L’expression « service public » est-elle encore bien comprise ? Le mot « service » a eu des acceptions très fortes dans le passé. Tiré du latin servitium, il a désigné la relation de dépendance absolue entre l’esclave et son maître, puis entre le vassal et son souverain et, jusqu’au début du XIXe siècle, les impérieuses obligations dues à une autorité. Sa dimension religieuse demeure, mais il a été de plus en plus utilisé pour désigner des échanges de prestations et les distinguer ainsi des activités de production. Dans son sens beaucoup plus trivial, il permet de nommer un escalier utilisé par les domestiques ou les plats d’un repas.
Dans le domaine de la pensée économique, il n’est peut-être pas sans intérêt pour le présent dossier de noter que l’expression « secteur tertiaire » a été forgée dans l’immédiat après-guerre pour regrouper toutes les activités de services, à l’époque du consensus politique fort, exprimé par le programme du CNR, qui a contribué à la création ou la refondation des services publics emblématiques des transports, de l’énergie, etc. L’économiste Jean Fourastié, le concepteur de la formule des « Trente glorieuses », a contribué à la définition de cette catégorie économique de « secteur tertiaire » qu’il emprunte en partie à l’économiste britannique Colin Clark. Pour lui elle englobe la totalité des prestations fournies aux tiers par des entreprises privées ou publiques, autant dans les économies capitalistes que collectivistes. Il considère que les évolutions passées et à venir de l’économie, dans la longue durée, se caractérisent par la migration du travail de l’agriculture, vers l’industrie et finalement vers le secteur tertiaire. Ce troisième secteur est entravé dans son développement par un progrès technique structurellement faible et il est obligé de le compenser par un apport de salariés toujours plus important.
Jean Fourastié a été chef du service économique puis conseiller économique du Commissariat général au plan de 1944 à 1977. Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est qu’il ne fait pas de distinction entre les activités de services des entreprises privées et celles des institutions publiques. Selon lui, elles participent, avec la même productivité, à la nécessaire « tertiarisation » du travail. Pourtant, dans un livre qu’il est intéressant de relire aujourd’hui sur la Faillite de l’université, publié en 1972, il défend la nécessité d’une université populaire dont l’objet serait, par une formation durant toute la vie, de « maintenir l’homme “en état de marche” dans l’action ». Dans un autre texte, il considérait que
l’enseignement populaire [devrait] s’appuyer sur la science, qui communique les découvertes, mais il ne [devrait] pas ignorer les aspirations profondes de l’homme au rêve, à la réflexion personnelle, à la beauté…
« Pour une éducation permanente », Jean Fourastié, Communication & Langages, 1972, vol. 15, n° 1, p. 17-23.
Nous percevons aujourd’hui, dans cette analyse, une forme d’antagonisme entre le choix de ne pas faire de différence ontologique entre les prestations apportées par les secteurs publics et privés et l’objet assigné à une institution publique de nourrir les « aspirations profondes de l’homme ». Sans doute parce que la réformation globale induite par le dogme néo-libéral a réduit le service public à la seule délivrance d’une prestation et à l’échange marchand entre un individu et une organisation. Devenus équivalents, les services rendus par le privé et le public peuvent alors être mis en concurrence et évalués en fonction de leur coût et de leur efficience.
Jean Fourastié est un économiste plutôt libéral, mais il admet que l’État doit assurer des missions supérieures au bénéfice de la société et de l’individu, dans ses relations d’interdépendances avec elle. La pensée néo-libérale les révoque et par là même isole le service public de la relation entre le citoyen et la Cité dans un processus d’anti-républicanisme non assumé. Cet effacement du public devant le privé est relativement aisé à mettre en œuvre quand la prestation a une forte composante matérielle, comme le nettoyage de la voirie. Cette opération est beaucoup plus complexe quand elle concerne le savoir, la culture, la connaissance ou l’éducation. Elle doit alors mobiliser des concepts plus élaborés. Il nous a semblé utile d’en présenter quelques-uns à partir du dossier de l’université et de ses réformes libérales.
Le moment politique important et précisément daté de la reformulation néolibérale des politiques publiques de l’enseignement supérieur peut être situé à l’occasion du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000 lorsque les chefs d’État et de gouvernements déclarent solennellement travailler en communion pour que l’Union européenne développe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Comme souvent, l’Union européenne a été le laboratoire de ces innovations idéologiques et la « stratégie de Lisbonne » débouche sur une méthode novatrice.
Elle s’inspire des techniques de gestion développées dans les entreprises de Toyota et que Robert Camp a rassemblées dans un corpus à finalité théorique qui a fini par être désigné par le mot générique de benchmarking. Ce dernier en résumait l’esprit par cette formule : « Qui veut s’améliorer doit se mesurer, qui veut être le meilleur doit se comparer ». Le sommet de Lisbonne de l’an 2000 consacre l’incorporation au sein de « l’espace européen de la recherche » des règles de la bonne « gouvernance » tirées du benchmarking(1)« La recherche scientifique au crible du benchmarking », Isabelle Bruno, Revue d’histoire moderne contemporaine, 5, 2008, p. 28‑45.. En mars 2002, lors de la conférence de lancement du sixième programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD), invité à prononcer le discours inaugural, Hans-Olaf Henkel, ancien dirigeant de la confédération patronale allemande (BDI), revendiquait ainsi cette conversion idéologique en affirmant que « la concurrence doit rester le premier principe de la recherche », car « c’est par la concurrence qu’on devient concurrentiel ». En 2014, Hans-Olaf Henkel a été élu membre du Parlement européen sur la liste nationaliste de l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD)…
Fondamentalement, la stratégie de Lisbonne consiste à transformer la connaissance en une marchandise et à en organiser la production et l’acquisition selon les règles du marché et de la concurrence « libre et non faussée ». La rupture historique avec l’idéal humaniste et universaliste porté par les universités médiévales de l’Europe du Nord-est radicale. La Commission européenne ne le cache pas et déclare d’ailleurs par bravade : « le temps où, traditionnellement, les savoirs acquis dans l’espace scientifique académique constituaient un patrimoine ouvert, mis à la disposition de tous, appartient au passé »(2)Isabelle Bruno, op. cit., p. 43..
Cet espace européen de la recherche réformé par les « lois du marché » a tout du lit de Procuste. L’outil conceptuel de la réduction de la connaissance à la marchandise est donné par la théorie du « capital humain » qui assimile l’individu à un être isolé et entrepreneurial(3)Groupe Jean-Pierre Vernant, « L’Université néolibérale et la théorie du capital humain », in Martine Boudet (éd.), SOS École Université. Pour un système éducatif démocratique, s.l., Éditions du Croquant, 2020, p. 64.. Comme étudiant, cet homo œconomicus choisit librement et détaché de toutes contraintes sociales, les formations qui vont enrichir son capital de savoirs et lui permettre, par l’accroissement de sa valeur propre sur le marché de l’enseignement, d’en obtenir de plus en plus rémunérateurs.
À la façon du chaland qui glane sa pitance sur l’étal des camelots, il compose son cursus en sollicitant les établissements et en postulant pour des « unités d’enseignement » qui sont compatibles avec la valeur de son capital cognitif. En retour, ils lui permettent d’en accroître la valeur pour in fine lui donner la possibilité d’en obtenir la meilleure rémunération possible sur le marché de l’emploi. Cette praxis de l’étudiant organisant lui-même sa formation fragilise les disciplines dans leurs fonctions de régulation de la production et du jugement des savoirs. Pratiquement, la constitution de ce marché des connaissances impose le démantèlement des principes du service public et leur remplacement par des instruments favorisant la mise en concurrence des établissements, des formations, des « sachants » et des « apprenants ». La mesure quantitative, l’évaluation permanente et le classement sont les principaux outils de ce benchmarking. Ainsi, au palmarès de Shanghai répond la sélection des candidats organisée par la procédure Parcoursup. Les droits d’inscription à l’université, dont l’augmentation très substantielle est considérée par l’actuel Gouvernement comme le meilleur moyen de renforcer l’attractivité des formations auprès des étudiants étrangers, sont alors le résultat de l’équilibre entre l’offre et la demande de formations. Il conditionne aussi la rémunération des enseignants.
Le baccalauréat, examen national et anonyme, cède progressivement la place à un dispositif qui valorise le statut du lycée et donc l’origine sociale du candidat. Ainsi, les universités peuvent pondérer les notes du contrôle continu en fonction du classement des lycées. Dans la périphérie parisienne, certains parents déterminent leur lieu de résidence par la présence d’un lycée qui donnera à leur progéniture les meilleures opportunités de poursuivre son cursus dans les universités les mieux cotées. Capital immobilier et capital culturel finissent ainsi par se confondre et ce puissant processus de ségrégation menace la cohésion sociale des territoires dans lesquels les disparités de richesses sont les plus importantes.
Peu à peu, l’idéal républicain d’une université au service de l’émancipation individuelle, du libre exercice de la pensée critique comme condition première de la démocratie et du perfectionnement de l’instruction de toute la nation cède la place à une conception marchande du savoir pour laquelle l’essentiel réside dans le contrat passé entre celui qui le détient et celui qui souhaite s’en approprier une partie pour accroître son capital culturel.
Réinstituer une université républicaine exige donc de substituer un service rendu ou vendu au public par une mission au service de la connaissance critique, de la nation apprenante, de l’émancipation des citoyens, du développement des sciences et des humanités et des capacités cognitives de tous à en maîtriser démocratiquement et collectivement le cours. L’université devient alors l’institution du développement de la connaissance et de l’instruction permanente du citoyen appelé à s’en saisir, à en partager les fruits et à en modérer les excès. « Parce qu’il y a progrès, il faut progresser », concluait Catherine Kintzler en commentant Condorcet(4)Catherine Kintzler, Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2015, p. 87..
Par ce double effort, il est possible de passer du service, dérivé du servitium de la condition de l’esclave, à la mission, tiré du mot latin missio qui désigne notamment le congé du soldat libéré de ses obligations, l’honesta missio, ou l’ajournement du combat pour un gladiateur. La mission publique serait alors l’effort commun vers l’émancipation et l’utopie concrète d’un projet de République radicale.
Notes de bas de page
↑1 | « La recherche scientifique au crible du benchmarking », Isabelle Bruno, Revue d’histoire moderne contemporaine, 5, 2008, p. 28‑45. |
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↑2 | Isabelle Bruno, op. cit., p. 43. |
↑3 | Groupe Jean-Pierre Vernant, « L’Université néolibérale et la théorie du capital humain », in Martine Boudet (éd.), SOS École Université. Pour un système éducatif démocratique, s.l., Éditions du Croquant, 2020, p. 64. |
↑4 | Catherine Kintzler, Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2015, p. 87. |