouvrage, « interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas ».
2 Il reprend l’essentiel de son ouvrage La gauche contre les Lumières ? (janvier 2020) qui a fait déjà l’objet d’une recension dans ReSPUBLICA par P. Hayat.
3 Voir l’article de Philippe Hervé dans ReSPUBLICA « De la contre-insurrection, de la French Theory et du mouvement woke ».
4 Ici les exemples français viennent se superposer aux exemples américains : pour ne citer que le domaine de la culture, les pressions auxquelles a résisté Ariane Mnouchkine sur le casting de la pièce Kanata, inversement la déprogrammation des Suppliantes à la Sorbonne.
5 Bien qu’elle ne semble pas très fixée pour les latinos, les juifs, ou les asiatiques. Quant aux cinq policiers noirs récemment inculpés pour le meurtre du noir Tyre Nichols à Memphis, qu’en disent nos wokes ?!
6 Voir N. Sidi Moussa, La fabrique du Musulman.
7 La Ligue communiste révolutionnaire, les anarchistes et l’Union juive française pour la paix refuseront de manifester en son hommage.