Comment perdre une guerre sans perdre la face

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Après trois ans de conflit, le bourbier ukrainien semble sortir de l’ornière, mais au grand dam du gouvernement ukrainien et de l’Union européenne. Dans leur Atlas des crises et des conflits (Armand Colin et Fayard, 2024), Pascal Boniface et Hubert Védrine esquissaient quatre scénarii : l’effondrement de l’armée ukrainienne soutenue à bout de bras par l’OTAN, l’effondrement de l’armée russe et la reprise de contrôle par les Ukrainiens des territoires perdus depuis 2014 (y compris la Crimée donc), l’enlisement du conflit et, enfin, le désengagement américain.

 

C’est ce quatrième scénario qui semble se réaliser : « L’élection de Donald Trump provoque l’arrêt de l’aide américaine à l’Ukraine et la fin des combats, mais pas une solution. Ou Biden est réélu, mais l’aide américaine est très réduite. Les Européens qui ont accordé à l’Ukraine le statut de candidate à l’UE, sont désemparés » (p. 50). Tous les mots sont importants : on va vers un cessez-le-feu, pas une solution de paix ; Trump ou Biden, le désengagement américain aurait eu lieu de toute façon ; l’UE montre son impotence géopolitique et son incapacité à résoudre un conflit armé en Europe.

De la guerre civile à la guerre tout court

Il faut rappeler comment on en est arrivé là et d’abord que le conflit ukrainien a été, dans un premier temps, une guerre civile. Après la révolution du Maïdan, laquelle a chassé du pouvoir le Président pro-russe Victor Ianoukovitch en 2014, Kiev, sous l’égide de Porochenko puis de Zelenski, s’est rapprochée de l’OTAN et de l’UE. L’ouest du pays a décidé de mater sa partie orientale en bombardant activement le Donbass, majoritairement peuplé de Russes, entre 2014 et 2022, faisant plus de 13 000 morts.

Après l’annexion de la Crimée par Poutine, en 2014 donc, il était hors de question pour le nouveau pouvoir de voir arrachée une nouvelle portion de territoire, surtout le cœur de l’industrie ukrainienne. Il y avait pourtant une solution à ces tensions internes : les accords de Minsk, signés par Poutine et Porochenko en 2015 sous le patronage de la France et de l’Allemagne (c’est le fameux « Format Normandie »), qui donnaient une autonomie régionale pour le Donbass et permettaient le retour de l’armée ukrainienne. Seulement, comme l’a révélé il y a deux ans Merkel, il n’a jamais été sérieusement envisagé par le camp occidental de mettre en œuvre ces accords.

C’est l’escalade répressive de la capitale qui a déclenché « l’opération militaire spéciale » de Poutine en février 2022, laquelle s’est d’abord soldée par un échec cuisant face à une armée ukrainienne valeureuse : l’armée russe s’est vue barrer la route de Kiev avant de se replier sur une offensive plus modeste dans l’est du pays, en particulier dans le Donbass. On a alors assisté à une véritable guerre de tranchées que l’on croyait définitivement appartenir au passé. Des milliers d’hommes sont morts pour gagner quelques kilomètres carrés ou des villages sans importance stratégique majeure. Aucune armée ne s’est effondrée, même s’il a fallu battre le rappel en Ukraine (de nombreux jeunes ont fui leur pays de peur d’être mobilisés) et en Russie (avec l’enrôlement par Prigogine, le feu chef de la milice Wagner, de détenus). Les contre-offensives ukrainiennes, si vantées par les experts militaires médiatiques, n’ont débouché sur rien, sinon des morts en plus.

Un Occident qui exhibe ses faiblesses industrielles

Nous étions donc, début 2025, dans le scénario de l’enlisement. Les livraisons d’armes par l’OTAN ont loin d’avoir été suffisantes, faute de capacités de production aussi bien étasuniennes qu’européennes. Dans son ouvrage La défaite de l’Occident, paru en 2024, Emmanuel Todd insistait sur cette leçon principale : frappés par une désindustrialisation massive, les pays occidentaux n’ont plus les moyens matériels de leur politique impériale. Il soulignait, en particulier, que les États-Unis produisaient beaucoup moins d’ingénieurs que la Chine ou l’Inde, piliers du bloc hétérogène des BRICS. La « dématérialisation » des économies occidentales se révèle être une faiblesse fatale lorsqu’elles sont confrontées à la nécessité de se reconvertir en économie de guerre.

De plus, si certains pays, notamment le groupe de Visegrad, sont farouchement antirusses, d’autres pays, au premier chef l’Allemagne, sont entrés dans le conflit à reculons non seulement par peur de la cobelligérance face à la plus grande puissance nucléaire du monde, mais aussi par intérêt bien compris. Le sabotage, que l’on sait avoir été opéré par les Norvégiens et les Ukrainiens avec l’aide américaine, du gazoduc Nord Stream II en mer baltique, fut pour l’économie allemande chancelante particulièrement terrible, puisqu’il a entraîné le renchérissement considérable de l’énergie (du gaz donc) pour le cœur industriel de l’Europe. Les Allemands sont historiquement « attirés » par la Mitteleuropa et la Russie. Il ne faut dès lors pas s’étonner que l’Allemagne n’ait pas livré les fameux missiles à longue portée Taurus pour frapper le cœur du territoire russe. On n’insulte jamais l’avenir, sinon à ses dépens.

De surcroît, les États-Unis se sont de plus en plus impliqués dans le conflit israélo-palestinien après la tragédie du 7 octobre. Il leur a fallu là encore livrer des armes qu’ils avaient du mal à produire en quantité suffisante, alarmant le Pentagone sur la fonte des stocks… Les États-Unis, malgré les plus de 800 milliards de dollars consacrés annuellement à la « défense », ne peuvent être sur tous les fronts et l’on tient là une des raisons principales du désengagement américain, Trump ou pas Trump. Frédéric Pierru revient, dans ce même numéro, sur l’accélération du pivot américain vers la zone indopacifique(1)Lire « Le monde selon Trump II » : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-amerique/le-monde-selon-trump-ii/7438078.. Le principal rival est désormais la Chine, qui à l’occasion du conflit ukrainien, s’est rapprochée, même à petits pas, de la Russie. Si l’OTAN s’est élargie depuis 2022, le camp des BRICS s’est lui aussi solidarisé. C’est la seconde leçon essentielle que l’on peut tirer du bourbier ukrainien : la domination occidentale arrive à son terme. Les aventures belliqueuses, tout comme le double standard permanent (« faites ce que je dis, mais pas ce que je fais »), ont conduit les ex-pays du Tiers-Monde à nous regarder avec un œil méfiant quand il n’est pas carrément hostile. Il suffit de regarder, pour s’en convaincre, la liste des pays qui ont refusé de condamner l’invasion russe : ainsi, en Afrique, c’est la défiance qui domine.

Des États-Unis secrètement victorieux

Le désengagement étasunien a une autre raison : les États-Unis ont atteint tous leurs buts de guerre. Ils ont réussi à désarrimer l’UE de la Russie et de ses ressources naturelles et, partant, à rendre cette même Union européenne encore plus dépendante qu’elle ne l’était avant le déclenchement du conflit. On l’a dit, le renchérissement du gaz a éteint l’un des moteurs de l’industrie allemande, par ailleurs frappée par la baisse de ses exportations, en particulier automobiles, en raison de la guerre des tarifs douaniers.

L’Europe est incapable d’assurer sa propre sécurité, au moins pour le moment. Certes, de nombreux pays ont décidé de relever la part de leur richesse nationale consacrée aux dépenses militaires, mais encore faut-il avoir les moyens de production !

De fait, l’Allemagne s’enfonce dans la récession et la France avec elle. Les cris d’orfraie qui ont accompagné le voyage du vice-président J.D. Vance ne sont finalement que la manifestation d’une terrible impuissance. Sans le soutien des États-Unis, le roi est nu. L’Europe est incapable d’assurer sa propre sécurité, au moins pour le moment. Certes, de nombreux pays ont décidé de relever la part de leur richesse nationale consacrée aux dépenses militaires, mais encore faut-il avoir les moyens de production ! On peut aussi s’interroger sur l’opportunité d’un tel réarmement au moment où l’on déclenche des politiques austéritaires et qu’il faut financer la transition écologique…

La grande perdante : l’Union européenne

Il faut donc prendre acte que la guerre d’Ukraine est perdue. Poutine a fait savoir qu’il était hors de question de rendre les territoires conquis, à forte majorité russe. Le voir rendre la Crimée, où se situent sa principale base navale et son accès aux mers chaudes, à l’OTAN relève du scénario de science-fiction géopolitique. Il en va de même avec le Donbass. Faute d’avoir appliqué les accords de Minsk, l’Ukraine se retrouve amputée de 20 % de son territoire. Au surplus, elle n’a toujours pas réglé son problème de corruption endémique, qui touche aussi l’armée, contrairement à ce que peuvent dire certains.

On se souvient des limogeages fracassants d’une partie de l’état-major et on peut comprendre que les États-Unis n’ont pas envie de financer cette corruption. Il reste donc à l’Occident à sauver la face, ce qui semble mal parti, puisqu’aussi bien l’Ukraine que l’Union européenne n’ont pas été conviées aux débuts de pourparlers entre Étasuniens et Russes à Ryad. Il affiche donc d’emblée sa désunion face à un Vladimir Poutine qui, quoi qu’on en dise et pense, a été récemment conforté électoralement. Cette exclusion n’est pas définitive, mais le signal émis est terrible : l’Union européenne semble sortir progressivement de l’Histoire à la faveur du choc des empires. C’est à ce stade que l’on peut convoquer la psychologie : même s’ils sont rivaux, les « hommes forts » s’estiment et n’ont que peu d’égards pour leurs vassaux.

Notes de bas de page