120 ans après la loi de 1905, que faire face aux fossoyeurs de la laïcité ?

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© Centre historique des Archives nationales - Atelier de photographie AE/II/2991

En cette année anniversaire des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation des Églises et de l’État, les célébrations seront nombreuses, souvent instructives et utiles. On peut aussi s’attendre à ce que certaines d’entre elles minent le principe de laïcité au lieu de le réassurer. Experts en confusionnisme, les fossoyeurs contemporains de la laïcité s’avanceront masqués. On s’intéressera à trois champs de bataille qu’ils ont investis : le délit de blasphème ; l’article 32 de la loi de 1905 ; la loi Debré du 31 décembre 1959.

I) LE DÉLIT DE BLASPHÈME EST-IL DE RETOUR ?

Le procès autour de l’assassinat de Samuel Paty a d’ores et déjà révélé un scandale glaçant : plus de deux siècles après l’article 10 de la Déclaration de 1789(1)« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. ». et 120 après la loi de 1905 qui ne reconnaît aucun culte, il faut admettre que, dans la France d’aujourd’hui, on meurt pour avoir blasphémé(2)Dans les mémoires laïques, le Chevalier de la Barre est en France le dernier exécuté, en 1766, pour délit de blasphème https://unitelaique.org/index.php/qui-etait-le-chevalier-de-la-barre/. Et pourtant, s’agissant de Samuel Paty, son prétendu blasphème s’est, dans les faits, soldé par une décapitation..

Le blasphème est en effet une notion strictement religieuse définissant un propos, un acte, un geste ou « un air » jugés outrageants à l’égard de ce qui est vénéré par les religions. En toute rigueur, dans un État laïque, on ne devrait pas mourir pour délit de blasphème : le blasphème ne concerne que ceux qui adhèrent à une religion et ne saurait en aucune façon s’appliquer à la loi commune. C’est seulement dans un État religieux que les individus vivent sous la crainte de commettre un délit de blasphème.

Mais ce principe n’est, dans la France d’aujourd’hui, que de droit. Dans les faits, Samuel Paty est mort pour avoir été traité d’islamophobe qui a bien cherché ce qui lui est arrivé. On va même jusqu’à justifier sa décapitation en raison de sa prétendue islamophobie(3)https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/enseignant-decapite-dans-les-yvelines/proces-de-l-assassinat-de-samuel-paty-l-une-des-s-urs-du-professeur-annonce-qu-elle-va-deposer-plainte-pour-apologie-du-terrorisme-apres-des-propos-tenus-sur-x_6938123.html.. Dans les faits, des forces politiques, idéologiques et religieuses considèrent, en un style plus ou moins enrobé, que le refus insistant du délit de blasphème trahit au mieux un ringardisme obsolète mal ajusté à la société pluraliste contemporaine, au pire un intégrisme laïcard et raciste.

Ainsi, après avoir été chassé en droit, le délit de blasphème pourrait revenir dans les faits, au point d’impressionner certains juristes soucieux d’accorder le droit au fait. Aux laïques donc de ne pas baisser la garde et d’expliquer ce que le « délit de blasphème » a, de fait, d’aliénant et de mortifère. À eux de démontrer en quoi la laïcité lutte pour l’émancipation universelle de tous les êtres humains, en droit et dans les faits. Il leur revient de refuser que la liberté des peuples et des individus dépende du caprice de quelque fanatique que ce soit, à quelques religion ou secte religieuse qu’il appartienne.

II) L’ARTICLE 31 DE LA LOI DE 1905 A-T-IL DISPARU ?

L’affaissement du délit de blasphème n’est pas le seul angle d’attaque des fossoyeurs de la laïcité qui s’avancent masqués. Ayant l’an dernier fait tourner en boucle une astuce visant à faire oublier l’article 31 de la loi de 1905, il y a lieu de penser qu’ils persévéreront en cette année du 120e anniversaire. Rappelons cet article :

Sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ceux qui, soit par menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, ont agi en vue de le déterminer à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte. Les peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsque l’auteur des faits agit par voie de fait ou violence

Le texte de la loi est limpide. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les faux-amis et véritables fossoyeurs de la laïcité ont inventé le tour de passe-passe suivant. Puisque la loi de 1905 ne reconnaît aucun culte, disent-ils, elle ne se prononce donc pas sur le caractère religieux ou non de telle ou telle tenue religieuse. Au regard de la loi de 1905, il serait donc interdit d’interdire quelque tenue religieuse que ce soit ! Cette rhétorique a pour effet de transformer la loi de 1905 en une loi inopérante, sans effet contraignant sur la réalité empirique, semblable à ce que Rousseau nommait « un vain formulaire ». Si on objecte à ces imposteurs que le peuple estime qu’un chapeau noir, costume noir et papillotes, qu’une croix ou une abaya sont des signes religieux, ils répondront que le peuple n’a rien compris et qu’il est d’ailleurs sous l’emprise de l’extrême droite. Ce procédé qui défie sans vergogne le sens commun détruit de l’intérieur la loi de 1905 et le principe de laïcité.

Notons que, l’an dernier, la loi de 2004 a été le terrain de combat privilégié des antilaïques autour de l’abaya présentée, à volonté, comme un habit culturel, une provocation adolescente, un vêtement inséparable de l’intimité personnelle profonde de l’élève ou un accoutrement à la mode. Cette incohérence visait à faire croire que la loi de 2004 était liberticide. Tout comme les laïques, les antilaïques savent qu’en atteignant la loi de 2004 et l’école publique que cette loi protège, ils sapent les bases de la République laïque(4)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/loi-de-1905-loi-de-2004-un-meme-combat-laique/7436840.. Cela était vrai en 2024. Il y a tout lieu de présumer que ce sera encore le cas en 2025. 

III) FAUT-IL LÉGITIMER LA LOI DEBRÉ ?

Une troisième urgence pour les laïques, après le délit de blasphème et l’article 31 de la loi de 1905, est la loi Debré de 1959 qui a permis à des établissements scolaires privés de passer un contrat avec l’État(5)https://shs.cairn.info/revue-la-pensee-2016-3-page-127?lang=fr.. Les laïques ne se sont jamais reconnus dans la loi Debré qui contredit les lois scolaires de 1880 et la loi de 1905. Cette loi s’inscrit en effet dans une logique contraire au principe de séparation en autorisant le financement d’établissements scolaires privés très majoritairement religieux. Cette loi donna d’ailleurs lieu en 1960 à une immense mobilisation laïque(6)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/le-serment-de-vincennes-19-juin-1960-la-guerre-scolaire-visible-hier-sournoise-aujourdhui-est-toujours-dactualite/7413602..

En outre, la loi Debré a été elle-même plusieurs fois durcie, notamment avec les lois Guermeur et Carle et le statut de 2013(7)https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006071191/LEGISCTA000006151353/.. Ce durcissement a créé un véritable système d’éducation confessionnel financé sur fonds publics, parallèle à l’Éducation nationale.

Mais aujourd’hui, les laïques sont confrontés à un double problème qui vient de l’aggravation considérable de la ségrégation sociale et scolaire au détriment du public, et d’un financement opaque du privé. Ainsi, le député LFI Paul Vannier et le député Renaissance Christopher Weissberg ont déposé le 2 avril 2024 un rapport éclairant sur le financement publicde l’enseignement privé sous contrat(8)https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-cedu/l16b2423_rapport-information#..

P. Vannier a prolongé ce travail en novembre 2024 d’un projet de loi tendant à la refondation du modèle de financement public des établissements sous contrat(9)https://cafepedagogique.net/2024/11/20/exclusif-paul-vannier-sur-le-prive-sous-contrat-on-a-un-systeme-qui-est-obsolete-opaque-et-hors-cadre-legal/..

De son côté, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias avait déposé dès juillet 2022 un projet de loi visant à lier le financement des établissements privés à des critères de mixité sociale(10)https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/ecole-le-senateur-pierre-ouzoulias-souhaite-conditionner-les-financements-du ; https://www.lecese.fr/actualites/pierre-ouzoulias-senateur-reussite-lecole ; https://www.publicsenat.fr/actualites/education/des-etablissements-prives-subventionnes-par-letat-organisent-un-separatisme-social-et-scolaire-denonce-pierre-ouzoulias ; https://www.dailymotion.com/video/x97457q.. Et, depuis, il s’attache inlassablement à faire aboutir ce projet de justice sociale.

Un tel engagement de justice sociale et de contrôle effectif du financement public des établissements scolaires privés est assurément digne d’être soutenu. On ne saurait toutefois nier les difficultés que cette proposition soulève. Elle revient en effet à entériner la loi Debré et à laisser de côté le serment laïque de 1960 à lutter sans relâche pour l’abrogation de cette loi de division(11)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/le-serment-de-vincennes-19-juin-1960-la-guerre-scolaire-visible-hier-sournoise-aujourdhui-est-toujours-dactualite/7413602..

IV) DEUX PROPOSITIONS QUI LIENT LE COMBAT LAÏQUE AU COMBAT SOCIAL

Cependant, il convient de peser les termes du choix tel qu’il se présente aujourd’hui : soit les laïques s’en tiennent au Serment de Vincennes de leurs aînés, laissant aux anti-laïques l’exclusivité de ce combat de justice ; soit ils entrent dans ce combat en l’accompagnant de deux propositions. La première consiste à récuser toutes les dispositions qui ont aggravé la loi Debré d’origine en autorisant le Secrétariat général de l’enseignement catholique à négocier avec les collectivités publiques à la place des établissements. Une deuxième proposition consiste à ne rien céder sur la loi de 2004 applicable à l’enseignement public. Cette proposition se heurtera au sophisme fréquent selon lequel la loi de 2004 induit une inégale liberté entre les élèves du privé et ceux du public, les premiers bénéficiant de la liberté de porter des tenues religieuses à l’inverse de ceux du privé. Il conviendra alors de démonter ce sophisme.

Ces deux propositions reviennent à considérer que l’horizon historique des laïques demeure la fin du financement public de l’école privée confessionnelle, sans constituer un préalable à cet engagement de justice sociale et scolaire. Entériner à ce jour la réalité de l’enseignement privé sans le légitimer : telle serait aujourd’hui une façon courageuse et utile de lier le combat social et le combat laïque.

CONCLUSION

Ainsi, en cette année de célébration des 120 ans de la loi de 1905, il y a lieu de penser que les fossoyeurs de la laïcité s’avanceront masqués. C’est là un signe roboratif de la popularité de la laïcité, mais aussi l’indice de sa vulnérabilité, et un signal d’appel aux laïques à préserver conjointement les lois de 1905 et de 2004.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. ».
2 Dans les mémoires laïques, le Chevalier de la Barre est en France le dernier exécuté, en 1766, pour délit de blasphème https://unitelaique.org/index.php/qui-etait-le-chevalier-de-la-barre/. Et pourtant, s’agissant de Samuel Paty, son prétendu blasphème s’est, dans les faits, soldé par une décapitation.
3 https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/enseignant-decapite-dans-les-yvelines/proces-de-l-assassinat-de-samuel-paty-l-une-des-s-urs-du-professeur-annonce-qu-elle-va-deposer-plainte-pour-apologie-du-terrorisme-apres-des-propos-tenus-sur-x_6938123.html.
4 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/loi-de-1905-loi-de-2004-un-meme-combat-laique/7436840.
5 https://shs.cairn.info/revue-la-pensee-2016-3-page-127?lang=fr.
6, 11 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/le-serment-de-vincennes-19-juin-1960-la-guerre-scolaire-visible-hier-sournoise-aujourdhui-est-toujours-dactualite/7413602.
7 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006071191/LEGISCTA000006151353/.
8 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-cedu/l16b2423_rapport-information#.
9 https://cafepedagogique.net/2024/11/20/exclusif-paul-vannier-sur-le-prive-sous-contrat-on-a-un-systeme-qui-est-obsolete-opaque-et-hors-cadre-legal/.
10 https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/ecole-le-senateur-pierre-ouzoulias-souhaite-conditionner-les-financements-du ; https://www.lecese.fr/actualites/pierre-ouzoulias-senateur-reussite-lecole ; https://www.publicsenat.fr/actualites/education/des-etablissements-prives-subventionnes-par-letat-organisent-un-separatisme-social-et-scolaire-denonce-pierre-ouzoulias ; https://www.dailymotion.com/video/x97457q.