Pour une éducation nationale qui instruise

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Titre d'un dossier Services publics ou barbarie

Pierre Hayat est agrégé et docteur en philosophie.

Faut-il que l’école éduque sans instruire ou qu’elle instruise sans éduquer ? Si l’on accordait foi au discours du ministre Blanquer, qui n’a eu de cesse durant cinq années de se réclamer de l’instruction et de la laïcité, en laissant derrière lui un bilan désastreux, on se prendrait à rêver d’en finir avec l’école laïque qui instruit. Mais il est aujourd’hui avéré que le mensonge fut le mode de communication et de fonctionnement habituel du ministre(1)Sur la question, voir, par exemple, https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-contre-le-neoliberalisme/les-reformes-blanquer-contre-lecole-de-la-republique/7426425. Il convient surtout de saisir précisément ce qui se joue aujourd’hui derrière l’alternative d’une école sommée de choisir entre l’instruction et l’éducation. On cherchera dans les fondamentaux et dans l’histoire de la laïcité une voie singulière pour dépasser cette opposition(2)Parmi les fondamentaux de la laïcité, on retiendra en premier lieu la liberté de conscience, mais aussi le libre examen, la paix, l’égalité et, spécifiquement, la « séparation » du religieux et du politique et la « neutralité » de l’autorité politique en matière religieuse. Ces fondamentaux impliquent l’existence collective, qu’elle se décline comme droit, justice, association volontaire, ou socialité coopérative, etc..

Nous identifions ordinairement dans l’instruction la transmission de connaissances solidement éprouvées, qui requièrent du professeur la maîtrise de ce qu’il enseigne et qui exige de l’élève effort, réflexion et raisonnement, car nul ne connaît vraiment s’il ne veut pas connaître et s’il ne s’est pas approprié ce qui lui est transmis. L’éducation, quant à elle, guide l’enfant en vue de l’imprégnation de valeurs et de règles de conduite relatives à la société existante, en même temps qu’elle lui offre les conditions du développement de ses propres capacités. La confrontation de ces deux modes de relations humaines qui ont en commun l’apprentissage et une dissymétrie entre celui qui enseigne et celui à qui l’enseignement s’adresse, force à s’interroger sur le cadre dans lequel s’effectue cette relation humaine universelle. Ainsi peut-on se demander si l’école est le cadre approprié pour éduquer ou s’il convient d’en laisser le soin à la famille, lorsque la famille existe ou qu’elle n’est pas complètement défaillante. S’agissant précisément de l’école laïque, il convient de savoir si l’école doit s’en tenir à « l’instruction publique » ou si elle a vocation à s’affirmer simultanément comme une « éducation nationale »(3)Le ministère de l’Instruction publique est devenu ministère de l’Éducation nationale depuis 1932 avec l’éclipse notable sous le gouvernement de Vichy de juillet 1940 à février 1941.. On se tournera vers Ferdinand Buisson (1841-1932) pour comprendre comment l’un des fondateurs de l’école laïque a appréhendé la question, et en tirer quelques enseignements pour aujourd’hui.

Contre une éducation nationale liberticide

Si l’instruction publique a été conçue pendant la Révolution française, les fondateurs de l’école laïque ont eu la responsabilité un siècle plus tard de la mettre en œuvre. Il leur a fallu pour cela se l’approprier et l’interpréter dans le sens de leur tâche historique. «L ’idée d’une instruction publique, au sens où ce mot est entendu par la démocratie contemporaine, est une idée moderne ; nous dirons plus : c’est une idée qui pour la première fois a été conçue et formulée dans son intégrité par la Révolution française »(4)http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2935, écrivait Ferdinand Buisson à l’article « Instruction publique » de son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, tout en précisant l’enjeu politique et intellectuel de ce rappel historique : « La Révolution a rejeté l’idée d’une éducation nationale au sens où l’entendaient les anciens ; ce qu’elle a voulu créer, c’est une instruction publique »(5)Id..

Buisson expliquait que cette éviction de l’éducation spartiate était le corollaire de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Le principe inaliénable de liberté de tous les hommes imposait de rompre avec « les sociétés antiques (qui) avaient toutes conçu l’éducation des enfants de la même façon : il s’agissait pour elles, non d’assurer à l’individu les moyens de développer en toute liberté et le plus complètement possible ses facultés, mais de jeter les futurs citoyens en quelque sorte dans le même moule, de les façonner selon un type uniforme, jugé le plus propre à assurer la conservation et la prospérité de l’État»(6)Id.. À l’inverse de l’éducation nationale des anciens, l’instruction publique voulue par la Révolution française a refusé d’imposer un conformisme des opinions et des mœurs. Alors que les sociétés antiques élevaient les enfants en vue de doter la cité d’un socle idéologique homogène, l’instruction publique issue de la Révolution des droits de l’homme a voulu concrétiser les droits inaliénables à la liberté et à l’égalité. Non seulement la liberté propre à chacun n’est pas sacrifiée au seul profit de la cité, mais l’instruction publique égale pour tous procure à chaque individu les moyens de s’accomplir lui-même.

L’instruction publique pour la liberté

Buisson identifie dans Condorcet le penseur le plus représentatif de ce projet, à travers son Rapport sur l’instruction publique présenté en 1792, auquel il convient d’ajouter les Cinq Mémoires sur l’instruction publique publiés l’année précédente, qui fournissent l’assise théorique de l’instruction publique. Condorcet y soutient la thèse selon laquelle « l’éducation publique doit se borner à l’instruction » au motif que « l’éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas à l’instruction positive, à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses »(7)CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique, présentation, notes, bibliographie et chronologie par Charles Coutel et Catherine Kintzler, GF-Flammarion, 1994, pp. 82-85.. En se bornant à l’instruction, la société moderne s’interdit de « s’emparer des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire »(8)Ibid., p. 85.. L’enjeu pour Condorcet était de préserver la liberté d’opinion et de laisser aux familles le droit d’élever les enfants en fonction de leurs croyances et de leurs valeurs.

Cette séparation des domaines de compétences se heurte à une objection. L’autorité publique n’abandonne-t-elle pas les enfants à l’influence d’opinions et croyances qui peuvent être aliénantes ? Et, au nom du principe de liberté, ne contrevient-on pas au principe d’égalité, lui aussi inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans la mesure où les enfants de familles pauvres ne bénéficient pas d’un égal accès à l’instruction que les autres ? Condorcet répond que l’instruction publique a pour fonction de munir tous les enfants des moyens intellectuels pour juger les croyances et les lois. L’égalité recherchée est une égale autonomie de jugement, la possibilité pour chacun d’une libération des chaînes invisibles qui font croire qu’on obéit à sa raison alors qu’on est soumis aux opinions d’un autre(9)Condorcet n’exclut pas l’enseignement de la morale, pourvu qu’il soit « rigoureusement indépendant » des opinions religieuse, ibid, p. 87.. Le but de l’instruction publique, telle que Condorcet la théorise, est de munir chaque individu des moyens intellectuels nécessaires pour se conduire lui-même dans l’existence et exercer lucidement ses droits de citoyen(10)« Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison », ibid., p. 93..

Buisson se revendique de l’héritage condorcéen d’une instruction publique qui « doit être mise par la société à la portée de tous, et par conséquent doit former un service public »(11)http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2935 avec d’autant plus de force que la Révolution ne put réaliser ce programme, et qu’il revient précisément à la IIIe République, instauratrice de l’école laïque, la tâche de faire entrer dans l’effectivité historique ce projet de liberté par l’égalité.

« La nouvelle éducation nationale » contre l’utilitarisme et pour la solidarité

Si l’instruction publique s’oppose à l’éducation nationale des anciens, elle n’exclut pas toute forme d’éducation nationale. Pour Buisson, il s’agit plutôt d’intégrer les exigences de l’instruction publique au sein d’une « nouvelle éducation nationale ». Le défi de l’école laïque est de maintenir la volonté de former à l’esprit critique, en organisant une éducation nationale qui assure le développement le plus complet des facultés de chacun. Ce que Buisson nomme « la nouvelle éducation nationale » maintient la rupture avec l’éducation spartiate qui imposait un conformisme idéologique. Mais elle « embrasse dans chaque homme l’homme tout entier »(12)Ferdinand BUISSON, « Discours à l’association polytechnique, Éducation et République, introduction de Pierre Hayat, Kimé, p. 83. Noté désormais ER. Une partie de ce Discours a été reprise par Buisson dans La foi laïque sous le titre « La nouvelle éducation nationale », La foi laïque, extraits de discours et d’écrits, présentation par Mireille Gueissaz, Le Bord De L’eau, 2007, pp. 57-63. Le texte intégral a paru dans Conférences et Causeries pédagogiques, Musée pédagogique, Delagrave & Hachette, 1888, pp. 53-71.. Elle inclut, par exemple, le chant. L’éducation nationale voulue par Buisson est exemplaire d’une école opposée à ce que nous nommons aujourd’hui l’utilitarisme : « Mais le chant, à quoi sert-il ? – À rien, et c’est précisément pour cela qu’il faut l’enseigner dans l’école primaire »(13)ER, p. 84.. Il revient à l’école publique de ne pas laisser aux seules familles le soin ou la responsabilité de répondre à ce besoin. Concrètement cela signifie que les enfants de familles pauvres ont « besoin, eux aussi, de tout ce qui console et de tout ce qui charme, de tout ce qui relève et de tout ce qui aide à vivre »(14)Ibid., p. 85.. Ce refus d’un enseignement utilitariste, adapté aux nécessités du profit économique, indique que « la nouvelle éducation nationale » a pour finalité l’être humain lui-même. Elle est aux antipodes des politiques scolaires contemporaines et, singulièrement, de celle de Jean-Michel Blanquer.

Buisson prend acte de la dynamique historique propre aux démocraties modernes qui pousse la « conscience publique » à devenir toujours plus exigeante vis-à-vis de l’école. Elle n’attend pas seulement de l’école qu’elle forme le citoyen libre de demain : « on lui demande de devenir un instrument d’amélioration de la société », d’aider présentement à combattre l’alcoolisme, par exemple, ou d’arrêter les ravages de la tuberculose, de faire en sorte que les enfants souffrent moins de l’inégalité sociale en développant les caisses des écoles, les colonies de vacances, et « mille délicates interventions de solidarité enfantine, de mutualité, d’assistance de prévoyance »(15)Ibid., p. 318.. Buisson va jusqu’à parler de l’école comme « d’une sorte de famille au second degré où l’enfant apprend à vivre socialement »(16)Id. car « l’éducation est une forme de protection sociale due à quiconque en a besoin »(17)Ibid., p. 321.

Une école de l’effort et de la résistance au fait accompli

On peut objecter que l’école n’a pas pour fonction de corriger directement la société existante, mais de préparer les nouvelles générations à la juger et à la transformer. Buisson répond par la promotion d’une éducation scolaire aussi exigeante que l’instruction, en matière de travail, d’effort et de mise à distance des valeurs sociales dominantes. Dans un discours de remise de prix, il encourage le dernier de la classe qui, par ses efforts persévérants, parviendra à progresser. « Dernier par le succès, tu peux devenir le premier par l’effort »(18)Ibid., p. 87.. Cette valorisation proprement morale du travail, et de la peine qu’il implique, valorise une forme de compétition avec soi-même en vue de progresser, tout en récusant une école concurrentielle(19)L’école laïque s’est fondée sur des principes antinomiques aux réformes imposées par Jean-Michel Blanquer, qui organisent la concurrence des élèves entre eux, des personnels entre eux, des disciplines entre elles, et des établissements. Elles fétichisent ce que nous nommons aujourd’hui « l’évaluation certificative » au détriment de « l’évaluation formative ».. Ce refus de calquer l’école sur l’individualisme concurrentiel dominant dans la société moderne se double d’une récusation d’une école strictement ludique, qui n’a pas saisi qu’on pouvait chasser l’ennui par le travail formateur, source d’estime de soi.

À l’autonomie intellectuelle recherchée par l’instruction publique, Buisson adjoint la valorisation de l’autonomie morale et du travail sur soi, caractéristiques d’une volonté éducative. L’école laïque s’interdit, autant que possible, de reproduire les défauts de la société existante, au point de s’afficher comme une « école de résistance à la théorie du fait accompli et de la résignation passive »(20)Séance de fin d’année de l’École alsacienne, 28 juillet 1887, Éducation et République, op. cit., p. 88. Ce discours de remise de prix a paru dans Conférences et Causeries pédagogiques, Musée pédagogique, Delagrave & Hachette, 1888, pp. 157-167.. L’éducation nationale voulue par Ferdinand Buisson n’est pas une école de l’adaptation à la société existante, ni dans son fonctionnement ni dans les buts qu’elle s’assigne. Pour Buisson, il sera toujours temps pour les élèves de découvrir dans ses détails les manières dont les humains se conduisent(21)« Quand la société ne serait pas construite de manière à donner raison à cet idéal, qu’importe ? Il est très bon que l’école se le propose. Il est très bon qu’elle fasse entrevoir aux enfants un régime social où règne une morale supérieure à celle des fables de La Fontaine. La morale des Fables de La Fontaine est la seule vraie, dit-on, pour la société réelle ; elle en est la trop exacte expression. C’est possible, mais nos enfants ont le temps de s’y faire. Tâchons qu’ils commencent par un idéal plus relevé et qu’ils n’entrent pas dans la mêlée de la vie sans une riche provision d’idées généreuses ; si riche soit-elle, elle s’épuisera toujours assez vite. C’est la vie qui se chargera de leur apprendre le réel, c’est à l’école de leur apprendre l’idéal. », ER, p. 87.. Et, en vertu de la neutralité scolaire, il n’est pas davantage question de soumettre l’école à une idéologie partisane.

Pour l’égalité des enfants en matière d’instruction

La torsion buissonnienne de l’instruction publique dans le sens d’une éducation nationale ne consiste pas seulement à solliciter « l’âme » de l’élève, sa conscience et ses émotions, autant que sa raison. Elle tend également à compenser les inégalités existantes. L’égalité ne vaut pas seulement comme condition de la liberté. Elle est, comme la liberté, recherchée pour elle-même, comme droit universel inaliénable. Si le projet d’instruction publique concrétise le principe de liberté, l’école laïque concrétise l’instruction publique en insistant, cette fois, sur le principe d’égalité(22)Condorcet demeurera toutefois une référence majeure pour Buisson. En 1929, il produit une anthologie fournie de textes de Condorcet, parmi lesquels les passages majeurs du Premier mémoire dans lequel Condorcet explique les raisons pour lesquelles selon lui « l’éducation publique doit se borner à l’instruction ». https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5652008r.texteImage.

La notion de « droit de l’enfant » sert à Buisson de jalon théorique, éthique et politique pour faire valoir cette concrétisation de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Le droit de l’enfant à l’instruction est « aussi universel que celui de leurs parents au suffrage politique »(23)ER, p. 321.. Il vaut comme injonction adressée à la République à se soucier continûment de l’égalité. Buisson évite une mise en avant abusive de la méritocratie républicaine. L’arbre de quelques ascensions sociales exceptionnelles par l’école ne doit pas cacher la forêt de tous « les enfants du peuple » tenus à l’écart du lycée et de l’enseignement supérieur. En 1910, Buisson ne consent pas qu’une trentaine d’années après les lois scolaires, il y ait « deux classes d’enfants comme il y a deux classes d’hommes, et avec une différence encore plus brutalement accusée : le droit à l’instruction pour les uns s’arrête avant la fin de l’enfance, vers douze ans ; pour les autres, il se prolonge jusqu’à la fin de l’adolescence »(24)Ibid., p. 320..

La prise en charge par la République des droits de l’enfant à l’instruction et à l’éducation est une préoccupation constante de Buisson depuis la création en 1871 dans le dix-septième arrondissement de Paris d’un Orphelinat républicain dont la direction et l’administration sont confiées à des laïques(25)Ibid., pp. 66-67., jusqu’à la proposition de loi qu’il présente le 22 mars 1910(26)Ibid., pp. 319-323. Archives de l’Assemblée nationale, Documents parlementaires – Chambre. Annexe 3265. Séance ord. – Séance du 22 mars 1910. La proposition de loi fut renvoyée à la commission de l’enseignement. Elle fut présentée par Buisson conjointement avec le radical Louis-Gérard Varet et le socialiste Jean Bouveri.. L’intitulé de cette proposition de loi : « LOI tendant à établir l’égalité des enfants pour le droit à l’instruction », est indicatif d’un volontarisme pour corriger sans tarder les inégalités socio-culturelles entre les enfants, qui empêchent la République d’être à la hauteur de ses ambitions. Incompatible en cela avec une école de la reproduction sociale dont les héritiers sont les principaux bénéficiaires, elle se présente comme une alternative à une politique paralysée par l’attente du grand soir révolutionnaire instaurateur d’une démocratie intégrale(27)« Deux enfants viennent de naître, l’un de famille riche, l’autre de famille pauvre. Les parents resteront séparés par des différences de condition sociale qui ne peuvent s’effacer immédiatement. Soit. Mais les enfants ? Est-il indispensable qu’ils soient à leur tour, dès le berceau, soumis à deux éducations différentes ? C’est pourtant l’état de choses actuel. C’est ce que font nos lois scolaires et nos habitudes sociales. Comme il y a deux classes d’hommes, et avec une différence encore plus brutalement accusée, il y a deux classes d’enfants. », id.. Elle approfondit et concrétise le projet de la Révolution française d’instruction publique, en prévoyant que « nul ne quitte l’école sans être en possession d’un moyen assuré d’existence par l’exercice d’une profession appropriée à ses capacités »(28)« PROPOSITION DE LOI tendant à établir l’égalité des enfants en matière d’instruction.

Art. 1ER . – L’instruction des enfants des deux sexes est un service d’intérêt public dont la nation assure l’entretien. L’ensemble de ce service constitue l’éducation nationale.

Art. 2. – L’éducation nationale est organisée de manière à remplir les conditions ci-après :

1°Que tous les enfants français soient traités sur le pied d’une parfaite égalité en ce qui concerne les moyens d’instruction mis à leur portée ;

2°Que chacun d’eux quelle que soit la situation de fortune des parents, soit mis en état d’acquérir par l’instruction tout le développement intellectuel et professionnel dont il est capable ;

3° Que nul ne quitte l’école sans être en possession d’un moyen assuré d’existence par l’exercice d’une profession appropriée à ses capacités. », Archives de l’Assemblée nationale, cit.
. En 2022, cette promesse républicaine et démocratique est toujours en attente d’être tenue. Elle n’en conserve pas moins sa pertinence, du point de vue d’une laïcité scolaire émancipatrice et d’une République sociale(29)Buisson esquisse en 1921 les contours d’une « doctrine des droits de l’enfant », partant de l’idée que « le premier chapitre des Droits de l’Homme devrait être intitulé : les Droits de l’enfant », ER, p. 323. Ce texte de 1921 que Buisson donne au Bulletin de la Ligue des droits de l’homme du 10 mars 1921 se présente comme une réponse à une interpellation sur l’impossibilité au « fils de l’ouvrier, fût-il dix fois plus capable que le fils du bourgeois, d’accéder au lycée et aux écoles où il pourrait se développer »..

Pour « l’éducation proprement dite »

Faut-il une école qui instruise ou qui éduque ? qui arrache aux déterminismes sociaux ou qui prépare l’insertion sociale ? Cette fausse alternative qui tend aujourd’hui à nous envahir, fut étrangère à Ferdinand Buisson qui ne s’embarrassait pas dans son vocabulaire de mêler l’instruction et l’éducation. Pour lui, l’instruction est un service d’intérêt public dont la nation assure l’entretien, et l’ensemble de ce service constitue l’éducation nationale(30)PROPOSITION DE LOI tendant à établir l’égalité des enfants en matière d’instruction, Archives de l’Assemblée nationale, cit.. À l’inverse de quelques maîtres à penser contemporains, Buisson n’a jamais voulu d’une école qui flatte en l’élève une tendance clientéliste et consumériste. L’éducation nationale selon Ferdinand Buisson repose sur la relation entre le maître instruit et attentif à ses élèves et l’élève appelé à se construire. Ce qu’il nomme « l’éducation proprement dite » s’attache à « une harmonie dans le développement de l’homme, équilibre et proportion dans l’exercice de ses diverses fonctions ». L’école ne saurait être pour les élèves un « rendez-vous de paresse », mais de travail joyeux(31)ER, p. 83.. L’éducation « proprement dite » est « générale », car elle considère l’individu dans son indivisibilité et dans son rapport à lui-même, en vue de « perfectionner l’individu en lui-même »(32)Ferdinand BUISSON, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (extraits, présentation et notes par Pierre Hayat), 2000, Kimé, p. 66..

Cette éducation-là considère l’individu dans sa singularité irréductible à tout autre et se donne pour idéal le perfectionnement et l’harmonisation de l’ensemble de ses facultés. Elle est en cela incompatible avec les idéologies communautaristes contemporaines qui prétendent imposer à l’école leur modèle socio-politique identitaire, en enfermant l’élève dans une identité censée l’attacher « depuis toujours et à jamais » à une communauté d’appartenance(33)Sur ce point, voir, par exemple, Nathalie HEIMLICH, Oser l’universalisme. Contre le communautarisme, Le Bord de l’eau, p. 23.. « Faire de l’école populaire la première des institutions nationales, l’ouvrir à tous par la gratuité, la défendre contre l’Église par la laïcité, contre tout esprit de secte par la neutralité », résume pour Buisson l’œuvre scolaire de la IIIe République, dans sa fidélité inventive à l’instruction publique conçue pendant la Révolution française(34)ER, p. 319..

Aujourd’hui

Aujourd’hui, l’école laïque n’a plus à se démarquer d’une éducation nationale spartiate, mais d’une éducation nationale démagogique qui voudrait que l’école renonce à instruire, affaiblissant ainsi la démocratie et privant d’instruction ceux qui en ont le plus besoin. On sait aujourd’hui que la prétention d’une école calquée sur la société existante qui ne protège ni l’institution ni ses serviteurs, conduit à produire des « territoires perdus de la République »(35)Emmanuel BRENNER, Les territoires perdus de la République, Mille et une nuits, 2002.. Aujourd’hui, comme au temps de la fondation de l’école laïque, il convient, selon nous, de considérer le projet d’instruire comme la boussole et la valeur cardinale de l’éducation nationale(36)Ce dépassement, par la laïcité, du refus de l’instruction publique de se décliner en éducation nationale que nous avons exposé chez Buisson se retrouve, par d’autres chemins, chez d’autres fondateurs de la laïcité scolaire française, Jaurès, Durkheim, Henri Marion en particulier.. Refuser d’enfermer les élèves dans des déterminismes socio-culturels, ethniques ou religieux, en les incitant à prendre du recul avec leur vie en dehors de l’école, ne revient pas à ignorer toute détermination. Cela suppose concrètement que l’enseignant s’intéresse à ses élèves non comme à des êtres abstraits, mais dans leur singularité, sous réserve de tirer sa légitimité de sa capacité à transmettre des connaissances et à former à l’esprit critique.

Placés en situation de réaliser historiquement le projet de l’instruction publique, les fondateurs de l’école laïque ont estimé que l’école avait pour fonction d’éduquer en même temps qu’elle instruisait. Aujourd’hui comme du temps de Ferdinand Buisson, de Jean Jaurès et d’Émile Durkheim, ce refus d’exclure l’éducation de l’école publique ne revient pas nécessairement à affaiblir l’ambition de l’instruction, mais à s’affranchir de l’illusion idéaliste qui fait croire que les hommes agiraient et interagiraient en dehors de conditions historiques qu’ils n’ont pas choisies. À l’instar de toute institution humaine, l’école, considérée dans sa réalité empirique, n’existe pas sans valeurs ni morale, aucune institution n’existant concrètement par sa seule fonctionnalité objective, mais également à travers les individus concrets qui la font vivre et qui sont appelés à s’y reconnaître. Il s’agit, en fin de compte, pour l’école laïque d’aujourd’hui, d’assumer franchement son double paradoxe structurel : demander aux élèves, le temps de l’école, de s’abstraire, autant que possible, de leur vie en dehors d’elle ; demander également à la société de soutenir une telle école, qu’il convient de doter d’un cadre protecteur. Il s’agit alors de puiser dans l’école elle-même, mais aussi dans l’ensemble de la société, riche d’une histoire de luttes et d’expériences émancipatrices, les ressources culturelles pour imposer une éducation nationale qui instruise(37)Aujourd’hui, la loi du 15 mars 2004, qui est représentative d’une laïcité scolaire portée par les exigences de l’instruction publique, est pour la laïcité un marqueur et un levier, malgré les ambiguïtés et les détournements dont elle est l’objet..

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Sur la question, voir, par exemple, https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-contre-le-neoliberalisme/les-reformes-blanquer-contre-lecole-de-la-republique/7426425
2 Parmi les fondamentaux de la laïcité, on retiendra en premier lieu la liberté de conscience, mais aussi le libre examen, la paix, l’égalité et, spécifiquement, la « séparation » du religieux et du politique et la « neutralité » de l’autorité politique en matière religieuse. Ces fondamentaux impliquent l’existence collective, qu’elle se décline comme droit, justice, association volontaire, ou socialité coopérative, etc.
3 Le ministère de l’Instruction publique est devenu ministère de l’Éducation nationale depuis 1932 avec l’éclipse notable sous le gouvernement de Vichy de juillet 1940 à février 1941.
4 http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2935
5, 16 Id.
6 Id.
7 CONDORCET, Cinq mémoires sur l’instruction publique, présentation, notes, bibliographie et chronologie par Charles Coutel et Catherine Kintzler, GF-Flammarion, 1994, pp. 82-85.
8 Ibid., p. 85.
9 Condorcet n’exclut pas l’enseignement de la morale, pourvu qu’il soit « rigoureusement indépendant » des opinions religieuse, ibid, p. 87.
10 « Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison », ibid., p. 93.
11 http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2935
12 Ferdinand BUISSON, « Discours à l’association polytechnique, Éducation et République, introduction de Pierre Hayat, Kimé, p. 83. Noté désormais ER. Une partie de ce Discours a été reprise par Buisson dans La foi laïque sous le titre « La nouvelle éducation nationale », La foi laïque, extraits de discours et d’écrits, présentation par Mireille Gueissaz, Le Bord De L’eau, 2007, pp. 57-63. Le texte intégral a paru dans Conférences et Causeries pédagogiques, Musée pédagogique, Delagrave & Hachette, 1888, pp. 53-71.
13 ER, p. 84.
14 Ibid., p. 85.
15 Ibid., p. 318.
17 Ibid., p. 321
18 Ibid., p. 87.
19 L’école laïque s’est fondée sur des principes antinomiques aux réformes imposées par Jean-Michel Blanquer, qui organisent la concurrence des élèves entre eux, des personnels entre eux, des disciplines entre elles, et des établissements. Elles fétichisent ce que nous nommons aujourd’hui « l’évaluation certificative » au détriment de « l’évaluation formative ».
20 Séance de fin d’année de l’École alsacienne, 28 juillet 1887, Éducation et République, op. cit., p. 88. Ce discours de remise de prix a paru dans Conférences et Causeries pédagogiques, Musée pédagogique, Delagrave & Hachette, 1888, pp. 157-167.
21 « Quand la société ne serait pas construite de manière à donner raison à cet idéal, qu’importe ? Il est très bon que l’école se le propose. Il est très bon qu’elle fasse entrevoir aux enfants un régime social où règne une morale supérieure à celle des fables de La Fontaine. La morale des Fables de La Fontaine est la seule vraie, dit-on, pour la société réelle ; elle en est la trop exacte expression. C’est possible, mais nos enfants ont le temps de s’y faire. Tâchons qu’ils commencent par un idéal plus relevé et qu’ils n’entrent pas dans la mêlée de la vie sans une riche provision d’idées généreuses ; si riche soit-elle, elle s’épuisera toujours assez vite. C’est la vie qui se chargera de leur apprendre le réel, c’est à l’école de leur apprendre l’idéal. », ER, p. 87.
22 Condorcet demeurera toutefois une référence majeure pour Buisson. En 1929, il produit une anthologie fournie de textes de Condorcet, parmi lesquels les passages majeurs du Premier mémoire dans lequel Condorcet explique les raisons pour lesquelles selon lui « l’éducation publique doit se borner à l’instruction ». https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5652008r.texteImage
23 ER, p. 321.
24 Ibid., p. 320.
25 Ibid., pp. 66-67.
26 Ibid., pp. 319-323. Archives de l’Assemblée nationale, Documents parlementaires – Chambre. Annexe 3265. Séance ord. – Séance du 22 mars 1910. La proposition de loi fut renvoyée à la commission de l’enseignement. Elle fut présentée par Buisson conjointement avec le radical Louis-Gérard Varet et le socialiste Jean Bouveri.
27 « Deux enfants viennent de naître, l’un de famille riche, l’autre de famille pauvre. Les parents resteront séparés par des différences de condition sociale qui ne peuvent s’effacer immédiatement. Soit. Mais les enfants ? Est-il indispensable qu’ils soient à leur tour, dès le berceau, soumis à deux éducations différentes ? C’est pourtant l’état de choses actuel. C’est ce que font nos lois scolaires et nos habitudes sociales. Comme il y a deux classes d’hommes, et avec une différence encore plus brutalement accusée, il y a deux classes d’enfants. », id.
28 « PROPOSITION DE LOI tendant à établir l’égalité des enfants en matière d’instruction.

Art. 1ER . – L’instruction des enfants des deux sexes est un service d’intérêt public dont la nation assure l’entretien. L’ensemble de ce service constitue l’éducation nationale.

Art. 2. – L’éducation nationale est organisée de manière à remplir les conditions ci-après :

1°Que tous les enfants français soient traités sur le pied d’une parfaite égalité en ce qui concerne les moyens d’instruction mis à leur portée ;

2°Que chacun d’eux quelle que soit la situation de fortune des parents, soit mis en état d’acquérir par l’instruction tout le développement intellectuel et professionnel dont il est capable ;

3° Que nul ne quitte l’école sans être en possession d’un moyen assuré d’existence par l’exercice d’une profession appropriée à ses capacités. », Archives de l’Assemblée nationale, cit.

29 Buisson esquisse en 1921 les contours d’une « doctrine des droits de l’enfant », partant de l’idée que « le premier chapitre des Droits de l’Homme devrait être intitulé : les Droits de l’enfant », ER, p. 323. Ce texte de 1921 que Buisson donne au Bulletin de la Ligue des droits de l’homme du 10 mars 1921 se présente comme une réponse à une interpellation sur l’impossibilité au « fils de l’ouvrier, fût-il dix fois plus capable que le fils du bourgeois, d’accéder au lycée et aux écoles où il pourrait se développer ».
30 PROPOSITION DE LOI tendant à établir l’égalité des enfants en matière d’instruction, Archives de l’Assemblée nationale, cit.
31 ER, p. 83.
32 Ferdinand BUISSON, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (extraits, présentation et notes par Pierre Hayat), 2000, Kimé, p. 66.
33 Sur ce point, voir, par exemple, Nathalie HEIMLICH, Oser l’universalisme. Contre le communautarisme, Le Bord de l’eau, p. 23.
34 ER, p. 319.
35 Emmanuel BRENNER, Les territoires perdus de la République, Mille et une nuits, 2002.
36 Ce dépassement, par la laïcité, du refus de l’instruction publique de se décliner en éducation nationale que nous avons exposé chez Buisson se retrouve, par d’autres chemins, chez d’autres fondateurs de la laïcité scolaire française, Jaurès, Durkheim, Henri Marion en particulier.
37 Aujourd’hui, la loi du 15 mars 2004, qui est représentative d’une laïcité scolaire portée par les exigences de l’instruction publique, est pour la laïcité un marqueur et un levier, malgré les ambiguïtés et les détournements dont elle est l’objet.