DANS QUELLE CRISE SOMMES-NOUS ? N° 17

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Image par Pete Linforth de Pixabay.

« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître », Antonio Gramsci.

 

C’est un article et une analyse récurrents de Philippe Hervé qui ont pour but de donner des pistes de compréhension sur la crise que nous vivons. Depuis 2009, chaque mois de juin, nous reprenons la plume pour analyser année après année la crise fondamentale du capitalisme tardif contemporain.

 

C’est une première partie ; la seconde sera éditée dans le prochain numéro de ReSPUBLICA.

Précédents numéros : dernière phase du capitalisme « classique »

Dès les premiers numéros, nous avions émis l’hypothèse de la fermeture du pli historique ouvert au 16e siècle avec l’éclosion du capitalisme comme mode de production.

En 17 ans d’édition de notre série d’articles « Dans quelle crise sommes-nous ? », ce pari intellectuel d’assister aujourd’hui à la dernière phase du capitalisme « classique » s’est vérifié à plusieurs reprises au fil du temps. D’une crise financière en 2007-2008, dite des subprimes-Lehman, nous sommes passés à une crise globale, économique, industrielle, écologique, idéologique et politique. 

Déclin de l’Empire américain

Mais, depuis janvier 2025, une nouvelle étape spectaculaire a été franchie avec l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. Sous nos yeux, l’Empire américain se désarticule. D’un lent déclin progressif, nous venons de passer à une accélération foudroyante. 

Le président américain sature l’espace médiatique avec des propos grossiers et peu cohérents qui vont toutefois tous dans le sens d’un repli isolationniste des États-Unis. 

Dans cette nouvelle conjoncture, il est d’ailleurs remarquable de constater la similitude des discours sur le fond, mais bien sûr non sur la forme, entre Trump en 2025 et Gorbatchev à partir de 1985. Certes, Gorby était un homme poli, rien à voir avec les propos orduriers de l’actuel occupant de la Maison-Blanche. Mais les justifications du renoncement à l’Empire de l’URSS étaient finalement les mêmes il y a 40 ans : « l’intervention en Afghanistan nous coûte trop d’hommes », « Cuba nous coûte trop cher », « les démocraties populaires d’Europe de l’Est vivent aux crochets de l’URSS ». En 2025, dans un langage certes plus fleuri, Trump tient en gros le même discours : « l’Union européenne a été créée pour escroquer les États-Unis », « le Japon nous vole depuis des années », « nous payons pour protéger militairement l’Europe », etc.

Périphérie de l’Empire vs périphérie

En fait, c’est la même justification en forme de constat : la périphérie de l’Empire sucerait le sang de l’État central impérial. Ces discours à usage essentiellement interne n’ont aucune réalité objective. L’organisation monétaire et financière de l’Empire américain est une spoliation mondialisée permanente au profit de Washington. Mais ils permettent de justifier l’impensable, c’est-à-dire le renoncement volontaire d’une puissance dominante à son hégémonie mondiale. Comme hier l’URSS, aujourd’hui les États-Unis sont arrivés au point de ne plus pouvoir supporter leur leadership planétaire et les responsabilités économiques, financières, politiques et culturelles qui vont avec.

Pourquoi l’oligarchie américaine s’est-elle rangée derrière Trump ?

Le trumpisme est un capitalisme « exagéré », un capitalisme de dernière période décadente, dirigé par un chef de famille presque officiellement corruptible et corrompu :

  • don d’un avion par le Qatar,
  • participation financière de l’Arabie saoudite aux sociétés de la famille de Trump, achat de la cryptomonnaie créée par le président en exercice par les Émirats arabes unis,
  • Trump s’enrichit à vue d’œil et devient un multimilliardaire avide et prédateur.

Cela ressemble presque à une grossière caricature d’ultra-gauche des vices du capitalisme, d’un capitalisme « exagéré ».

Une question se pose : pourquoi l’oligarchie capitaliste américaine a-t-elle choisi de soutenir cette dérive politique ? Pourquoi sa pointe offensive en particulier, c’est-à-dire le high-tech, s’est-elle rangée comme un seul homme derrière ce politicien de reality-show sur le retour ?

Renoncement face à la Chine et oligarchie préservée

Trump est l’expression politique de cette stratégie régressive, une stratégie de confinement, volontairement perdante sur le plan de l’influence sur le monde, mais qui préserve les intérêts oligarchiques à l’intérieur des frontières des États-Unis.

En fait, l’oligarchie n’avait pas le choix. Les comités stratégiques des grands monopoles savent très bien que les « dés sont jetés », et que la Chine prendra la main à moyen ou long terme. Plutôt que de relever le gant, et d’engager des moyens financiers considérables pour tenter de contrer l’émergence chinoise, elle préfère organiser méthodiquement le repli yankee en protégeant son pré carré national et en assurant sa survie. Replier les voiles permet d’éviter de sombrer lors d’une trop forte tempête. L’oligarchie américaine ne croit plus à l’hégémonie mondiale américaine à terme. Trump est l’expression politique de cette stratégie régressive, une stratégie de confinement, volontairement perdante sur le plan de l’influence sur le monde, mais qui préserve les intérêts oligarchiques à l’intérieur des frontières des États-Unis. Par contre, aucune homogénéité idéologique réelle n’existe entre Trump et l’oligarchie, c’est une alliance friable et de circonstance. Le divorce à grand fracas et insultes entre le Président américain et Elon Musk en est la preuve.

La perte de la « masse musculaire » industrielle américaine 

Le ver était dans le fruit depuis l’annonce de la fin de la convertibilité dollar-or de 1971 par le président Nixon. En une cinquantaine d’années, les États-Unis sont passés du stade d’une immense puissance industrielle à celui d’une nation en déclin. Cela est particulièrement visible lorsque l’on regarde la structure de sa balance commerciale. Les exportations américaines ressemblent de plus en plus à celles d’un pays en développement : pétrole et gaz de schiste, produits agricoles céréaliers ou bœufs du Texas. Les produits industriels classiques à l’export sont concentrés sur les activités où les États-Unis sont en quasi-monopole, par exemple les turbines à gaz.

Bien sûr, la puissance étatsunienne garde encore de beaux restes, en particulier dans le domaine aéronautique, mais pour combien de temps ? Les difficultés de la chaîne de fabrication de Boeing en sont l’illustration. Dans ce domaine, la concurrence se fait rude, tant en Europe avec Airbus que maintenant en Chine. Seule demeure la puissance de l’industrie militaire et du high-tech. Mais, insensiblement, les Étasuniens sont passés d’une domination totale dans les années 1990 et 2000 à une situation de mise en concurrence également sur ces créneaux, avec comme exemple d’actualité le secteur de l’intelligence artificielle (IA), où la Chine commence à développer un écosystème high-tech d’une grande qualité opérationnelle(1)Voir notre article La bataille planétaire dans les technologies critiques – ReSPUBLICA..

Armes des taxes : rodomontades et reculs en cascade

Pour officiellement inverser cette tendance fondamentale de déclin, Trump a décidé de « renverser la table » depuis mars dernier avec son ineffable « jour de l’indépendance » et sa tentative d’imposer des droits de douane phénoménaux à l’ensemble de ses partenaires commerciaux. Après un krach boursier qui risquait de dégénérer en crise financière en faisant exploser le taux de la dette américaine, le locataire de la Maison-Blanche a dû reculer en catastrophe, du moins pour un temps. Car la Chine, puis le Japon et l’Inde, ont vendu une masse d’obligations de la dette américaine qu’ils possédaient. Seule, la Chine a finalement été frappée par des droits de douane à 125 %. Mais, cette fois, Pékin a répliqué avec vigueur et a égalisé ses droits de douane pour les produits US avec ceux pratiqués par Washington. Cette action vigoureuse de Xi Jinping est une nouveauté depuis un demi-siècle : la puissance asiatique se sent aujourd’hui suffisamment forte pour rendre coup pour coup. Finalement, Trump a reculé en réduisant les droits de douane à 30 %, pendant que les Chinois imposaient 10 % de droits d’entrée aux produits américains.

Le mythe de la réindustrialisation 

Ainsi, médiatiquement, Trump aurait trouvé la recette miracle pour réindustrialiser les États-Unis : le retour au mercantilisme suranné du 18e siècle ! Derrière le brouhaha permanent, la tentative est vaine. Et pour démontrer cette affirmation, il faut revenir aux sources du compromis historique entre les États-Unis et la Chine du temps de Nixon et de Deng Xiaoping dans les années 1970. En effet, pourquoi cet accord était-il indispensable aux Américains ?

Du compromis des années 1970 avec la Chine…

Rappelons tout d’abord que l’alliance industrielle et commerciale entre les États-Unis et la Chine dans les années 1970 et 1980 est un processus souhaité au départ par Washington davantage que par Pékin. Il s’agissait pour les Étasuniens de sortir d’une terrible crise de déclin économique, politique et militaire. Souvenons-nous de la défaite US au Vietnam, de la perte pour l’Occident de nombreux pays d’Afrique, de la chute du Shah d’Iran… Sur le plan monétaire, le dollar a connu une très forte dépréciation au milieu des années 1970, après la décision du président Nixon de supprimer la convertibilité du dollar en or au cours fixe de 35 dollars l’once.

L’exploitation presque inhumaine des masses laborieuses chinoises fut le « baume de jeunesse » du capitalisme étasunien pour un demi-siècle.

Dans cette décennie, de nombreux secteurs industriels étaient en déshérence, comme l’automobile. Bref, une terrible crise de baisse du taux de profit menaçait les États-Unis dans leur hégémonie mondiale. Une sorte de « New Deal » stratégique s’imposa : il fut basé sur une externalisation cachée de la classe ouvrière américaine en… Chine. Une nouvelle division mondiale du travail fut mise en place grâce à l’accord avec le Parti Communiste chinois (PCC). L’exploitation presque inhumaine des masses laborieuses chinoises fut le « baume de jeunesse » du capitalisme étasunien pour un demi-siècle. Le taux de profit yankee repartit à la hausse.

… au revirement trumpiste de 2025

Or, en 2025, Trump veut soi-disant réindustrialiser la mère patrie ! C’est-à-dire logiquement qu’il souhaite recréer de toutes pièces une classe ouvrière étasunienne. Une sorte de « retour vers le futur », comme le sous-entend le slogan trumpiste « Make America Great Again » ! Mais, dans cette utopie passéiste, quel serait le niveau de salaires des ouvriers, contremaitres, ou ingénieurs américains ? Le même que celui pratiqué en Chine, au Vietnam, en Inde ? C’est impossible, surtout dans les laboratoires de R&D ou dans le high-tech, car les différences de rémunération sont justement encore plus importantes à qualifications égales. Donc, cette option serait un véritable suicide pour le capitalisme américain.

D’ailleurs, dès l’annonce de l’imposition de droits de douane faramineux par Trump, l’oligarchie capitaliste a mis le holà et soutenu la riposte immédiate et vigoureuse d’Elon Musk. Celui-ci a dénoncé ce « mercantilisme du 21e siècle » en insultant copieusement le conseiller de Trump, Peter Navarro, à l’initiative de ces mesures, semble-t-il. Musk sait très bien, car il le pratique lui-même, que l’industrie étasunienne ne « produit » presque plus rien, mais « assemble » des productions venant du monde entier pour en faire des objets technologiques « made in USA ». Par exemple, Tesla est plus un assembleur qu’un fabricant de voitures : le moteur, les batteries, les accessoires, bref, presque tout vient d’Asie.

Par ailleurs, une réindustrialisation impliquerait que le système éducatif américain « produise » des ouvriers qualifiés, des ingénieurs, des scientifiques industriels, etc. Or, le naufrage de l’éducation nationale, primaire, secondaire et supérieure est patent depuis une trentaine d’années. Par rapport à la Chine, au Japon ou même à l’Allemagne, les États-Unis sont bien incapables de rivaliser dans l’éducation et la qualification de la classe ouvrière qui produit la valeur au sens large du terme.

Dans le duel avec la Chine, les États-Unis décrochent 

L’oligarchie étasunienne constate que la Chine prend la main dans la plupart des domaines industriels, high-tech et même progressivement militairement. 

La réaction de Trump est le soubresaut d’un animal blessé. En fait, l’oligarchie étasunienne constate que la Chine prend la main dans la plupart des domaines industriels, high-tech et même progressivement militairement. 

Le président des États-Unis est en retard d’une guerre. Pour avoir une chance de vaincre, les États-Unis auraient dû passer à l’attaque contre l’empire du Milieu il y a au moins quinze ans ! En 2025, les jeux sont faits : les Chinois sont dans une dynamique hégémonique que seule la guerre pourrait arrêter. Mais les États-Unis seraient-ils certains aujourd’hui de l’emporter ? La piteuse opération aérienne de l’US air Force en avril et mai de cette année contre les Houthis du Yémen en est la preuve. Incapable de neutraliser ces nouveaux pirates des temps modernes, Trump en a été réduit à signer une « paix des braves » en propulsant les « braves Houthis » (dixit) en alter ego de la puissance hégémonique américaine. En constatant cette « sous-puissance » militaire, l’état-major de l’Armée Populaire de Libération (APL) chinoise doit bien ricaner ! En cas d’invasion de l’île de Taïwan, l’US Navy aura affaire à un ennemi d’un autre calibre que les farouches tribus montagnardes du Yémen !

Faiblesse militaire des États-Unis 

Les États-Unis sont-ils en mesure de vaincre dans une guerre en Asie contre la Chine populaire qui menace sa place de puissance planétaire ? Rien n’est moins sûr pour un pays qui a perdu toutes ses guerres au sol depuis le conflit coréen au début des années 1950. D’ailleurs, Trump semble avoir peur de la guerre. Même lors de son premier mandat à la Maison-Blanche et sa négociation avec la Corée du Nord, son jeu est apparu finalement assez répétitif : des menaces d’apocalypse, puis des négociations qui finalement montrent un recul de la puissance américaine. Trump craint la guerre avec l’Iran, avec lequel il est entré en négociation sur son droit au nucléaire. Il craint aussi la guerre en Europe contre la Russie, et il enchaîne les concessions à Poutine.

Il a même peur des guerres où les États-Unis ne sont pas directement impliqués. L’exemple symptomatique de cette attitude de retrait est visible lors de la récente confrontation entre l’Inde et le Pakistan. Le président étatsunien a immédiatement proposé des droits de douane accommodants aux deux belligérants en échange d’un cessez-le-feu immédiat. Bref, sur toutes les zones de conflit, tout plutôt qu’une confrontation militaire. Washington se retrouve un peu comme l’URSS à la fin des années 1980, quand Moscou ne « pouvait plus suivre » la course technologique que lui imposaient les États-Unis. Au bout de 5 ans de pérestroïka ou de glasnost, Moscou a dû jeter l’éponge et laisser l’Amérique libre imposer sa domination mondiale, Chine exclue. 

Force de Pékin

Car la Chine populaire ne va certainement pas en rester là. Elle prend en compte cette visible faiblesse militaire objective et subjective et elle durcit le ton. Xi Jinping est de plus en plus explicite sur une intervention militaire à Taïwan, en particulier lors de la cérémonie du 9 mai dernier à Moscou pour le 80e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie. À trop reculer dans les cordes, on encourage son adversaire à attaquer.

Aujourd’hui, Trump n’a aucun nouvel ordre mondial à proposer, hormis le fait de se retirer à l’intérieur de ses frontières dans une vision crypto-autarcique. Mais, ne plus vouloir participer au « Grand Jeu » mondial ne veut pas dire que ce « Grand Jeu » a disparu pour autant. Le développement des partenariats, en particulier en Asie, comme celui entre l’Inde et la Chine, ou le renouveau des relations économiques Chine-Japon, sans parler des relations stratégiques de cette dernière avec la Russie, ou encore les ouvertures de l’empire du Milieu avec l’Arabie saoudite, en sont les preuves flagrantes. L’aigle étasunien replie ses ailes.

Notes de bas de page