Ukraine : combien de mois de guerre encore ?

Il est bien difficile dans notre pays de s’informer précisément aussi bien sur la situation du front militaire, que sur l’état de la société ukrainienne qui subissent les attaques russes (ainsi qu’aux pertes humaines des deux côtés, tant la propagande médiatique nous éloigne de la réalité). Aucune force politique ou syndicale ne pose la question de l’arrêt des hostilités et des conditions à réunir pour aboutir à des négociations permettant de sortir de cette barbarie provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine (voir notamment Respublica du 4 avril 2022). Où sont les forces pacifiques dans notre pays, où est la gauche à ce sujet ? Le général américain Mark Milley, chef d’état-major des armées a déclaré publiquement que cette guerre ne serait gagnée par personne et qu’il est grand temps de l’arrêter, faisant preuve de plus de lucidité que beaucoup de politiciens de tous bords (voir l’article « La paix en Ukraine est-elle possible ? A quelles conditions » dans le n° 1031 du 6 nov 2022 de Respublica). Il est significatif, mais aussi inquiétant que ce soit le plus haut gradé du Pentagone qui pose cette question devant l’escalade qui s’enclenche et risque d’aboutir à une guerre beaucoup plus large et destructrice de l’humanité.

Le risque d’enlisement est réel, écrivions-nous dans le n° 1007 de Respublica. La guerre en Ukraine va avoir un an, le front militaire après des fluctuations s’est au moins provisoirement stabilisé, mais les Ukrainiens et leurs alliés « occidentaux » craignant une offensive russe dans les semaines qui viennent s’arment à tout crin. Poutine poursuit et accentue ses bombardements. Nul ne voit la fin du conflit, au contraire ce sont les risques d’extension qui préoccupent. Au bout d’un an, les conséquences démontrent des perdants, les plus nombreux, mais aussi des gagnants, des profiteurs de guerre comme toujours.

Pour arrêter les crimes de guerre, il faut en priorité arrêter la guerre plutôt que s’indigner de façon sélective. Comme toujours ce sont les peuples les premières victimes des guerres décidées par ceux qui n’y vont pas.

Les premiers perdants sont les centaines de milliers de morts et blessés dans les rangs des deux armées, ce qui ne semble pas trop émouvoir les va-t-en-guerre des salons médiatiques et les dizaines de milliers de morts parmi les civils ukrainiens utilisés par les mêmes pour émouvoir les populations avec des crimes de guerre bien réels, mais faut-il s’en étonner ? Toute situation de guerre a connu son lot d’atrocités et de crimes de guerre, en général des deux côtés des belligérants. Pour arrêter les crimes de guerre, il faut en priorité arrêter la guerre plutôt que s’indigner de façon sélective. Comme toujours ce sont les peuples les premières victimes des guerres décidées par ceux qui n’y vont pas.

Les livraisons d’armes à l’Ukraine

Les marchands d’armes sont par contre parmi les grands gagnants, jamais depuis longtemps leurs affaires n’ont été aussi florissantes, les budgets militaires sont en augmentation partout sur la planète. Le président de la République vient d’annoncer le 20 janvier le projet de loi de programmation militaire de la France pour la période 2024-2030, avec une enveloppe de 413 milliards d’euros, soit une augmentation de plus d’un tiers par rapport à la loi 2019-2025 ; il est vrai que nos armées sous-équipées ne peuvent pas faire face à une guerre conventionnelle de forte intensité pendant plus de quelques semaines, alors Emmanuel Macron veut avoir « une guerre d’avance », concept surprenant, car pour avoir une guerre d’avance il faut connaître ses ennemis et avoir fait les guerres précédentes pour comprendre leur stratégie. Le concept de « guerre d’avance » est bien différent de celui de « défense tous azimuts » qui justifiait pour le général de Gaulle l’armement nucléaire français.

Mais peut-être est-ce ce que préparent les gouvernements « occidentaux » en sur-armant l’Ukraine ? En effet, après bien des hésitations, et des demandes de plus en plus véhémentes du président ukrainien, les Européens et les USA après avoir fourni entraînement et formation des troupes ukrainiennes, financements importants, armes conventionnelles, canons, véhicules, chars légers du type AMX-10 RC pour la France, soutien logistique et renseignement… élargissent leurs envois d’armes à l’Ukraine avec des chars lourds, type Léopard 2 pour les Européens et Abrams pour les Américains.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son gouvernement demandent déjà depuis longtemps des avions de chasse américains F16 et F35 et des avions européens Eurofighter et Tornado : progressivement l’armement passe d’un armement défensif pour chasser l’envahisseur russe, à un armement offensif dont l’utilisation peut entraîner des conséquences imprévisibles. En février, la prochaine réunion du groupe de contact de Ramstein consacré à la défense de l’Ukraine examinera cette demande avec l’objectif de trouver les arguments pour la satisfaire. « En décembre (2022) on a eu le débat sur la défense sol-air. En janvier, on a eu les chars de combat. En février, on aura celui sur les avions de chasse. » prédit l’entourage du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, d’après Le Monde du vendredi 27 janvier 2023. Déjà les Pays-Bas se sont prononcés ce week-end pour l’attribution de F16. Jusqu’où peut aller cet engrenage ? Après les avions, les hommes ? L’Ukraine risque d’en manquer pour des raisons démographiques comme nous le soulignons dans le précédent numéro de ReSPUBLICA, l’OTAN ou certains de ses membres vont-ils y suppléer ?

Responsabilités et risque d’escalade

En face, Vladimir Poutine poursuit les bombardements sur l’Ukraine et proteste véhémentement contre ces livraisons, mobilise toujours plus largement et restructure la chaîne de commandement de son armée. « De façon évidente, Washington cherche délibérément à nous infliger une défaite stratégique » a commenté l’ambassadeur russe aux États-Unis, suite aux décisions de fournir des chars lourds à l’Ukraine.

Joe Biden affirme de son côté : « Il n’y a pas de menace offensive contre la Russie. Si les troupes russes retournaient en Russie, où se trouve leur place, cette guerre serait finie aujourd’hui ». Oui, mais c’est quoi la Russie des troupes russes pour Biden, c’est la Crimée aussi, c’est la même vision que celle de Volodymyr Zelensky, et quelle crédibilité accorder à une telle déclaration ? Vladimir Poutine est-il amnésique au point d’oublier par exemple que l’invasion de l’Irak par les troupes des États-Unis et de ses alliés en 2001 s’est faite sur la base d’un immense mensonge des USA devant les Nations-Unies ? Quelles sont alors les garanties de sécurité pour la Russie quand, à juste titre ou pas, elle estime avoir été trahie par ces mêmes USA qui n’ont pas respecté les promesses à Gorbatchev de ne pas intégrer les pays de l’Europe de l’Est à l’OTAN ?

Aujourd’hui les USA, avec l’OTAN en tête de proue, conscients que leur hégémonie mondiale est menacée, ont besoin de la guerre pour préserver cette hégémonie sur le monde. Si la guerre se déroule loin de chez eux et qu’ils peuvent y participer par procuration, c’est encore mieux…

Aujourd’hui les USA, avec l’OTAN en tête de proue, conscients que leur hégémonie mondiale est menacée, ont besoin de la guerre pour préserver cette hégémonie sur le monde. Si la guerre se déroule loin de chez eux et qu’ils peuvent y participer par procuration, c’est encore mieux… De son côté la Russie, en attaquant l’Ukraine qu’elle considère comme une partie du monde russe, mène une guerre qu’elle juge défensive. Dans ces conditions les Européens, et les forces de gauche, devraient tout faire pour rechercher une solution négociée au conflit et ne pas attiser les braises. Cette recherche implique pour en sortir — au risque de toujours échouer — de regarder les responsabilités de chacun des protagonistes (pas seulement la Russie et l’Ukraine) dans ce conflit.

Certes, les spécialistes en droit des conflits estiment que financer, former, entraîner, armer, équiper, renseigner un belligérant ce n’est pas être « cobelligérant », mais comme pour les crimes de guerre, face à la réalité de la guerre que pèse dans l’action le droit des conflits ? Si Poutine estime que les Occidentaux en voie de dégénérescence entrent dans la guerre comme cobelligérants en fournissant des armes offensives et bombarde leurs stocks d’armes (y compris sur le territoire des pays de l’OTAN voisins de l’Ukraine, la Pologne principalement), que va-t-il se passer ? Ne risque-t-on pas la guerre sur tout le territoire européen, voire l’utilisation de l’arme atomique tactique ? Le droit des conflits ne sera pas d’un grand secours pour les victimes de cette escalade.

Quelques conséquences du conflit

Sur le plan énergétique, la guerre en Ukraine a surtout permis une spéculation éhontée sur l’énergie en Europe, en soutenant que c’était à cause d’elle que les prix flambaient. En fait elle est un révélateur et l’accélérateur d’une situation plus structurelle. La baisse des approvisionnements et la hausse des prix a bien à voir avec la guerre, la baisse des ressources disponibles dans le monde(1)Le pic du pétrole conventionnel a été atteint en 2008, il y a quinze ans. et on nous prédisait depuis longtemps une hausse massive du prix de l’énergie. La guerre a créé une opportunité pour les compagnies d’énergie d’augmenter les prix. La rupture avec la Russie et les difficultés à s’approvisionner en pétrole et en gaz pour le continent européen, qui importe 95 % de sa consommation, ont permis aux États-Unis de vendre aux Européens leur gaz de schiste (très polluant) à un prix exorbitant, accentuant encore la dépendance des Européens vis-à-vis de ce pays.

Par ailleurs la Banque mondiale prévoit pour 2023 un ralentissement de l’économie, notamment dans les pays dits développés en Europe, en l’attribuant aux effets de la guerre en Ukraine qui décidément « a bon dos ». Les questions climatiques passent au second rang dans les préoccupations des gouvernements et des médias, la guerre et la volonté d’escalade semblent emporter le reste, alors qu’il n’y a rien de plus destructeur de l’environnement, de la biodiversité que la guerre.

Cette guerre a également « relancé » l’OTAN pourtant « en mort cérébrale », d’après le président Macron : la Suède et la Finlande sortant de leur neutralité demandent leur adhésion. Ces demandes ont fait surgir des contradictions au sein même de cette organisation et apparaître des incohérences dans ses politiques. L’adhésion de la Suède est pour l’instant bloquée par la Turquie, qui demande la « livraison » des Kurdes réfugiés en Suède, ce que refuse le gouvernement suédois pour l’instant. Les autres pays de l’OTAN se taisent à propos des exigences de la Turquie (ou plutôt d’Erdogan qui agit notamment pour des raisons électorales, les élections présidentielles et législatives sont prévues dans quelques semaines), soutenant de fait un satrape (pas si éloigné de Poutine) qui porte aussi la guerre en territoire étranger (l’Irak) sous prétexte de lutte contre le terrorisme kurde, alors qu’il organise une répression permanente contre cette population pourtant turque.

Cette guerre dessine aussi une nouvelle géopolitique. Beaucoup de commentateurs se sont indignés et déclarés surpris que tous les pays à l’ONU ne condamnent pas l’agression russe en mars 2022 lors du vote d’une résolution en Assemblée générale qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » : sur 193 membres, 141 ont voté pour, 5 contre et 35 se sont abstenus dont la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud ; ce vote a été réitéré en octobre sur une résolution en Assemblée générale aussi condamnant « l’annexion illégale » des territoires du Donbass suite aux référendums organisés par la Russie. Quoi qu’on en pense, la Russie a aussi trouvé à vendre son pétrole et son gaz malgré les sanctions des Occidentaux et a trouvé des alliés pour lui fournir des armes et des composants pour son armement. La coupure entre Occidentaux et une grande partie du monde est de plus en plus grande. Les USA et leurs alliés raisonnent encore comme s’ils étaient les maîtres du monde, le fait d’imposer unilatéralement des sanctions tous azimuts, comme un maître d’école, en est une bonne illustration ; ils n’ont pas encore compris que les temps changent malgré le prix Nobel de Bob Dylan.

Nous ne contestons nullement le droit et la volonté des Ukrainiens de recouvrer la totalité de leur territoire, mais la guerre s’éternise sans qu’aucun effort ne soit envisagé pour l’arrêter et engager le plus vite possible une trêve, puis un cessez-le-feu ouvrant la voie d’une conférence internationale de paix.

La France est en train de se faire « bouter hors d’Afrique » au profit des Russes de Wagner(2)Simple constat sans commenter si les pays en question, Mali, République centre-africaine, Burkina-Faso, ne risquent pas de tomber de Charybde en Scylla. qui sont déjà dans un nombre considérable de pays : Libye, Mozambique, Syrie… L’armée sud-africaine par un communiqué du 19 janvier annonce : « L’Afrique du Sud va accueillir la marine chinoise et celle de la fédération de Russie lors d’un exercice maritime multilatéral entre le 17 et 27 février. » Nous ne sommes sans doute qu’au début de ces changements et des rapports de force qui en découleront. La volonté de statu quo, de conserver l’hégémonie mondiale pour les USA avec la crainte de la perdre, est pour beaucoup dans le soutien à l’Ukraine quitte à faire la guerre jusqu’au dernier Ukrainien. Répétons-le, nous ne contestons nullement le droit et la volonté des Ukrainiens de recouvrer la totalité de leur territoire, mais la guerre s’éternise sans qu’aucun effort ne soit envisagé pour l’arrêter et engager le plus vite possible une trêve, puis un cessez-le-feu ouvrant la voie d’une conférence internationale de paix sous l’égide de l’ONU et de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). Les peuples d’Europe ont trop souffert au XXe siècle pour oublier les leçons du passé.

Comme toujours la guerre facilite la corruption et la spéculation, les profiteurs de guerre sous de multiples formes fleurissent. Nous savons que le trafic, mais aussi la vente des armes par les fabricants et les États eux-mêmes sont source de corruption. Souvenons-nous pour ce qui concerne la France des affaires dites de Karachi ou des vedettes de Cherbourg.

La guerre en Ukraine n’échappe pas à ce phénomène. La presse a fait état ces derniers jours de corruption au sein du gouvernement ukrainien, le vice-ministre de la défense et le chef-adjoint du bureau du Président Zelensky notamment ont dû démissionner(3)En plus de ces deux personnages, cinq gouverneurs régionaux, trois autres vice-ministres, deux responsables d’agences gouvernementales ont été limogés ou ont dû démissionner..
Volodymir Zelensky est bien conscient que si les donateurs, notamment l’Union européenne qui a fait de la lutte contre la corruption une des conditions à l’aide, ont le sentiment que les pouvoirs ukrainiens sont corrompus, les aides vont disparaître. De son côté, devant les manques de la hiérarchie, les indisciplines, mais aussi la corruption, Vladimir Poutine a changé la chaîne de commandement de son armée en Ukraine et nommé son chef d’état-major au commandement des opérations.


La guerre s’enlise, ses conséquences vont encore s’accroître dans beaucoup de domaines. Le peuple ukrainien en priorité, mais aussi le peuple russe, en subissent les plus graves conséquences. Les Européens pour des raisons géographiques, mais pas seulement, n’ont pas intérêt à se laisser entraîner vers une escalade aventureuse du conflit, leurs intérêts ne sont pas ceux des USA. Il est urgent d’agir pour arrêter cette guerre inter-impérialiste.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le pic du pétrole conventionnel a été atteint en 2008, il y a quinze ans.
2 Simple constat sans commenter si les pays en question, Mali, République centre-africaine, Burkina-Faso, ne risquent pas de tomber de Charybde en Scylla.
3 En plus de ces deux personnages, cinq gouverneurs régionaux, trois autres vice-ministres, deux responsables d’agences gouvernementales ont été limogés ou ont dû démissionner.