Comment en est-on arrivé à cette situation ?
Tout commence le 7 octobre 2023. Ce jour-là, le Hamas, membre des « Frères musulmans » sunnites, attaque Israël et envahit les villes et les kibboutz frontaliers. La direction intérieure du Hamas de Gaza, autour de son leader Sinwar, ordonne à ses troupes de commettre un massacre atroce pour rendre impossible tout retour en arrière. Pour le chef du Hamas à Gaza, c’est l’instant définitif qui doit changer l’histoire, ce que les Grecs anciens nommaient le Kairos. L’irréparable est commis, une guerre « à mort » est engagée contre Israël.
Face à cette situation, le Hezbollah hésite quelques heures. Cette organisation politique, militaire et religieuse chiite, est alliée de fraîche date au Hamas islamiste sunnite. Visiblement, Sinwar, son chef à Gaza, a agi de sa propre autorité, sans chercher une coordination avec ses nouveaux alliés régionaux… voire peut-être même en secret de la direction extérieure du Hamas. C’est d’ailleurs ce secret bien gardé par les cinq hommes du comité dirigeant intérieur de Gaza, tous morts aujourd’hui, qui a aussi permis l’effet de surprise de l’attaque contre Israël.
Le jour suivant, le 8 octobre à Beyrouth, Nasrallah tranche finalement et prend la décision qui allait le perdre : il va entraîner le Hezbollah dans la guerre. C’est le début d’une série d’erreurs stratégiques qui seront fatales à « l’axe de Résistance ».
Première erreur : en bombardant Israël le 8 octobre 2023, le Hezbollah bascule dans un conflit armé contre Israël… conflit qu’il ne dirige pas
Mais l’objectif fixé par Nasrallah de « guerre prolongée contre l’entité sioniste » n’est pas le même que celui du Hamas de Sinwar. Alors qu’en 2009 et 2014, lors des conflits armés entre le Hamas et Israël, le Hezbollah s’était bien gardé de bouger, le leader chiite libanais décide cette fois d’être solidaire militairement des islamistes sunnites de Gaza… mais sur des objectifs différents. En fait, il est « à la remorque » des frères musulmans du Hamas. Il veut imposer une longue guerre de basse intensité à Israël, alors que les sunnites radicaux rêvent d’un choc définitif contre « l’ennemi sioniste ».
Sous les tirs de missiles depuis le Liban et les dangers de pénétration par des tunnels, l’armée israélienne est obligée de faire évacuer la bande frontalière au nord sur une profondeur de 20 km. Comme c’est le cas simultanément au sud, autour de la bande de Gaza. Pour un pays d’une superficie égale à celle de deux départements français, cette situation est impossible à tenir longtemps, car il ne resterait qu’une bande d’une cinquantaine de kilomètres au centre du pays à peu près sûre. Ce serait la fin de l’état juif. L’armée israélienne refuse donc le principe de « la guerre prolongée » au nord et frappe durement et quotidiennement les responsables du Hezbollah avec l’aviation classique et les drones, avec l’assistance de l’Intelligence Artificielle pour la désignation des cibles. C’est en effet la « première guerre IA » de l’histoire. Le « parti de Dieu » (Hezbollah) va perdre plus de 600 cadres de son organisation en moins de six mois. Ce laminage va désorganiser son système de direction militaire au Sud-Liban.
Deuxième erreur, l’Iran pousse son allié syrien dans la bataille
Le corps des Gardiens de la Révolution pousse la Syrie à devenir le « Grand Arrière » du Hezbollah en démultipliant les livraisons d’armes par la frontière syro-libanaise. Or, la Syrie de Bachar El Assad n’est plus taillée en 2024 pour cette aventure militaire. Il faut dire que, certains jours, l’organisation chiite tire plus de 200 projectiles sur la Galilée. La fourniture de 1 000 à 1 500 missiles par semaine est difficile à assurer, en particulier en raison des frappes de l’aviation israélienne sur les usines et les convois de camions en Syrie et au Liban.
Cette pression iranienne pour pousser Damas dans la guerre va être renforcée par la « catastrophe » du 1er avril. Ce jour-là, l’aviation israélienne bombarde le bâtiment annexe du consulat iranien dans la capitale syrienne, alors que se tient une réunion de coordination de l’intervention de Téhéran en Syrie, au Liban et en Palestine. 16 cadavres sont sortis des décombres, dont le commandant en chef de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la Révolution islamique, le général Mohammed Reza Zahedi. Cinq autres hauts commandants de la force Al-Qods participant à cette réunion sont également tués. Face à ce fiasco militaire et sécuritaire, car visiblement les services israéliens en savent beaucoup, Téhéran choisit l’escalade.
L’Iran rompt avec son dispositif traditionnel, c’est-à-dire de faire agir militairement ses seuls « proxys », ses alliés régionaux qu’elle arme et finance, en restant à l’écart du champ de bataille proprement dit. Le 13 avril, l’Iran bombarde Israël avec drones, missiles de croisière et fusées balistiques. Le résultat est médiocre, n’entraînant quasiment aucune destruction en Israël. Bref, l’Iran révèle sa faiblesse technologique. Les Mollahs iraniens sont à découvert et n’ont d’autres choix que de « pousser les feux » sur la frontière nord d’Israël.
Troisième erreur : Nasrallah surestime sa dissuasion balistique
À force de proclamer depuis des années qu’Israël a peur des missiles du Hezbollah, autrement plus sophistiqués en termes de puissance explosive et de guidage que ceux du Hamas à Gaza, Nasrallah a fini par croire à sa propre propagande. Or, depuis 1944 et les premiers V2 allemands envoyés sur Londres, il a été maintes et maintes fois démontré qu’une dissuasion balistique existe que si et seulement si l’espace aérien du pays lanceur est protégé par celui-ci. Or, ce n’est pas le cas au Liban, où les avions israéliens sont totalement libres de leur manœuvre.
Donc, le Hezbollah exclut par principe de sa doctrine militaire une attaque généralisée d’Israël, persuadé que ses missiles de moyenne portée traverseront le « dôme de fer » israélien et percuteront les tours de Tel-Aviv.
Israël attaque brusquement en septembre… mais là où le Hezbollah ne l’attend pas. Son service de renseignement, le Mossad, a totalement pénétré l’organisation chiite. Pour éviter d’être écouté, le Hezbollah a en effet mis en place son propre réseau d’alpha page, censé être étanche aux écoutes, contrairement, croit-il, au téléphone portable… Or, ce matériel trafiqué par Israël explose dans les poches ou à la figure de plus de 3 500 cadres de l’organisation pro-iranienne. Le jour suivant, ce sont les talkies-walkies qui explosent. On dénombre une cinquantaine de morts et surtout plus de 3 000 blessés, dont au moins 800 ont perdu la vue. La désorganisation est totale et Israël en profite pour liquider Nasrallah et l’ensemble de son état-major. L’aviation israélienne bombarde immédiatement les sites lanceurs de missiles dans la vallée de la Bekaa qui n’ont pas tiré, faute d’ordre clair de la direction militaire du Hezbollah, car cette direction n’existe plus ou est à l’hôpital !
Quatrième erreur : avoir fait de Nasrallah le pivot central du dispositif de « l’axe de résistance »… et aussi son maillon faible
Par son aura, son prestige pour avoir tenu tête à Israël en 2006 lors d’un conflit armé terrestre, Nasrallah dépasse de la tête et des épaules le falot et sanguinaire Bachar El Assad à Damas et le déclinant Khamenei à Téhéran. Ce sont en effet ses troupes qui ont sauvé le Baas syrien en 2014-2015 face aux islamistes sunnites. Par ailleurs, les Iraniens ont perdu leur grand stratège Qassem Soleimani, le chef suprême de la Force Al-Qods des Gardiens de la Révolution, tué par les Américains en janvier 2020 sur l’aéroport de Bagdad. Depuis cette perte, c’est en fait Nasrallah qui est le véritable leader et dirige la tactique politique et militaire au jour le jour de tout « l’axe de la Résistance ». La mort en septembre dernier du leader historique du Hezbollah depuis plus de trente ans, laisse l’alliance sans direction opérationnelle.
Par ailleurs, Israël enchaîne les coups. Le mouvement chiite perd autour de 4000 hommes de septembre à décembre, sans compter les blessés de « l’opération biper »(1)Cela concerne les explosions en septembre 2024 mises en œuvre par Israël consistant à faire exploser de manière simultanée plusieurs milliers de bipeurs et de talkies-walkies utilisés par le Hezbollah.. Le Hezbollah ne peut ni ne veut envoyer en Syrie les quelques troupes qui lui restent, dépourvues de l’encadrement d’officiers aguerris pour sauver une deuxième fois Assad… et le Baas syrien s’effondre de lui-même, liquidé par des islamistes ex-Al-Qaïda, sans armement lourd d’artillerie ou d’aviation, mais bénéficiant du soutien turc, membre de l’OTAN… et par là même peut-être bien du soutien caché américain.
Conclusion : une même faiblesse commune à « l’axe de Résistance », le syndrome minoritaire
Un point commun reliait le Liban, la Syrie, le Yémen et l’Iran. Ces quatre pays étaient ou sont encore dirigés par des partis politico-militaires minoritaires, s’appuyant sur une base ethnique ou politique également minoritaire.
Au Liban, le Hezbollah manipule depuis des décennies à sa guise un gouvernement à sa botte. Mais sa base d’appui réelle est constituée essentiellement de la communauté chiite qui ne pèse au mieux que 30 % de la population. Les autres communautés se sentent sous son joug et n’ont pas leur mot à dire.
Même phénomène en Syrie. Le clan Assad et progressivement le parti Baas (ce qui n’était pas le cas à l’origine) ne tenait que sur la communauté alaouite, pesant au mieux pour 12 % de la population syrienne.
En Iran, les Mollahs sont en fait dans la même situation. Dans ce pays, la division est plus politico-religieuse qu’ethnique. Mais la caste religieuse n’est soutenue aujourd’hui au mieux que par 20 à 25 % de la population.
Il en va aussi de même au Yémen, où le mouvement politique Houthis, qui se nomme en fait Ansar Allah (les partisans de Dieu), allié de Téhéran, ne regroupe que les tribus montagnardes de confession zaïdites qui terrorisent les 80 % restant de la population yéménite.
En fait, nous assistons aux dernières lueurs de la formidable explosion qu’a été la Révolution islamique en Iran en 1979. L’extraordinaire force propulsive de cet événement de première importance historique est en train de s’essouffler sous nos yeux. Par analogie, on peut comparer cet essoufflement au déclin progressif du communisme après la mort de Staline. L’idéologie islamique, qu’elle soit d’origine chiite ou sunnite, se fragmente, se divise et perd de son immense prestige. Pour surmonter ce déclin, les Mollahs de Téhéran ont compensé progressivement ce crépuscule par une sorte « d’ethnicisation » politique. Mais ce bricolage idéologique et religieux minoritaire ne peut fonctionner longtemps. L’islamisme politique vient de subir une défaite stratégique. « L’axe de résistance », dirigé par Téhéran, ne survivra pas aux bouleversements qui s’annoncent au Proche et Moyen-Orient.
Notes de bas de page
↑1 | Cela concerne les explosions en septembre 2024 mises en œuvre par Israël consistant à faire exploser de manière simultanée plusieurs milliers de bipeurs et de talkies-walkies utilisés par le Hezbollah. |
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