Présentation du sujet
Il ne s’agit pas de se livrer là à une analyse d’experts sur le phénomène de la production des drogues, du trafic qu’elle engendre et des conséquences désastreuses qu’elle provoque à tous points de vue. Il existe une multitude d’organisations qui éditent des rapports annuels rendus publics que chacun peut se procurer. L’idée est plutôt d’attirer l’attention sur les signes qui font passer un pays d’une position « Alerte-simples indices » (niveau 3) à « Alerte-risques importants » (niveau 2), puis à « alerte totale-tsunami » (niveau 1).
Le Mexique : niveau 1
Personne n’est plus à l’abri au Mexique. Les balles de tueurs peuvent vous atteindre, que vous soyez le citoyen lambda qui vaque à ses occupations quotidiennes, le maire d’une ville, ou un ministre. Tous les jours, les Mexicains sont les témoins d’une guerre qui se déroule sous leurs yeux, dans toutes les régions du pays, touristiques ou non, densément peuplées ou non. 450 000 morts, 100 000 disparus depuis 2006, que l’on doit à l’affrontement des principaux gangs qui se combattent pour s’approprier le marché américain de l’approvisionnement.
La stratégie des étages
Afin de mener à bien leur entreprise, les cartels s’implantent dans toutes les zones possibles pour amplifier leur commerce en employant toutes les méthodes de leurs manuels de l’horreur. Bien sûr, la rue leur appartient : c’est leur territoire de base, avec les revendeurs, les guetteurs, les porte-flingues qui tous œuvrent pour l’organisation.
Ensuite, deux objectifs : soudoyer l’État à tous les niveaux (polices, militaires, juges, maires…) et s’assurer des complicités à l’intérieur des infrastructures portuaires et aéroportuaires. Le moyen d’y parvenir figure lui aussi dans leurs manuels : corrompre ou tuer.
Ultime étage à atteindre : le pouvoir central et les institutions au niveau régional et national. C’est-à-dire progressivement les gouverneurs, la hiérarchie militaire, le monde judiciaire et les hommes politiques en vue, surtout ceux chargés de la lutte antidrogue. On ajoute à cette liste les journalistes qui, s’ils ne comprennent pas qu’ils doivent se taire, sont exécutés.
Les cartels sont des organisations criminelles, certes, mais aussi commerciales qui s’adaptent en permanence aux nouveaux produits qui entrent sur le marché, comme le Fentanyl(1)Source Vidal : Le fentanyl est un analgésique opioïde, dérivé de la phénylpipéridine, qui interagit principalement sur les récepteurs morphiniques du cerveau, de la moelle épinière et des muscles lisses. Il présente un effet analgésique rapide et une courte durée d’action. Le fentanyl possède un effet analgésique environ 100 fois plus puissant que celui de la morphine., sans pour autant délaisser le plus classique, la cocaïne venue de Colombie ou du Pérou. Il faut donc sans cesse trouver de nouvelles routes, de nouveaux interlocuteurs. La tuerie et les atrocités demeurent au service de ce marché toujours plus attractif, toujours plus juteux.
En face, un État impuissant
L’État lui aussi met en place ses stratégies, mais sans pour autant arriver à inverser la tendance.Le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) a gouverné le pays de 1929 à 2000, période durant laquelle le Mexique a toujours été impliqué dans la commercialisation d’une substance qu’il produisait, le pavot. Puis, dans les années 60, changement de cap avec la marijuana et la cocaïne. À la fin des années 90, la collusion des trafiquants et des autorités locales devenait notoire. Des gouverneurs, complices, se retrouvaient un beau jour assassinés, puis c’était au tour des policiers compréhensifs qui tombaient, victimes de bandes rivales…
Toute cette longue période dominée par le PRI a permis de mettre lentement en place un système de corruption à tous les niveaux de la vie publique, avec intimidation de tous ceux qui se dressaient contre les cartels, et exécution des plus gênants. En quelque sorte, l’État subissait.
En 2000, le PRI perd pour la première fois le pouvoir et Vicente Fox, le nouveau président de droite, décide de « collaborer » davantage avec les Américains qui exigent que l’armée prenne la responsabilité de la lutte contre la drogue. Dans le même temps, Fox nomme Genaro Garcia Luna à la tête de la nouvelle agence fédérale d’investigation (AFI) créée sur le modèle du FBI.
Corruption au plus haut niveau
Son successeur, Felipe Calderon, place Garcia Luna à la tête du ministère de la Sécurité. Puis, lors du retour du PRI à la présidence avec l’élection de Pena Nieto, l’ex-ministre Garcia Luna s’installe aux États-Unis, en Floride… En 2016, lors de son extradition, le parrain de la drogue mexicain « El Chapo » Guzman indique comment il a bénéficié des largesses de l’ex-ministre Garcia Luna. Ce dernier est arrêté et jugé : l’ancien patron de la lutte contre la drogue purge aujourd’hui une peine de 38 ans de prison aux États-Unis pour trafic de drogue.
Pena Nieto continue l’œuvre de ses prédécesseurs, mais aura beaucoup de mal à se défaire de l’accusation d’un repenti, Alex Cifuentes, jugé aux États-Unis, qui dénonce « l’appétit » de Pena Nieto pour les enveloppes (il aurait touché 100 millions de dollars avant son élection).
Ces présidents successifs ont voulu mettre au-devant de la scène médiatique la lutte contre le narcotrafic en s’attaquant frontalement aux cartels et à leurs chefs emblématiques via la coopération avec l’Agence américaine de la DEA(2)En anglais Drug Enforcement Agency — Agence de lutte contre les drogues.. Force est de constater qu’il n’est pas aisé de dresser un bilan positif, d’autant que ces présidents ont nommé à la tête des institutions des responsables qui ensuite se retrouvent accusés et condamnés aux États-Unis.
La porosité entre les institutions, le pouvoir et les cartels constitue désormais l’atout majeur d’une organisation devenue tentaculaire.
Outre ces hauts responsables politiques, d’autres élus sont accusés de collusion avec le narcotrafic. Quatre gouverneurs (toujours en fuite) font l’objet de mandats d’arrêt internationaux. La porosité entre les institutions, le pouvoir et les cartels constitue désormais l’atout majeur d’une organisation devenue tentaculaire.
Un retour à l’éthique
Lorsque Manuel Lopez Obrador (gauche) est élu à la présidence en 2018, il indique clairement que l’engagement frontal contre les gangs ne donne pas satisfaction et qu’il faut revoir la méthode. Certes, il augmente les effectifs militaires (passant de 200 000 à 300 000), mais se démarque des politiques menées par ses prédécesseurs en menant un travail de fond, sans tapage médiatique.
Ce changement de méthode n’a pas permis de mettre un frein à la violence et à la barbarie des cartels, mais il semble que l’éthique des plus hauts responsables du pays ait été préservée, puisqu’à ce jour, on ne connaît pas de ministres, de gouverneurs ou de directeurs de la police qui aient été impliqués comme cela a été le cas sous les gouvernements précédents.
Bilan apocalyptique
Il n’empêche qu’en ce début 2025, le bilan de cette lutte est apocalyptique.
Quelques chiffres : une douzaine de cartels opèrent au Mexique. Parmi les plus connus, le cartel de Sinaloa (qui est celui d’« El Chapo » Guzman), le cartel de Beltran Leyva, celui de Jalisco-Nouvelle génération, celui des Zêtas, etc. L’ensemble de ces entreprises mafieuses emploie près de 200 000 personnes. Chaque année en moyenne, 6 000 d’entre elles sont incarcérées, mais, pour pallier les mises en détention ou les morts, 350 nouvelles sont recrutées chaque semaine, ce qui fait du narcotrafic dans son ensemble l’un des plus grands employeurs du pays.
L’activité est rentable — un kilo de fentanyl acheté 16 000 dollars aux Chinois est revendu 500 000 dollars aux distributeurs américains — mais meurtrière. Les enfants ne sont pas épargnés : 21 000 mineurs assassinés entre 2000 et 2019, dont, parmi eux, certains tueurs à gages qui exercent depuis l’âge de 12 ans.
Une exécution se paie entre 10 000 à 15 000 euros. Les périodes électorales sont particulièrement sanglantes : 231 homicides durant la campagne 2024, militants, fonctionnaires ou même candidats (36 se présentaient à des mandats de maires ou de députés régionaux et fédéraux).
La presse paie son tribut avec plus de 150 journalistes assassinés depuis 1994.
Le problème étasunien
Autre élément notable de ce système : le plus gros consommateur des drogues qui génère ce trafic, à savoir les États-Unis, n’abrite pas les plus grands cartels ! Par contre, dans certaines affaires, on s’interroge sur la manière d’opérer de la DEA, qui intègre les gangs et joue avec pour ensuite disparaître.
Depuis 2001, les États-Unis se montrent très attentifs aux rapports entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes, mais, malgré toutes leurs lois, leurs dispositifs, leurs organisations antidrogue, ou leurs murs frontaliers, rien n’a pu freiner l’offre des drogues sur le sol américain. Les arrestations des grands « patrons » des cartels se succèdent sans qu’elles paraissent pour le moins dissuasives. Les cartels contrôlent parfaitement les points de passages via les États-Unis.
La question qui se pose est donc celle du rôle réel des Étasuniens dans la lutte contre la drogue. Donald Trump déclarait avant son investiture qu’il allait désigner les cartels mexicains comme des groupes terroristes, ce qui permettrait aux forces de l’ordre de son pays d’intervenir sur le sol mexicain, comme cela a été fait dans le passé (sans grand succès) en Colombie. La présidente Sheinbaum lui a répondu que le Mexique était « un pays libre, souverain et indépendant » qui refusait « toute ingérence », précisant même : « Nous ne collaborerons pas, nous nous coordonnerons et travaillerons ensemble, mais nous ne nous soumettrons pas ». Elle n’a pas hésité à énoncer clairement ce que bon nombre n’osaient dire : « Aux États-Unis on ne fabrique pas du Fentanyl ? Où se trouvent les cartels de drogue aux États-Unis ? Où va l’argent de ceux qui distribuent le Fentanyl dans les rues américaines ? »
Commentaires
Le cas du Mexique illustre parfaitement ce processus d’intégration, à tous les niveaux de la société, du plus humble au plus puissant, du trafic de stupéfiants. Ceux qui veulent rester en vie doivent se taire : c’est la terrible réalité des Mexicains.
On arrête les chefs narco et on multiplie les agences antidrogues, mais les cartels se multiplient, le marché se développe sans cesse et des produits nouveaux envahissent les villes grandes ou petites. Comme pour la question climatique, les grands de ce monde font mine de regarder ailleurs. C’est l’hypocrisie générale. Or, si l’on voit comment le « système » fonctionne et avec quelle facilité il peut se mettre en place, il y a de quoi s’inquiéter. Le prochain numéro de ReSPUBLICA reviendra sur le sujet avec l’exemple de l’Équateur, entré dans une spirale inquiétante, et de l’Uruguay, où certains signes sont désormais sensibles.
Notes de bas de page
↑1 | Source Vidal : Le fentanyl est un analgésique opioïde, dérivé de la phénylpipéridine, qui interagit principalement sur les récepteurs morphiniques du cerveau, de la moelle épinière et des muscles lisses. Il présente un effet analgésique rapide et une courte durée d’action. Le fentanyl possède un effet analgésique environ 100 fois plus puissant que celui de la morphine. |
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↑2 | En anglais Drug Enforcement Agency — Agence de lutte contre les drogues. |