Les cartels et l’État – partie 2 : Équateur et Uruguay

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On a vu comment les cartels au Mexique, en quelques décennies, ont pris peu à peu le contrôle des quartiers, puis des régions, puis de l’État en corrompant des fonctionnaires, des élus, parfois des ministres pour mieux étendre leur commerce. L’Équateur n’en est pas encore là, mais pourrait se trouver comme le Mexique sous la mainmise du narcotrafic ; le cas de l’Uruguay est pour l’heure moins alarmant, mais plusieurs indices dessinent d’ores et déjà l’existence d’une menace.

L’ÉQUATEUR : niveau 2

L’entrée de ce pays dans l’actualité du narcotrafic a surpris : jusqu’en 2018, l’Équateur était réputé pour sa tranquillité. Puis, soudain, les statistiques de la violence et des homicides ont grimpé en flèche. Ce changement correspond à peu près au départ de Rafael Correa de la présidence de la République. Le paisible pays semble avoir alors muté, comme dans un film d’horreur, sous l’effet d’un sortilège maléfique, et a basculé dans l’extrême violence. Pourquoi ? Et pourquoi en si peu de temps ?

La faiblesse de l’État et la stratégie des cartels

On l’a vu avec le Mexique(1)Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/respublica-amerique/les-cartels-et-letat-partie-1-le-mexique/7437797. : s’ils veulent étendre leur marché, les cartels doivent absolument ouvrir de nouvelles « routes » et donc s’implanter dans de nouveaux pays qui présentent un certain nombre de facteurs propices à leur développement. Comme ailleurs en Amérique latine, la délinquance existait bien évidemment avant le départ de Rafael Correa en 2018. Des groupes violents liés au trafic de drogue étaient identifiés (22), dont les trois clans principaux de « los Choneros », « los Lobos » et « los Tiguerones ». En 2018, le taux d’homicides se situait encore à 6 pour 100 000 habitants ; il a atteint 47 pour 100 000 en 2023.

Tout a commencé à se détériorer au moment de l’arrivée de Lenin Moreno, le successeur de Rafael Correa (dont il fut le vice-président). Moreno décide de mener une politique tout à fait opposée à celle de son prédécesseur, en contradiction d’ailleurs avec ses promesses de campagne. D’une forme de socialisme assez militant, il bascule tout de go dans le néo-libéralisme : réduction des salaires des contractuels dans le secteur public de 20 %, suppression de 15 jours (sur 30) de congés payés pour les fonctionnaires, diminution drastique des dépenses publiques. Bilan des courses : grèves, heurts, manifestations (5 morts, 600 blessés).

Affaiblissement de l’État

Moreno affaiblit l’État et les services publics, réduisant notamment le nombre de personnels pénitentiaires, de policiers, de militaires, maillon pourtant essentiel à la lutte contre le crime organisé. L’État devient plus perméable à la corruption, l’arme favorite des « narcos ». Les Cartels mexicains en profitent et passent des accords avec les trois principaux groupes criminels équatoriens.

Le successeur de Moreno à la présidence est le banquier Guillermo Lasso, qui aspirait à cette fonction depuis bien longtemps et comptait y faire étalage de ses capacités… Il démissionne pourtant à mi-mandat, après deux ans et cinq mois de pouvoir. Les conséquences de la pandémie, des privatisations contestées par d’immenses manifestations, la proclamation de l’état de siège, des révoltes dans les prisons qui font 400 morts : Lasso doit dissoudre l’assemblée et proclamer de nouvelles élections présidentielles auxquelles il ne se présente pas. Lors de la campagne électorale, l’un des candidats est tué par des narcotrafiquants qui revendiquent l’assassinat.

En octobre 2023, Daniel Noboa, fils de milliardaire, succède au banquier. Force est de constater que la situation ne s’améliore pas, au contraire. Noboa se brouille rapidement avec la vice-présidente. Puis, en janvier 2024, l’ennemi public numéro 1 (Aldo Macias, dit « Fito ») s’échappe de prison tandis que ses partisans prennent d’assaut une chaîne de télévision. L’État est ridiculisé. Noboa, dépassé, appelle au secours les États-Unis et signe un accord de coopération avec eux. Les militaires américains pourront fouler le sol équatorien.

Parallèlement le crime organisé se structure

Depuis 2018, on l’a vu, les patrons locaux du crime organisé s’associent aux cartels mexicains (notamment au cartel de Sinaloa et au Cartel de Jalisco Nouvelle Génération, CJNG) pour contrôler le marché local et le transit de la cocaïne en provenance de la Colombie voisine vers les infrastructures de la côte pacifique, notamment le port de Guayaquil. Un chiffre est parlant : le taux des homicides dans la zone côtière de Guayaquil, qui passe de 10 pour 100 000 habitants en 2018 à 147 pour 100 000 en 2024.

Cette rapide expansion des cartels en Équateur a profité, sinon de la complicité, du moins de l’irresponsabilité des successeurs de Rafael Correa, et de la « porosité » à la corruption de fonctionnaires sous-payés et exploités. Les trafiquants connaissent aussi très bien la misère sociale de ces centaines de milliers de personnes occupées à de petits boulots informels dans la rue sans aucune protection sociale, ni même souvent de toit. C’est pour eux une mine où ils puisent guetteurs, indics, facilitateurs, livreurs…

Le pouvoir change de mains : puisque l’État n’est plus capable de l’exercer, c’est désormais la loi du cartel à laquelle chacun se plie.

Alors, comme au Mexique, les Équatoriens apprennent à vivre avec la violence extrême, les enlèvements (788 en 2020, 3 566 en 2024) et les assassinats d’élus (trois maires en 2024 et déjà un en ce début d’année). Ils apprennent aussi à vivre avec la peur face à la menace constante des bandes, en l’absence de policiers ou de militaires. Le pouvoir change de mains : puisque l’État n’est plus capable de l’exercer, c’est désormais la loi du cartel à laquelle chacun se plie.

Commentaire

Le virage libéral de 2018 n’a pas réussi à l’Équateur, mais il a permis aux cartels mexicains de lancer une OPA gagnante sur une zone stratégique, jusque-là réputée pour sa tranquillité. La présence américaine arrivée en renfort n’a pour l’instant pas vraiment dissuadé les trafiquants, mais il est vrai que les États-Unis sont plus préoccupés par la chasse au communisme.

Le 9 février prochain, les Équatoriens éliront leur prochain président. La lutte contre le narcotrafic sera certainement dans leur tête.

L’URUGUAY : niveau 3

Le narcotrafic n’y est pas une préoccupation première. Pourtant, les « commerciaux » de la cocaïne s’y intéressent depuis quelque temps… En effet, le pays présente pour eux une excellente position géographique, relié au Brésil, à la Bolivie, au Paraguay et à l’Argentine par le fleuve Paraná de 3 400 km, tandis que le port de la capitale Montevideo est tourné vers l’Europe et l’Afrique. C’est un pays parmi les plus calmes, tranquilles et évolués en Amérique latine, mais qui pourrait basculer en niveau 2.

Les premiers signes sont apparus au grand public en 2019, lors de l’évasion de la prison centrale de Montevideo. Comment Rocco Morabito, membre de la N’Drangheta italienne, l’un des narcotrafiquants les plus recherchés au monde, a-t-il pu s’enfuir du monde carcéral réputé le plus fiable d’Amérique latine ? Chacun sait aujourd’hui qu’il offrait une récompense de 80 000 dollars à celui qui l’aiderait à s’enfuir…

En 2021 et 2022, plusieurs arrestations et extraditions mettront davantage en lumière les liens entre les bandes criminelles du Brésil (PCC), les trafiquants uruguayens et la N’Drangheta italienne. D’abord en octobre 2021, Sebastian Marset, présenté comme le patron du premier cartel uruguayen, soupçonné d’avoir envoyé 16 tonnes de cocaïne en Europe, est arrêté à Dubaï avec un faux passeport paraguayen. L’affaire fait éclater un scandale au plus haut sommet de l’État : deux ministres uruguayens (affaires étrangères et intérieur) et leurs secrétaires d’État respectifs doivent démissionner. Les médias publient en effet des messages du ministre de l’Intérieur à ses collègues : celui-ci a beau avoir précisé que Marset est un narco « très dangereux et de poids », le passeport n’en est pas moins émis, puis transmis à son bénéficiaire par la valise diplomatique ! Cet épisode fait soudain prendre conscience aux Uruguayens de la présence du narcotrafic, et, pour la première fois, de ses liens avec le pouvoir. L’alerte est sérieuse.

Puis, Rodrigo Fontana Ferreira, le bras droit de Marset, est extradé depuis le Brésil pour purger en Uruguay sa condamnation pour trafic de drogue, d’armes et d’explosifs. À sa sortie de prison en 2024, il est exécuté par un sicaire alors qu’il se trouve dans sa voiture en présence de sa famille.

La situation s’est lentement détériorée et les indices de cette évolution deviennent plus visibles. Fin 2024, un couple lié au narcotrafiquant Marset est condamné pour trafics de stupéfiants vers l’Europe. Dans le même temps, les services de police alertent sur l’augmentation importante (+ 55 % en 2024) des homicides dans la capitale Montevideo où se situe le port. Les saisies sont aussi en pleine croissance, ainsi que l’utilisation grandissante de la voie fluviale du Paraná.

Un autre élément vient s’ajouter à ce tableau : la surpopulation carcérale permet aux trafiquants nationaux et internationaux de se lier en vue de futures affaires.

On le voit : ce petit pays, stable, aux institutions pourtant solides, n’est pas imperméable aux problèmes de corruption, et les cartels arrivent à tirer profit de toutes les faiblesses du système. L’Uruguay affronte là un nouveau défi et le président Orsi, nouvellement élu pour le Frente amplio est contraint de le prendre rapidement en compte.

Commentaire général

Voilà trois exemples de pays impactés à des degrés divers par l’implantation de cartels de la drogue, depuis des décennies pour le Mexique, depuis cinq ans pour l’Équateur, plus récemment pour l’Uruguay. Il en ressort un élément fondamental : les cartels cherchent toujours les moyens d’atteindre l’échelon le plus élevé d’un État, car ils savent que c’est la clé de leur succès.

Ils commencent par des institutions au niveau local, régional puis national et suivent cette même progression en ce qui concerne leurs soutiens politiques. Leur arme pour cet objectif : la corruption par l’argent, à tous les niveaux. Au bout du compte, le Mexique vit un véritable tsunami et l’Équateur est en passe d’y arriver, alors que l’Uruguay peut encore s’en sortir.

Face à l’action que ces pays mettent en place pour lutter contre le fléau, les grands de ce monde, avec un certain dédain, font mine de regarder ailleurs : « ce n’est pas chez moi que cela se passe ». C’est un peu la même chose que pour le réchauffement climatique : ils ne se sentent pas concernés, même si tous les jours, dans leur propre pays, des gens meurent d’overdoses, s’entretuent pour quelques mètres carrés de territoire, exécutent des policiers ou des personnels pénitentiaires, et si, de plus en plus, des élus sont pris la main dans le sac de la corruption, véritable poison pour la démocratie.

Nul pays n’est à l’abri de ce fléau

Pour l’instant, les pays les plus industrialisés se rassurent à l’idée que les cartels ne sont pas implantés « chez eux », et refusent obstinément de s’intéresser à la globalité du problème. Pourtant, leurs villes et même leurs villages prennent un chemin qui les conduira progressivement au premier niveau de risque, puis au second, etc. Les « décideurs » se gavent des rapports alarmants de tous ces organismes nationaux et internationaux qui, tous, signalent la dangerosité du phénomène, pour mieux les oublier et poursuivre leur fuite en avant.

Le problème est pourtant bien global, de la production (multipliée par 4 en dix ans) à la consommation (en augmentation croissante), en passant par les transports, les zones de passages, la distribution… Quand l’Amérique latine produit, les États-Unis et l’Europe consomment. Et les stratégies de « coups de pied dans la fourmilière » paraissent bien dérisoires au regard de ce qui se joue en réalité. Tout se passe comme si l’argent généré par ce gigantesque marché qui galvanise les « narcos » tétanisait les décideurs et les empêchait de mettre un terme, ensemble, à cette nouvelle organisation mondialisée du trafic. Car au fond, si tout cela n’était qu’un problème d’argent ?